Ivan Viripaev semble fasciné par un théâtre explosif où presque chaque réplique est un événement dramatique en soi. Toute la pièce est régie par cette recherche d’une jouissance perpétuelle, une série d’orgasmes théâtraux, d’acmés dramatiques, un théâtre conçu comme une machine à jouir. Mais cet impératif, produire sans arrêt de l’extraordinaire, de l’imprévu, de l’incroyable, repose sur un ensemble de procédés qui ne sont pas inépuisables.
Le titre annonce le paradoxe : des étreintes insoutenables peuvent-elles être longues ? Programme - et défi : faire un théâtre époustouflant. Dès les premières répliques, une histoire d’avortement entrelacée avec une histoire de sexe, le tempo narratif est très rapide, le spectateur est hors d’haleine. C’est un théâtre de l’accélération, de la surexcitation, conforme à un mouvement civilisationnel séculaire : l’accroissement des profits commande une accélération de la consommation et donc de la production [1] Tout, dans le capitalisme néo-libéral, étant destiné à devenir marchandise, ce spectacle s’inscrit dans ce rythme précipité où tout doit défiler à toute vitesse. Un bouquet final permanent.
Ce tempo accéléré est lisible dans le caractère hybride de la forme. Conte initiatique, récit épique à moitié joué, fable à moraline [2], référence astrophysique, science-fiction parodique, narrations pornographiques, sentences philosophiques, mélasse pseudo religieuse éclectique, tout se passe comme s’il fallait bombarder le spectateur. Ne jamais le laisser en repos. Ça doit cogner, frapper l’imagination et les sens. Par exemple, l’une des personnages passe en quelques minutes de l’orgie sexuelle à la tentative de suicide. La contrepartie est l’impossibilité d’adhérer à l’ensemble : la multiplicité de l’offre déjoue l’investissement du spectateur.
Une fois passé la surprise et la relative nouveauté, le seul fait que les comédiens jouent des personnages qui racontent la vie d’un autre, empêche de les aimer. Sauf à faire l’hypothèse d’une intention de racolage, l’insistance sur la pornographie est peu motivée. L’effort d’éviter la ringardise conduit à accepter ces moments de porno narrative dont l’utilité laisse perplexe. Certes, il n’y a aucune image d’acte sexuel : ce n’est qu’un effet du principe de distinction. Au théâtre, on a droit à un porno chic, cérébral.
Mais cette avalanche de surexcitation débouche sur un dénouement infantile, l’intervention d’une force cosmique puissante, extraterrestre, fantastique, qui introduit une sorte d’amour radical, lequel aboutit à une mort acceptée et paisible. On est à la limite de l’apologie du suicide, pas très loin des délires sectaires [3]. Ce fatras qui mêle pseudo religion et science-fiction n’apporte aucun message spécial, ce serait trop peuple. Il faut du mystère, lequel vise à faire passer la pauvreté du propos. Cette pièce veut dénoncer le vide, la vacuité frénétique de la vie dans un monde apocalyptique ; mais elle-même apparaît vide et vaine. Cette fin ressemble à un happy end religieux – quoi de plus ringard ? – masqué par une ironie de façade.
Face à ce texte séducteur et ambigu, le metteur en scène Galin Stoev a choisi de poser des points de résistance au submergement permanent, en introduisant un rythme scénographique assez homogène dans un décor épuré, quasi monastique. Ce parti pris permet d’amortir l’impression d’avalanche, de forçage, et de poser un contraste dynamique avec l’action, de façon à contenir et renforcer ce texte échevelé. En ce sens, la mise en scène rend plus supportable un texte racoleur et hystérique. En refusant de dévêtir les corps, Galin Stoev en propose un traitement pudique, voire prude. Parler de sexe et le montrer, ou du moins montrer des corps, ce n’est pas la même chose. Du coup, on a l’impression d’une plaisanterie qui freine le côté scabreux du texte.
Qu’est-ce qui motive cette pudibonderie ? Peut-être un écho du texte lui-même : l’extravagance narrative, l’auto-dérision, justifient la disparition de la chair. Puisqu’on raconte un peu n’importe quoi, inutile d’introduire le trouble de la nudité. Comme si l’on voulait monter La Philosophie dans le boudoir en restant en crinoline et en culotte (au sens noble du terme). Une obscénité pusillanime, voilà l’objet secret.
Jean-Jacques Delfour
Insoutenables longues étreintes d’Ivan Viripaev, première mise en scène du directeur du TNT (rebaptisé Théâtre de la cité) Galin Stoev.
Vu au Théâtre de la Cité, Toulouse, le 12 décembre 2018
[1] cf. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
[2] Nom commun utilisé par Friedrich Nietzsche pour désigner la morale chrétienne.
[3] cf. l’affaire de l’Ordre du Temple Solaire.