Dans le monde et par les villages

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Dans le monde et par les villages

L’aventure de L’Hôtel du monde
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Parmi les expériences passionnantes qui s’efforcent d’utiliser le geste artistique pour répondre aux questions dramatiques soulevées par cette époque, il y a celles que mène la compagnie La Langue Écarlate, fondée en 2002 par Hélène Mathon comédienne, metteuse en scène et réalisatrice radio. La compagnie est actuellement en résidence sur la commune de Gimont, dans le Gers, dans le cadre du projet de réhabilitation de l’ancien Hôtel de France, où elle a initié la création de L’atelier 122. Là, elle s’attelle à L’Hôtel du Monde, beau chantier évolutif qui va faire circuler de village en village une réflexion collective et vivante sur notre devenir commun.

Conversation avec Hélène Mathon


Quel a été le déclenchement de cette aventure ?

Nous sommes tétanisés par notre présent et l’idée c’est de sortir de cette sidération. Notre compagnie est installée à Gimont, je prends souvent la route qui nous relie à Toulouse, et, par exemple, là, ils nous construisent une « deux fois deux voies » magnifique... Donc on assiste, comme dans beaucoup d’autres endroits, au saccage des paysages. Ça, ajouté à pas mal d’autres choses, m’a fait éprouver une sensation de désespoir assez forte. Et c’est à partir de cette sensation, que l’envie de travailler là-dessus s’est imposée. Comment la dépasser pour essayer de construire quelque chose qui nous aide à penser demain ? Je le ressens comme une nécessité absolue. Mon premier outil, c’est le théâtre, et je n’avais pas fait de spectacle depuis longtemps. Mais ça m’a semblé être une vraie urgence, et à partir de là, je me suis dit qu’il fallait se projeter dans le futur. Alors, j’ai commencé à faire des soirées en rassemblant des gens autour de cette question.

Comment projeter quelque chose dans le futur, à partir de nos imaginaires ? Quel rôle peut jouer le théâtre dans cette situation ? Cet art vieux, pauvre, résilient, est irréductible à la formidable progression des technologies qui sont en train de nous envahir. Alors, aujourd’hui, il doit brandir ce qui nous fait défaut : un imaginaire de combat pour nous projeter dans un futur différent. Le théâtre n’empêchera pas le réchauffement climatique, mais il peut contribuer à former une communauté de destins, à inventer de nouveaux récits, à ressusciter les anciens et à infléchir le cours des perceptions. Face à la catastrophe écologique, notre rôle est de réaffirmer la puissance des récits pour nous efforcer de pré-scénariser nos comportements dans le monde de demain et contribuer à ce que se dessine un monde plus joyeux. Voilà, c’est un spectacle qui s’appelle L’Hôtel du Monde. L’idée m’est venue au cours de l’année post-covid, dans ce printemps de guerre, cet été de feux, et l’hôtel m’est apparu comme un espace métaphorique de notre civilisation en bout de course.


Quel est le processus artistique que vous mettez maintenant en œuvre avec l’équipe ?

Le spectacle s’écrit sur le plateau, au cours d’improvisations, depuis un an. Le thème central, c’est la question du vivant et du récit, comprendre comment on peut raconter le monde dans un autre rapport au vivant, aux autres qui nous entourent. Et, comme dit Damasio, comment désincarcérer le futur, c’est-à-dire commencer à projeter des choses dans l’avenir pour le construire. Les différents projets que j’ai menés et auxquels j’ai participé jusqu’ici, m’ont conforté dans mon désir de m’installer dans un territoire afin de penser notre travail artistique dans la durée. En 2022, j’ai engagé un travail de recherche documentaire sur l’Hôtel de France de Gimont, à l’abandon depuis une trentaine d’années. Je me suis interrogée sur le délabrement progressif d’un espace phare de la vie collective d’un village. Le désir, c’était ça. Il y a deux comédiens, un garçon et une fille, Lula Béry et Benoit Di Marco. Et puis, le reste de l’équipe, Sylvie Garot, Valérie Jung, Thomas Turine, Luc jenny, Emilie Vannieuwenhuyse, Nina Calatayud et la participation des habitants.

Est-ce qu’on peut appeler ce travail une création collective, comme on disait dans les années soixante et soixante-dix ?

Oui, on peut l’appeler comme ça. Appelons-la comme ça, oui. Création collective. Mais c’est vrai que je ne sais plus très bien ce que ça veut dire maintenant, le collectif... Mais on pourrait dire ça. Il n’empêche que c’est quand même moi qui fais la mise en scène. À un moment donné, il y a une sorte de final cut qui me revient, mais tout le reste se construit collectivement. Avec une présence importante de la lumière, de la scénographie, du mouvement. C’est du théâtre, mais pas seulement de texte, du théâtre avec une grande présence des autres outils que sont le corps, le son, la lumière. Toutes les compétences nécessaires. Même si il y a des éléments textuels très importants.

Tu te définis surtout comme metteuse en scène de théâtre, dans ton parcours personnel ?

Oui, mais j’ai fait mes études et ai travaillé pendant 10 ans en Belgique. Et je pense que dans cette aventure je renoue avec ce qui m’a constitué là-bas. Une dynamique d’écriture très différente de ce que j’ai pu traverser en France, avec quoi je n’ai pas toujours été en phase, en particulier sur l’importance énorme donnée au texte. Donc là, il y avait une envie forte d’être dans le présent de la répétition, c’est-à-dire de vivre, avec les personnes rencontrées, les questions en relation avec ce qui se passe dans le monde et dans nos vies. Je travaille sur le sens autant que sur la forme et je me nourris de nombreux échanges. Pour nous alimenter, au cours de nos résidences, nous avons invité des gens qui travaillent ces questions. Nous avons par exemple reçu l’économiste écologiste Geneviève Azam, l’autrice et militante Corinne Morel Darleux et Martial Vicente, membre du réseau Ours brun, qui s’occupe de la réintroduction des ours dans les Pyrénées. Ici, nous sommes très proches de toutes ces questions.

Notre idée est de créer des dynamiques transversales,
et de travailler dans ce qu’on appelle la transdisciplinarité, en utilisant tous les outils à notre disposition. La démarche générale est de s’entraider et de tenter de comprendre, ensemble, les grands enjeux auxquels nous faisons face.

Ils sont tellement énormes qu’il est indispensable de se serrer les coudes pour ne pas sombrer
dans un désespoir total. Alors, même si la période est noire, quelque chose d’important est en train de se chercher, en tâtonnant, avec ce genre d’expériences qui affinent notre regard et permettent de mieux percevoir ce que nous pouvons faire.


Tu fais presque un retour à la fonction que Jean-Louis Hourdin [1] nomme pour lui-même, le chef de troupe. C’est-à-dire quelqu’un qui, suivant les cas, n’est ni seulement l’auteur, au sens que ce mot a pris une fois que les pièces sont devenues intouchables, parce qu’imprimées et éditées, ni seulement le metteur en scène avec cette sorte de mythification incroyable d’un personnage à la Chéreau ou à la Vitez. Une façon d’agir plus globale, qui met l’accent sur le rôle politique du théâtre. Et je crois qu’aujourd’hui cet art cherche et se débat dans ses contradictions en essayant de retrouver un véritable dialogue - pas seulement la fabrication de spectacles - avec les gens présents, sans se contenter de les conformer au rôle de spectateur.

Effectivement, cheffe de troupe, oui. Et en même temps, j’écris, car dans ce cas précis, il n’y a pas un auteur extérieur qui suit le projet. Au début je voulais trouver un auteur et puis ça ne s’est pas fait. Alors je me suis dit que si ça ne se faisait pas, c’est que ça ne devait pas se faire. Voilà. Et c’est moi qui écris, ce que je n’avais jamais fait jusqu’à présent. Et finalement, je me suis dit que c’est comme ça que ça se doit se faire. Dans ce projet, le texte devient donc moins central. Mais ce que tu dis est très juste. C’est aussi pour ça que nous jouons dans des lieux non dédiés, pas seulement parce que des lieux dédiés, nous n’en avons pas (rires)... Il s’agit de faire une force à partir de ce qui est a priori une faiblesse : la non-ingénierie, le non-équipement, l’isolement. Tout en gardant le désir de parler de quelque chose qui est central à nos yeux. On sait bien que les inventions se font toujours grâce à des manques. En l’occurrence, ces manques nous permettent de dépasser cette barrière presque infranchissable qu’est devenue aujourd’hui la technologie, qui accentue la séparation entre la scène et la salle. Et aussi la peur que les gens ont, à juste titre à mon avis, d’aller dans les théâtres, puisque la décentralisation est loin derrière nous. Cet état d’esprit n’est plus là.

Mais il se trouve qu’ici, vous êtes dans une réelle proximité avec ceux qu’on appelle le public...

Oui, le processus de création du spectacle est complètement lié à notre installation dans ce village de 4000 habitants. Les trois ans qui ont précédé, nous avons fait énormément d’ateliers, toutes sortes de rencontres pour échanger avec les gens. Le passage à la création s’est posé dans la continuité de ces démarches et non en fracture, ça n’a pas surgi tout d’un coup. C’est une gymnastique assez compliquée, parce qu’il faut aller chercher d’autres partenaires, en termes de financement et de coproduction. Donc, par exemple, pour nous, ça a été à l’époque Circa, le Carré des Jales et le Château de Monthelon. Nous avons bougé et maintenant nous travaillons avec une équipe professionnelle qui vient d’un peu partout, de Belgique, de la Bourgogne, de Paris. Ce ne sont pas seulement des gens d’ici. Mais en même temps, une partie d’entre eux sont des « amateurs », comme on dit, qui ont autant leur place sur un plateau que les professionnels. Il y a un équilibre subtil à trouver. Il ne s’agit pas de se dire : « comme je suis dans le monde rural, dans un petit village, je vais faire des spectacles avec des amateurs ». Et, évidemment, on ne peut pas non plus se contenter d’être dans l’idée d’une carrière avec des spectacles complètement hors sol.

L’éveillée - Atelier 122 à Gimont © DR

Ça permet aussi de retrouver une familiarité beaucoup plus grande entre les gens et votre équipe, au-delà des fantasmes, des craintes que le théâtre provoque souvent.

Oui, tout à fait. Et il y a le fait de jouer dans des lieux qui ont été consacrés au travail, comme l’usine Dubarry, des lieux qui ont une identité de travail, et non de divertissement. Parce qu’il y a une représentation du théâtre, en tout cas ici, qui est très poussiéreuse, très vieille. C’est incroyable à quel point ça n’a vraiment pas bougé. Ne serait-ce que le mot théâtre, il est resté figé à un endroit où on peine à croire qu’il soit toujours là. C’est très décalé, décollé de notre pratique. Il y a vraiment un grand gap à franchir ! Parfois, il se franchit très bien. Parfois, pas du tout. Mais j’ai essayé de faire les choses en tenant compte de ça. Par exemple, nous avons monté un spectacle pour appartement d’après La Voix humaine de Cocteau. C’est un texte qui m’intéressait et aussi qui me semblait possible. Quelque chose comme un classique contemporain, mais avec une écriture et un dispositif assez simples. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est une expérience sensible, que nous revendiquons comme telle, pas seulement de l’ordre du narratif, mais vraiment sur l’expérience sensible du théâtre, avec tous les outils. L’équipe, ce sont des gens avec qui j’ai déjà travaillé plusieurs fois, qui ont une très grande expérience. Ce sont des processus techniquement compliqués pour lesquels avoir une certaine bouteille n’est pas superflu !

Nous sommes dans des lieux pas du tout équipés
et il y a pas mal de choses qui relèvent du bricolage,
de l’intelligence, de l’adaptation aux lieux. Il faut être au plus près, au plus juste de ce qu’on a envie de raconter, avec peu de moyen. Et ça, en fait, ça demande beaucoup d’expérience professionnelle, finalement, et aussi une bonne dose d’inventivité.

C’est plus un radeau qu’un paquebot. Mais pour avancer sur la mer pas très sereine que nous traversons actuellement, il faut l’expérience de la navigation. Tout est très formaté aujourd’hui, on fait un spectacle, il faut qu’il se reproduise exactement de la même manière. Mais il est difficile de refaire les choses à l’identique en passant d’une grange à une friche, ou un autre lieu qui, à la base, n’est pas fait pour ça. Comment faire voyager ce travail ? Va-t-il vraiment évoluer en fonction des lieux ?

Oui, l’adaptation aux lieux est absolument essentielle,
c’est une contrainte passionnante. Et le travail évolue sans cesse, parce qu’il y a des personnes qui nous rejoignent à chaque représentation et qui changent, et donc ça crée une variation. Ce sont à chaque fois des lieux nouveaux et des personnes différentes, qui enrichissent l’ensemble, amènent des éléments imprévisibles...

Qui sont ces gens, comment faites-vous pour les rencontrer ?

Ce sont des habitants du village dans lequel nous organisons ces veillées en amont, c’est la partie du projet que nous nommons L’éveillée, pour jouer un peu avec les mots (rires). On rencontre des gens et on passe la soirée à parler avec eux. Puis à l’issue de cette veillée, on demande qui a envie de continuer et de participer au spectacle. Là, par exemple, nous avons six représentations, avec une trentaine de personnes qui sont partantes. Alors, on triche un peu parce qu’il y a des gens qu’on connaissait déjà. Mais d’autres, qu’on ne connaissait pas du tout, rejoignent aussi l’aventure. C’est forcément différent à chaque fois. Par ailleurs, sur le dispositif lui-même, il y a des invariants. Nous avons une scénographie très simple. Il y a un gradin, et l’idée, c’est que ça change à chaque fois, que la sensation, l’ambiance, soient différentes et portées par le lieu, comme dans l’exemple de l’usine Dubarry. On joue dans cette usine dans laquelle il y a des machines, des ustensiles, des grands frigos, etc. On y fabriquait du foie gras de canard, ce lieu a permis à la moitié de la population de vivre, pendant des années. Ce qui m’intéresse, c’est que les gens sont portés par la mémoire de cet endroit, parce qu’ils y ont bossé pendant 20-30 ans, ou quelqu’un de leur famille ou leur voisin, peu importe. En tout cas, ça participe de la mémoire collective. Et, de fait, le propos du spectacle se mélange avec tout ça.

L’éveillée - Ferme des Mawagits © DR

Vous vous préparez donc en amont avec les gens, avec de grandes discussions lors de ces veillées éveillées, ce qui mène ensuite au moment artistique ?

Oui, il y a un temps ensemble, puis il y a la rencontre avec le public. Nous parlons beaucoup du fond et de la forme, et ensuite ceux qui le veulent peuvent nous rejoindre dans le travail. Dans les veillées, il n’y a pas toute l’équipe du spectacle, mais parmi les gens qui viennent nous voir, certains décident de se joindre à l’expérience, de devenir comédiens pour l’occasion, et la chose se produit, enrichie de nouveaux participants.

Mais qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui ne change pas de ce qui est raconté, d’un soir à l’autre ? Quelle est la structure et quelle est l’ouverture ?

L’éveillée à Roquelaure St-Aubin

C’est du théâtre et nous avons deux rideaux et un gradin, ça, ça ne change pas. C’est tout, voilà, et il y a les comédiens. Le principe est ternaire. Il y a trois parties, passé, présent, futur, parce que lorsque j’écris, c’est toujours comme ça que je fonctionne, ça se construit comme ça. Il y a quelque chose de l’ordre du récit passé, puis on entre dans le présent, et c’est la question du récit futur qui fait intervenir les amateurs. Et là ça change, parce que ça introduit l’idée que le futur se construira collectivement. Moi, objectivement, je ne sais pas du tout du tout de quoi il sera fait, je ne sais pas si quelqu’un le sait. Mais en tout cas, ce qui me semble, c’est que l’issue ne pourra qu’être collective.

Donc la partie « passé » et la partie « présent » sont fixes ?

Voilà, et la partie future est mobile, elle change, parce que les personnes changent, enfin les amateurs, ils changent, donc cette partie change. Il y a une progression dans cette idée de la narration, de la dramaturgie. Nous avons une première partie avec un quatrième mur, une seconde partie où il s’entr’ouvre, et, dans cette troisième partie, il faut ouvrir, il faut que le public monte sur la scène, il faut que ce soit possible... À un moment donné, effectivement, le medium théâtre doit être traversé par ça, si l’on veut qu’il survive.

Est-ce que vous essayez de garder une trace de chaque variante ?

On enregistre les veillées, on documente en enregistrant, mais le dispositif même de la troisième partie a beaucoup évolué. J’ai testé des trucs, je cherche. Quel est le dispositif juste, entre rencontrer des gens, les voir un peu, les mettre complètement en improvisation ? Je cherche la forme juste. Je pense que ça va encore bouger et c’est normal, ça bouge avec les gens, on se rencontre.

Nous essayons d’aider les gens à participer réellement,
et je dois dire que je suis assez étonnée de leur aisance ou de leur confiance peut-être, tu vois. Il faut une certaine confiance pour se projeter dans le truc comme ça sans filet, carrément sans filet. C’est un projet qui est dans le présent, même dans le processus d’écriture. C’était vraiment un désir d’être dans cette qualité-là du théâtre, avec toute la fragilité que ça induit. C’est une façon de procéder à laquelle je réflechissais depuis un moment, mais que je n’avais jamais vraiment expérimentée. Et je trouve ça incroyablement intéressant et en même temps très périlleux pour le dit « chef de troupe », parce qu’il faut que l’équipe accepte que les réponses ne se trouveront peut-être que très tardivement ou très partiellement. Naturellement, je vis ça comme périlleux parce que mes projets précédents étaient beaucoup plus écrits et intellectuellement beaucoup plus maîtrisés.

Est-ce que tu imagines ça comme une chose éphémère, qui a une vie propre et qui à chaque fois connaîtra des fluctuations imprévisibles, ou plutôt comme une sorte de cuisine qui s’enrichit à chaque fois et va finir, par accumulation et interpénétration, par produire une œuvre, tissée des différentes rencontres ?

J’aimerais que ça soit la seconde solution, c’est mon idée et en même temps je me rends compte que, pour revenir à ce que tu disais tout à l’heure, il y a plusieurs questions à se poser en amont. Il y a la question de la préparation des représentations, de l’économie du spectacle, de la modélisation du projet, celle des endroits de résistance, de la tendance à formater des choses. Ce sont les questions que je me pose, parce que ce qui m’intéresse c’est qu’effectivement ces moments artistiques se développent. Je me rends compte - je le savais intellectuellement, mais je le constate maintenant de manière sensible -, qu’on a beaucoup de mal à se projeter. Les obstacles reviennent toujours, on en revient toujours au présent, à tous les obstacles du présent, comme si on avait perdu cette capacité à projeter quelque chose. Il y a un vrai obstacle et je me dis que ce dispositif doit avoir pour but de le lever et d’éveiller la capacité à se projeter dans l’avenir. C’est ce que nous tentons de faire dans le temps de préparation. C’est un processus extrêmement intéressant, une sorte de permaculture de l’imaginaire…

La permaculture de l’imaginaire, pas mal !

Je le ressens vraiment comme ça, il faut relancer nos imaginaires communs. On n’a pas besoin de revenir sur la pollution des rivières, en fait c’est bon, on est au courant de tout ça. La question qui se pose c’est : après. Comment on voit l’avenir et vers quoi on va... Eh bien, en fait, il y a toujours un arrêt ou même un retour en arrière, la projection est très difficile. C’est une constatation que je fais, c’est pour ça que la deuxième solution... oui, mais comment ? Je pense que c’est un très long travail, il ne faut pas être trop impatient.

L’éveillée - Ferme des Mawagits © DR

Mais c’est un travail contradictoire. Si nous défendons l’idée qu’il faut sortir du spectacle parfaitement reproductible, dans le sens où celui-ci est allé à son aboutissement avec l’image enregistrée, on n’a pas besoin que le théâtre fasse la même chose que le cinéma ou la vidéo qui le fait beaucoup mieux. Si les « arts vivants » décident de retrouver une capacité de dialogue, le but n’est peut-être pas de produire une œuvre finie... Est-ce qu’on cherche quelque chose qui se tisse en permanence avec les spectateurs qui sont là, dans ce lieu, avec leur état d’âme du moment, leurs questions, ou est-ce qu’on utilise tout ça comme une tapisserie avec des fils de couleurs différentes pour finalement obtenir une œuvre ? L’idée d’œuvre est-elle compatible avec celle d’une évolution dialogique ?

Je suis exactement à l’endroit de ce questionnement, j’avance et je recule en permanence, parce que j’ai fait des tentatives très différentes. C’est pour ça que je suis à la fois dans un certain désir de maîtrise sur cette troisième partie, par exemple... Et puis il y a des moments où je me dis que tout l’intérêt c’est justement la non-maîtrise et que ça doit rester une expérience ouverte. Je me questionne sur la nature de l’expérience, parce qu’en fait c’est un vrai dialogue. Alors quelle est la proposition ? Sur quoi va déboucher l’expérience proposée à ce moment, puisque c’est une expérience ? Je ne peux pas répondre absolument, et c’est très lié aux conditions de notre travail ici. On nous propose de venir nous installer dans quelque chose qui est en fait de l’ordre de l’éducation artistique. Et quand je dis « permaculture », c’est autre chose, nous voulons inventer des dispositifs. Mais à un moment donné il y a la nécessité de l’aboutissement à une création. Comment peut-on lier les deux ? Franchement, je trouve ça très complexe.

Le terme éducation populaire pourrait convenir, même si le mot a beaucoup perdu de sa richesse. En fait, à l’origine, c’est ça, l’éducation populaire : l’apprentissage des uns par les autres. Dans cet esprit, l’art doit être le vecteur d’autre chose que lui-même, et il ne faut pas s’arrêter à ses limites, mais savoir à quoi il sert et, bien sûr, débattre ensemble, grâce à lui.

Oui, oui tout à fait, je suis tout à fait d’accord avec ça, mais pour ce qui est de la création de l’objet culturel ou de l’objet artistique, je suis en pleine recherche, mes idées sont encore fluctuantes, instables, et puis ça va encore changer par rapport à cette pratique nouvelle. Je me donne comme possibilité d’être dans le temps présent de cette expérience. Elle va évoluer, elle va encore poser des questions. Et ce qui m’intéresse c’est qu’elle pose déjà des questions en interne, par rapport aux gens qui ont rejoint le projet. Nous sommes en questionnement permanent sur la manière de faire ensemble, de décider ensemble et même de manger ensemble, etc.(rires) C’est une dynamique qui me semble déjà être une réponse, parce qu’elle réunit une hétérogénéité de personnes, d’origines, de vécus. L’expérience collective du théâtre permet ça, et c’est déjà une chose en soi. La question qui se pose maintenant, c’est l’expérience nouvelle avec le public, c’est encore une autre strate. Pour l’instant, nous en sommes au stade où les représentations vont être une vraie découverte, je le vois comme ça.

Propos recueillis par NR

L’Hôtel du monde par la compagnie La langue écarlate

31 mai et 1er juin à Gimont - 20h
Mardi 4 juin à Preignan - 20h
Jeudi 6 juin à Lavardens - 20h
Samedi 8 juin à Roquelaure sur Aubin - 20h

Informations et réservations

Le site de La langue écarlate

Hélène Mathon © DR
L’Hôtel du Monde se joue dans des lieux non-dédiés, au plus proche des publics comme l’ancienne usine de foie gras Dubarry. Il s’insère dans l’existant, sans chercher à le modifier. Le spectacle est unique au sens où il est la rencontre entre une proposition artistique et un lieu donné. Il prend place également dans des théâtres à l’occasion. Le dispositif est léger, économe : deux rideaux blancs, translucides et mobiles, rappel de rideaux brechtiens qui donnent à voir et permettent de cacher, strates de la mémoire avec lesquelles jouer. Entre les deux, un globe terrestre suspendu et - au sol ou dans les coulisses - d’autres globes. Progressivement l’espace se modifie, traversant les théâtralités, modifiant le rapport au public, ouvrant le quatrième mur, laissant s’introduire le public sur la scène pour que - au final - apparaisse ce qui nous fait le plus défaut : un horizon, une perspective, un futur, un commun.

L’éveillée à la Ferme des Mawagits © DR
Formée à l’interprétation à l’INSAS (Bruxelles), Hélène Mathon a joué au théâtre pour de nombreux metteurs en scène (Isabelle Pousseur, Jacques Delcuvellerie, l’ensemble Leporello, Mohammed Rouabhi, Jean Boileau ou Benoit Giros). Elle a participé à l’aventure de la compagnie de théâtre de rue Éclat Immédiat et Durable et à celle d’Ars Nova (Laborinthus 2 de L. Berio). Elle a été assistante de Matthias Langhoff (« Dona Rosita » de F. Lorca). Elle a mis en scène une dizaine de spectacles à partir de textes non-dramatiques. Elle s’intéresse particulièrement aux matériaux documentaires et aux écrits bruts. Son premier spectacle Les restent, met en scène le cahier de charge d’une fille de ferme gersoise. Le second, Les jours ordinaires, fait le portait de Mima, femme de ménage Cap-Verdienne en Seine-Saint-Denis. Cent ans dans les champs, raconte une petite histoire de l’agriculture de 1950 à 2050 à partir de témoignages d’agriculteurs recueillis dans les Hauts de France et le Sud-Ouest. Elle poursuit depuis plusieurs années un travail exploratoire sur le son via des collaborations avec des musiciens et des créations radiophoniques. Elle a réalisé plusieurs projets pour France Culture (ACR, On air). En 2020 et développé le projet Splash !, description sonore du territoire du Pays Portes de Gascogne. Elle a engagé avec Rodolphe Burger un travail de poésie sonore sur des textes de l’auteur Eugène Savitzkaya et a interprété et mis en scène aux Nouvelles Subsistances, Est du même auteur, .Elle a passé commande à E.Savitzkaya d’un texte s’inspirant de l’histoire de son frère schizophrène. Sister a été créé pour le festival Mode d’emploi et édité par les éditions de L’oeil d’or. En 2015, elle a conçu et réalisé Le Nouveau Monde, construction participative d’un théâtre temporaire en matériaux de récupération. Première initiative de ce type en France, il a été inauguré en Septembre 2016. Le 15 Août 2018, elle a crée avec T. Turine : Alice à Laborde, théâtre musical d’après De l’autre côté du miroir de L.Caroll avec les patients et soignants de la clinique de Laborde.



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