Monter la célèbre pièce d’Eschyle est aujourd’hui pour un metteur en scène, un moment de formation incontournable et une épreuve de reconnaissance, voire une adhésion à l’idéologie des « Humanités », imposées comme haute culture par la bourgeoisie intellectuelle. Deux solutions se présentent. Monter Eschyle pour lui-même, sans autre but que de prouver qu’on y arrive, ou trouver une finalité qui justifie du dehors la décision de monter ce texte monumental. Laurent Pérez a choisi la deuxième. Le motif est le désir de comprendre ce qui pousse des jeunes au Jihad.
Pourquoi pas ? L’embarrassant est que la tragédie des Atrides a une structure forte, cohérente, implacable, une logique semblable à un mécanisme, une machine infernale. C’est avant tout une histoire de famille et un moment d’une vaste fresque mythique. Que signifiait L’Orestie pour les Grecs ? Nul ne peut répondre sérieusement à cette question. Vivant aujourd’hui, c’est-à-dire où ces textes nous parviennent à travers une longue tradition qui en détermine le sens et la portée, nous le recevons en étant conditionnés par cette tradition, plus ou moins à notre insu. Les interprétations foisonnent et la tolérance à la réécriture d’un grand texte classique est variable. L’aspect mythique, hors du cadre inventé par l’idéologie de la fidélité aux grands auteurs, autoriserait des torsions assez grandes pourvu qu’elles soient cohérentes. Encore faut-il les assumer.
Ainsi, la tentative de transplanter, notamment dans les Choéphores (parmi les femmes venues faire les libations sur la tombe d’Agamemnon), des personnages anonymes porteurs d’un foulard islamique, allusion assez évidente au Jihad, laisse perplexe (un foulard islamique n’est pas nécessairement islamiste ; impossible de le deviner a priori). Rien ne prépare, dans la première partie (Agamemnon), la survenue de ce signe. Il n’est pas thématisé, seulement montré. Rien n’est expliqué. Certes, on peut se réjouir de l’absence de didactisme, mais cela implique que le spectateur interprète ce signe . Or cela requiert de poser l’Orestie et l’espace culturel dans lequel, en Europe, des jeunes décident de s’expatrier en Syrie ou en Afghanistan, assez homogènes et analogues pour que la connexion soit éclairante.
Or les différences abondent. La vengeance tragique se meut dans l’espace clos de la famille et des lieux de pouvoir. Les futurs djihadistes ne cherchent pas à tuer leurs parents (lesquels n’ont aucun crime réel à se reprocher) et ne sont pas impliqués dans des milieux proches du pouvoir politique. La religiosité islamiste et la présence des dieux dans le monde grec sont très éloignées. S’il s’agit de dire que l’entrée dans le djihadisme présuppose la responsabilité de toute une société, c’est-à-dire un déterminisme social particulier mais produit par la société globale, on sera d’accord avec une proposition aussi générale et on en accepter même le côté bien-pensant. Mais l’effet d’éclairement reste faible. Tout ça pour ça !
Ce didactisme semble ne pas avoir convaincu le metteur en scène lui-même. Le Djihad ne concerne pas du tout la première partie (environ la première heure). Il est rapidement évoqué, quelques minutes à peine, par des foulards autour du visage, dans la deuxième partie (les Choéphores) et puis c’est tout. La plupart du temps, le metteur en scène est confronté à la pièce d’Eschyle, énorme machinerie dramatique, qu’il ampute à peu près du tiers : Les Bienveillantes sont résumées en cinq minutes.
C’est l’un des problèmes du spectacle : le rythme. Agamemnon est rythmé : tout avance inexorablement. Sylvie Maury incarne Clytemnestre avec brio. Peut-être n’est-il pas nécessaire qu’elle crie pour souligner telle ou telle phrase. Peut-être pourrait-elle trouver une autre gestuelle au-delà de l’hiératisme et de l’ondulation. Elle est bien là, cependant : son effrayant personnage devient vivant. Son corps, tendu comme une épée, et sa voix, puissante et comme carnivore, appelle le désir du sang et l’horrible plaisir de l’idée de meurtre. Cette interprétation de Clytemnestre a sa cohérence mais m’a paru rigide. Un tremblement ou une hésitation, çà ou là, n’aurait pas été de trop. Si Électre et Égisthe ne sont pas très bons, les autres comédiens sont plutôt crédibles. Le rythme global est heureusement secondé, dans sa tension, par d’excellents musiciens qui ont su résister à la tentation de l’outrance.
Mais avec la deuxième partie, une inexplicable lenteur plombe le spectateur. Lequel n’est qu’à peine distrait par une vidéo en direct qui cherche à intensifier un moment narratif un peu dépressif. Les Euménides sont expédiées par un résumé et une vidéo déformant des visages de la statuaire grecque dont le caractère mécanique laisse perplexe : ça sent le procédé, le truc, et le sens en est indéfinissable . Car les Bienveillantes finissent non sur une destruction mais sur un pacte politique nouveau orchestré par Athéna entre les sages de la Cité et les Furies, rassemblés autour de l’acquittement d’Oreste. Ainsi, après un ralentissement pénible, une accélération soudaine. – D’où l’hypothèse que le rythme est cassé à cause du caractère étranger du questionnement sur le sens de ces adhésions au djihadisme. – Rien n’empêche de considérer l’effacement des Euménides comme un effet de ce questionnement : car la réconciliation est prématurée dans l’histoire présente. Les auteurs d’attentat sont le diable en personne : ils ne méritent que les Érinyes (les Furies vengeresses).
On aurait pu imaginer une reprise et une réécriture de L’Orestie orientées sur la souffrance de jeunes issus de l’immigration choqués par le mépris culturel, social et politique qu’ils subissent depuis trois générations, et l’absence de perspective de vie sinon heureuse du moins porteuse d’un sens collectif et personnel viable, voire désirable. Mais trouver l’auteur ou l’autrice capable d’écrire une Orestie des banlieues n’est pas facile. D’où la tentative de le faire de manière imaginaire : trois phrases dans la note d’intention et trois minutes de foulards sur le plateau – et puis s’en vont.
Que faire du côté moral du message : œcuménisme, humanisme, bonté, tolérance ? On ne fait pas non plus du bon théâtre avec de bons sentiments. Laurent Pérez s’en doute : l’allusion au Djihad dure le spasme d’un instant. Cette allusion est plaquée sur L’Orestie sans convaincre. Une méchante langue ajouterait qu’il y a peut-être une référence à Game of Thrones qui montre des fanatiques religieux, sans visage. Le décor, sobre et beau comme l’antique, soutient une scénographie fluide, mais ça ne suffit pas à résoudre le problème du caractère artificiel et vague de « la leçon d’humanité ».
Quels publics pourraient s’intéresser à une pièce sur l’engagement de jeunes dans le Djihad ? Ils existent sans doute mais ne vont pas au théâtre. D’autre part, un consensus implicite et général polarise l’attention sur les victimes des attentats. En témoigne le projet en cours d’un musée des victimes des attentats, lequel montre bien qu’il n’y a pas d’angle assez ouvert pour considérer les auteurs de ces attentats comme les porteurs d’une question à laquelle « nous » répugnons de répondre : « qu’avez-vous fait ou que n’avez-vous pas fait pour que "nous", fils des banlieues anomiques, "nous" engagions dans cette guerre perdue d’avance ? » La notion de perdant radical, construite par le grand intellectuel allemand Hans-Magnus Enzensberger [1] pourrait éclairer un débat qui s’est refermé sur la fabrication de techniques socio-psychologiques de déradicalisation. Autant dire que l’horizon d’attente à l’égard de ces problématiques est ténu.
Reste qu’il est possible d’aller voir cette version de L’Orestie pour ce qu’elle est : une mise en scène d’Eschyle, qui a sa tenue et sa force.
Jean-Jacques Delfour
À nos Atrides ! Eschyle / Laurent Pérez - Compagnie L’Emetteur.
Vu le jeudi 14 mars au Théâtre Sorano de Toulouse
[1] dans Le perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur, paru en 2006,