Bon. C’était cet automne. Nous allions en famille au théâtre. Je n’ai plus été au théâtre depuis, je ne pouvais plus. J’y vais demain, alors, là, je me suis dit, je dois écrire.
Nous allions en famille au théâtre.
En famille, et avec quelques-uns de nos élèves venus de tous les coins du monde.
Ensemble, nous avancions.
Sur la porte de verre du théâtre, ici, il est écrit
« BIENVENUE »
nous allons presque toujours en famille au théâtre.
Notre famille est
un peu blanche
un peu noire
un peu juive
un peu arabe
un peu pied-noire
un peu asiatique
beaucoup provençale
un peu parisienne
beaucoup marseillaise
un peu turque
un peu corse
un peu alsacienne
comme tout le monde, quoi.
Et en ce moment, nous écrivons, à plein de mains, d’oreilles, d’yeux et de mémoires, de présents et d’espoirs, un spectacle sur l’exil, enfin, on essaie.
Nous donnons beaucoup de cours de théâtre, et dans beaucoup de cours de théâtre, il y a beaucoup de jeunes gens qui viennent d’arriver ici, sur ce bout de terre nommé France, qui passent par ici, et iront ailleurs ensuite, redonnant un peu de mouvement à ce bout de terre pas toujours mouvant.
Les gens très fermés qui tiennent les portes très fermées du théâtre nous ont dit qu’il n’y avait plus de places, et qu’il fallait mettre nos noms sur le bas de la longue liste d’attente, et voir si nous entrerions, dans la grande salle de spectacles, ce soir, mais que, sûrement non, il n’y aurait plus de place, même si cela, vraiment, nous blesse, famille multicolore et élèves disparates.
Ce soir, dans la salle, brutaux et hautains, les gens en charge de garder la culture dans son jus, ici, nous ont fait asseoir dans le hall, ou attendre debout, pour certains, avec fort mépris et inattention, pour les nombreux de notre famille, et jeunes élèves de théâtre, venus ce soir voir un travail métis entre deux terres, deux cultures, croyions-nous, en venant.
Nous arrivons de beaucoup d’endroits, et nous venons voir un spectacle qui parle de ceci, la rencontre de deux cultures, expérience que nous avons faite, à plusieurs reprises, avec différents théâtres de Tunisie, de Syrie, de Belgique, toujours fraternellement, et sans un sou, ou presque.
Sans aucun égard, il nous a été demandé de quitter le théâtre, ce soir, il nous a été dit que nous n’avions pas de place, finalement, après avoir attendu, comme à la préfecture, souvent, de savoir si on a le droit de rester encore un peu, sur un bout de terre, avec les autres.
Une amie me tend une invitation. Ma famille multicolore, triste, blessée, rentre à la maison, nos élèves de théâtre aussi. Je vais voir quelques instants de la proposition de spectacle. La directrice du Centre Dramatique National nous explique son projet, très institutionnel, de croisement de son théâtre avec un théâtre libanais, durant cinq ans, et puis elle parle d’elle, et d’elle, très longtemps. Je repense à ma famille, triste, repartie. Ceux d’origine lointaine n’ont pas osé être tristes, je crois. Les autres sont furieux.
Les élèves du Centre Dramatique National entrent, nombreux, par petits groupes, et s’assoient sur les marches, car eux peuvent, oui, ce qu’on m’avait dit impossible il y a un quart d’heure.
Lors de nos trois projets marseillais-soussiens, nous traversions la mer avec nos décors écrasants, dans nos camions tagués par les graffeurs de Marseille, nous parlions à tous les vandales et paresseux des ports, et nous avions l’honneur de rencontrer des artistes tunisiens élégants et précis comme des princes, qui n’avaient pas un sou, et tenaient les projets avec nous. Lors de notre projet aixois-homsiens, nous parlions quatre langues, et nous avions la chance de croiser la route et le travail d’artistes syriens qui ne pouvaient pas ne pas dire, et qui étaient la gentillesse, l’élégance, le talent même. Nous avons toujours travaillé la porte ouverte, et qui passait par là intégrait l’histoire, la compagnie, le jeu, le moment.
Ce soir, je suis seule, de ma compagnie, ma famille, dans la salle. Après le long discours de la directrice, car dans ces théâtres là il y a des directeurs, des administrateurs, des secrétaires, des chargés du personnel, des chargés de relations avec le public, nous ne sommes pas dans la nécessité et l’urgence. Je regarde, j’écoute, la responsable institutionnelle de la rencontre, au Liban, des deux groupes, français et libanais. Puis la première partie du travail, libanaise, est jouée.
Il n’y a ni poésie, ni recherche, ni étonnement, ni correction. Un plateau comme ceux de nos amis amateurs des années 1975, un jeu qui n’a pas eu le temps de savoir ce qu’il faisait joue… un texte antique, ou presque.
Les dieux ne viennent pas.
Les cahiers des charges sont remplis.
Cette année il faudra parler du vivre ensemble.
Je ne suis pas partie tout de suite, parce qu’une part de moi, la corse ou l’algérienne, sans doute, sait que l’amie qui m’a invitée se serait sentie déshonorée. j’ai attendu un peu, écouté là, un peu, la langue arabe, que je connais bien, et qui ce soir ne chantait pas sur scène, elle ne devait que remplir le cahier des charges, l’appel d’offre, l’appel, de qui ? de quoi ?
Tant de glissements m’ont offusquée. Quand le temps de la politesse est passé, j’ai dû quitter la salle, et pour toujours. Le théâtre est cet espace magique, violent, nécessaire, où on ne peut servir le roi, mais le lui faire croire, et coucher avec lui.
C’est un jeu.
Ce soir personne ne couche avec personne, tout est faux, et sans cul, sans vie sans âme.
Du Liban point de sable, point de vent, point de terre, on reste ici, on est ethnocentré, on écrit « BIENVENUE », et on ment, on exclut, avec vulgarité et arrogance.
J’ai rejoint ma famille,
noire
blonde
juive
arabe
blanche
turque
Je suis sortie silencieuse
Mais sidérée de si peu d’énergie sur la scène, tout avait dû rester dans les bureaux, les dossiers.
Le théâtre peut presque tout.
Et là il ne lui restait de pouvoir faire que presque rien.
Tant pis
Creuser
Dire.
Mettre en lumière le déchirement méditerranéen n’est pas anodin.
Ceci réclame une immense exigence, un tact, une attention, une délicatesse, extrême, car les blessures sont presque infinies, tentative qui fut ce soir autant mimée qu’absente.
Cette tragédie que nous vivons.
Ce déchirement entre nos cultures n’est pas à regarder et à apaiser.
Mais à reconnaître en nous.
En nous tous
En nous
Mais pour cela il faut prendre le chemin d’assumer sa guerre.
Au cœur de soi
il faut oser en être porteur et puis tenter de laisser la place à la blessure ;
telle celle de nos chers élèves souvent un peu en vrac
et qui disent
au delà de ce qu’ils savent même
tout l’espoir d’un monde nouveau
vivant
absolument
rigoureusement
multicolore.
Ce soir-là le spectacle était vieux et fermé, faux et triste
dehors, dans la rue
une dame buvait seule près du Doubs
elle avait en elle tout le théâtre du monde
merci madame,
vous m’avez redonné foi en la vie et l’humanité
qui souffre, pleure et dit sans pouvoir mentir car trop blessée,
qui n’est visible et chantante que dans les failles et les blessures,
celles que veut écraser l’État, dans sa vieille main morte et institutionnelle/
demain je repars au théâtre
espérant partager une danse de la vie
et une belle chute imparfaite et sublime.
Hors cadre
hors institution
hors permission ;
pourvu que cela ait lieu
et que nous soyons nombreux à avoir, pour de vrai
le cœur qui bat.
Ceci n’étant sûrement pas compatible avec le fonctionnariat qui sied aux théâtres d’État, et à ses associations, même lointaines, mais l’hiver est là, bien là, la neige, les rages sociales, les désespoirs, les lignes d’espoirs, ont créé de nouveaux chemins, je peux me rapprocher du Doubs,
sans souvenir de cette soirée outrage
le temps est passé,
d’autres sillons nous occupent,
et puis
Comment faire ?
Étre hors à présent, et toujours,
véritable issue ?
Here et now, dehors assurément,
Jeanne Poitevin
ENVIDA / CICONIA
Crédits photo Jeanne Poitevin