Une performance est une proposition artistique qui met en jeu le corps du performer, avec une assez forte implication, y compris physique. Son principe implique une sacralité du présent, une divinisation du geste, le mythe du work in progress : « l’œuvre d’art se fait sous les yeux des spectateurs ». Cette forme plastique articule brutalité et sophistication : transgression et simplicité. L’événement créatif mis en partage.
D’un point de vue social, la performance est l’un des moyens les plus simples de pénétrer le champ de l’art contemporain. Un passeport, qui récuse les diplômes et les moyens de l’institution théâtrale. Souvent artisanale, tenant au culot d’une personne singulière, elle perturbe les classifications habituelles : à la limite du théâtre et de l’œuvre plastique, elle brouille les catégories bourgeoises qui permettent le contrôle de l’art que la bourgeoisie persiste à considérer comme décoratif, c’est-à-dire comme une marchandise de riches.
« Put your heart under your feet and walk ! », performance semi-filmée du Sud-Africain Steven Cohen, qui se définit comme « Juif, pédé et Africain blanc », est un requiem pour son compagnon, Élu, mort il y a peu, et une rhapsodie qui coud ensemble deux baptêmes (sang et sable). Une messe noire, un homme-orchestre, une cérémonie funéraire, un sacrifice. Ces fragments forment un mélange paradoxal oscillant entre outrance et romantisme.
Une religion privée, archaïque, inventée de toutes pièces à partir de traits archétypiques, émerge de cette succession apparemment chaotique de tableaux. Chaque morceau est un mélange de signes contraires. La promenade dans un jardin tranche avec l’extrême sophistication de la parure du danseur. La cérémonie funéraire associe acrobatie et lenteur traditionnelle des obsèques. Les deux baptêmes (au sang et au sable) articulent pureté virginale et saleté du sang (une défloration ou un mariage ?) et du sable.
L’homme-orchestre mêle le côté rétro d’une musique de 78 tours et la cacophonie d’un orchestre sans direction ni partition. La messe noire concilie prière traditionnelle et avalement hérétique de cendre. Sacré religieux et sacré interdit. Cette coexistence de contraires fonctionne comme un fil directeur qui imprime un certain ordre au nuage de scènes rhapsodiques, afin de préparer le spectateur à la découverte de la clef.
L’incompréhensibilité est un marqueur de l’art contemporain. Le film The Square l’illustre jusqu’à la caricature. L’artiste, surtout celui qui prend son corps comme matière artistique, se donne à peu près tous les droits. L’aire de liberté qu’il dessine autour de lui et avec lui-même, est tolérée par la société parce qu’elle compte bien que personne d’autre que les artistes ne se permettra une aussi grande liberté. Dans un cadre institutionnel, selon un code déterminé, oui, mais pas ailleurs. En effet, l’artiste obéit à un impératif socio-esthétique. De même, le spectateur a le devoir de s’extasier devant l’originalité des créations. Sous cet ordre de l’art, s’étirent cependant des expériences esthétiques qui associent trouble de penser et vertige d’exister.
Ce spectacle convoque des figures assez familières. La scène de l’abattoir porte le fantasme du sacrifice comme rituel initiatique. L’avalement des cendres est le symbole d’une sorte de cérémonie religieuse éclectique où l’artiste, prêtre auto-proclamé d’une hérésie néo-chrétienne, récite un semblant de kaddish associé à une profession de foi : « j’intègre votre mort dans ma vie », « je suis votre tombeau », ce qui évoque la résurrection chrétienne des morts.
Ces micro-performances sont des trucs bien rodés. La performance renvoie à un fanatisme de radicalité. Ce sont des procédés d’intensification par la mise en jeu du corps. La performance est l’engagement du corps non seulement comme support d’un personnage mais comme chair à risquer sur la scène du théâtre. C’est un code. Elle sert de procédure de légitimation. Nul doute que Steven Cohen s’inscrit dans une tradition artistique où l’on trouve Gina Pane, les actionnistes viennois, etc. Avec un point commun récurrent : le sang, réel, qui coule des veines humaines ou de la gorge d’un animal. D’où cette intense impression d’artifice et de violence. Culturellement, la mise à mort ritualisée est un puissant intensificateur social . Cette abondance de signes codés, très savants, n’empêche pas une émotion poétique qui n’est pas seulement réactionnelle ou défensive.
Le spectacle dessine un objet à peine caché : le deuil de son compagnon à la vie comme à la scène. Un mort hante les images (les cercueils blancs d’une procession surréaliste). Les gramophones sont nostalgiques. Les bougies les signes d’un temps révolu ou presque. Les rites résurrectionnels sont des deuils sublimés. La performance rend crédible l’image d’un exorcisme où la mort ou, plus précisément, la souffrance de la perte, est transfigurée en création.
Le prestige de la performance, allié au droit souverain de l’artiste de faire ce qui lui plaît, rend acceptable ce défilé de trucs esthétiques codés et finalement assez limpides. Au point qu’on peut se demander in fine si l’on a vu quelque chose ou si l’on a assisté à un geste d’auto-affirmation de soi comme artiste performatif, répété en variations diverses. « Moi je suis un artiste, ma vie est une œuvre d’art », tel est le message.
Jean-Jacques Delfour
Vu au Théâtre Garonne à Toulouse, le 3 octobre 2018.
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