Madeleine Abassade, l’équipe de la revue Cassandre/Horschamp l’a connue à l’occasion du premier épisode des Rencontres nationales pour l’action culturelle et artistique, que nous avons organisé en 1998 au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis avant de faire le tour des régions. Trois jours durant, des centaines d’acteurs du secteur venus de partout en France et même d’ailleurs, se sont réunis pour échanger leurs expériences. Madeleine est l’une des personnes rencontrées à cette occasion dont la démarche nous a vraiment intéressés, ainsi que ses interventions, fondées sur une action profonde et concrète dont elle analysait finement les modalités et les effets. Nous sommes ensuite allés la voir à l’Institut Marcel Rivière géré par la MGEN, près de Paris, à La Verrière, où elle faisait vivre un passionnant théâtre avec les patients, les soignants et des intervenants extérieurs, dans la lignée de la psychothérapie institutionnelle initiée à Saint-Alban par François Tosquelles. Lorsqu’elle a évoqué son désir d’un partenaire plasticien pour travailler avec elle dans ce théâtre, nous lui avons présenté Olivier Perrot, le Grand Imagier de la revue, avec qui elle a développé une fructueuse collaboration pendant sept années riches d’évènements souvent assez sublimes.
Madeleine a fait paraître aux Presses du réel un bel ouvrage qui fera date, non seule-
ment pour ce qui est du phénomène que fut Vaslav Nijinski, mais aussi dans l’histoire des relations entre la vie, la politique, la danse, la littérature - et sans doute l’art en général - et l’approche que la psychiatrie peut avoir de ces univers.
Danser l’imprévu - Une lecture politique et sensible des Cahiers de Vaslav Nijinski, ouvrage extrêmement documenté, et émaillé d’informations très souvent mal connues du grand public, pose une hypothèse forte à laquelle j’adhère sans réserve : l’écriture particulière de Vaslav Nijinski dans ses Cahiers, n’est pas juste l’émanation d’une supposée schizophré-
nie, mais surtout l’écriture d’un danseur.
(accompagnée de photographies et de Diptyques réalisés par Olivier Perrot au cours de l’atelier chorégraphique et plastique de l’Institut Marcel Rivière)
Madeleine, nous nous sommes connus à l’époque où tu t’occupais du théâtre de l’Institut Marcel Rivière. C’était une expérience assez unique qui nous a passionnés avec l’équipe de ma revue. Je suis très heureux de voir que tu continues, d’une autre façon, à travailler à partir de sujets qui sont cruciaux pour nous...
Quand on s’est connus, ça tombait très bien, parce que j’avais besoin, pour moi, pour cet hôpital et pour le projet que je développais, d’une plus grande ouverture. Ce théâtre était un outil pour animer, donner une âme à l’idée d’ouverture en psychiatrie et à l’artistique. Et quand on s’est rencontrés, c’était justement le moment où il fallait que je trouve des partenaires extérieurs. Pas seulement des partenaires financiers comme j’en avais déjà ou des théâtres, mais un engagement, une équipe engagée, qui comprenait ce type de travail.
J’avais été nommée trente ans avant à Marcel Rivière et c’est ça qui m’avait motivée à ne pas poursuivre une carrière dans l’enseigne-
ment. J’ai demandé à avoir un poste où je pourrais danser et c’est ainsi que je me suis retrouvée dans cet hôpital où on pratiquait la danse, ou comme on disait alors « l’expression corporelle ». Je ne suis pas formée à la psychiatrie ni à la psychanalyse, même si ces domaines m’intéressent fortement, mais j’apporte alors le dialogue avec des artistes. Et beaucoup d’entre eux viennent donc travailler avec nous... [1] Je les invitais à apporter les outils de l’art, donc du sensible, auprès d’un public très réceptif à ces pratiques.
Nous sommes à deux endroits différents, mais la jonction s’est faite à l’occasion de cette expérience magnifique qui rejoignait nos préoccupations. Nous cherchions dans nos chemi-
nements, sur la cartographie des activités, des recherches, l’endroit où des questions de société, autour de la relégation, de la prison au traitement réservé à la « folie », croisent celle de l’art. Lorsque nous avons organisé les rencontres « les Hors-champs de l’art », nous nous efforcions d’appréhender cette jonction où nos catégories sont obligées de s’ouvrir, où des univers a priori considérés en Occident comme séparés, se relient. Souvent, j’ai l’impression qu’il y a là quelque chose de trop exotique, ça nous excite un peu cette idée de « folie » dans l’art, mais on la traite rarement avec le sérieux qu’avaient les antipsychiatres britanniques, avec par exemple l’expérience vécue par Mary Barnes, très parlante de ce qu’un certain usage de l’expression peut transformer de la structure psychique d’un être, par son interaction avec le monde extérieur. C’est une expérience rarissime, on a très peu l’occasion d’avancer sur cette crête, et lorsque nous allions à l’Hôpital Marcel Rivière où Olivier a travaillé avec toi, on avait l’impression d’être à cet endroit où les questions venues de plusieurs univers se réunissent en un même lieu, dans un même geste. C’est important, ça permet une dynamique de la pensée qui nous fait échapper aux limites - pas très passionnantes en Occident aujourd’hui - de ce qu’on appelle l’art, un peu de la même manière que Dubuffet l’a fait avec l’art brut...
Nous nous sommes rencontrés là, à ce moment où beaucoup de choses s’entrechoquent et s’ouvrent. Je pense que ça a été très douloureux pour toi que ce théâtre que tu avais remis en vie n’existe plus à Marcel Rivière.
Ce théâtre a été construit en 1962 au moment de l’ouverture de l’hôpital. J’ai fait des recherches sur son histoire et il a eu une période très active avant mon arrivée, mais au début des années 1980 j’ai récupéré un théâtre vide.
Les fondateurs de cet hôpital avaient pensé le théâtre et une bibliothèque généraliste, avec cette idée de communauté soignante, d’outils pour favoriser la dynamique. Et c’étaient les années 60, l’après-seconde Guerre Mondiale, ce grand traumatisme.
La psychothérapie institutionnelle apparaît et cet Institut Marcel Rivière se construit.
La MGEN est à l’origine de cet hôpital et ils se sont extrêmement engagés. Les pionniers, ce sont les enseignants, les instituteurs, venus de la Résistance. C’est là où leur histoire croise des gens comme Lucien Bonnafé puis Jean Oury, qui vont penser la psychothérapie institutionnelle, c’est-à-dire questionner en permanence les institutions de l’enfermement. On peut dire que Michel Foucault est aussi à prendre en compte dans cette dynamique, en tant que philosophe. Et à partir du merveilleux François Tosquelles. Donc, il se trouve que ces gens, Tosquelles, Bonnafé, Oury, vont considérer l’art comme un outil privilégié d’expression.
Lorsque Jean Dubuffet ira dans des hôpitaux psychiatriques pour rencontrer des patients qui créent, comme Aloïse Corbaz et beaucoup d’autres, ce qu’il va surtout voir, c’est qu’il y a des humains qui créent sans être passés par l’académisme et il finira par dire : « il n’y a pas plus d’art des fous que de malades du genou »(rires).
Ça a le grand avantage de bousculer les repères habituels de nos chers experts qui ne s’aventuraient presque jamais à cet endroit. C’est surtout ça qui me paraît salutaire, se souvenir que l’art est d’abord un outil de l’humanité et non un produit des académies.
Ni une production spécifique à la psychiatrie, c’est un outil dans ce domaine aussi, et on voit apparaître des patients qui créent parce qu’ils ont envie de créer. Pour revenir à ton évocation du travail avec Olivier Perrot, remarquable photographe plasticien avec qui j’ai œuvré pendant sept ans - les dernières années où j’intervenais à Marcel Rivière en tant que responsable culturelle et artistique -, avec lui je vais creuser ma fibre chorégraphique. Des gens hospitalisés, des soignants et des habitants des environs de l’hôpital, venaient travailler dans les ateliers dirigés par des artistes, auxquels je participais. Et il y a eu les ateliers chorégraphiques les dernières années avec Olivier, qui a introduit son regard de photographe et de plasticien. Nous avons pu expérimenter ensemble une approche de l’art de la danse en associant le photographique, le plastique, l’art chorégraphique, la possibilité de composer dans l’espace sans passer par le verbe. C’est un
travail essentiel, dont on peut vraiment regretter qu’il n’ait plus lieu.
Le théâtre a été détruit en 2017, j’ai quitté l’Institut peu de temps avant, en 2015. J’y suis retournée il y a deux ans et je n’ai pas pu présenter mon livre tellement cet hôpital s’est replié sur lui-même. Savoir qu’ils avaient détruit un théâtre de 400 places qui avait été pensé pour accueillir les patients, les soignants et d’autres aussi quand je suis arivée... Mon idée a été de faire, peu à peu, entrer un public extérieur pour mélanger les publics, sortir de la stigmatisation des patients, mettre les gens en contact, et y faire entrer aussi des artistes. La communauté soignante - chère à Tosquelles - continuait d’être active, puisqu’il y avait mélange des publics. C’était très bon pour tout le monde. Les gens le disaient et on se demande pourquoi ils ont détruit ce théâtre. Vous, Cassandre/Horschamp, en vous intéressant à la psychiatrie, vous mettiez la lumière sur un lieu d’enfermement, de même que vous vous intéressiez à la prison, aux quartiers difficiles,
aux lieux de la relégation sociale, et ça, ça pose la question du politique.
Il y a un aspect politique au sens le plus profond du terme, grec si on veut, qui est un moteur chez toi. Et J’ai eu le sentiment qu’ayant en toi une certaine blessure par rapport à ce dont on parle, en apportant ta connaissance profonde, spirituelle et physique, de la danse, à cet univers de la psychiatrie, tu as voulu réparer une chose. Avec l’élégance de ne pas l’affronter directement, mais de la contourner en passant par l’art... Je pense à l’injustice que souvent la psychiatrie représente et qui s’est aggravée à l’arrivée de Sarkozy - personne n’ignore les contraintes horribles, qui dataient du XIXe et, pour certaines, sont revenues brutalement.
Très jeune, la question de l’art et du politique m’a intéressée. J’ai été formée très tôt à une école politique... J’avais 23 ans environ lorsque j’ai été nommée à l’hôpital psychiatrique et j’y suis restée plus de 30 ans, avec des moments où je suis partie, puis revenue.
Nous avions cet outil, le théâtre comme lieu, que j’avais le droit d’occuper librement, en travaillant avec les patients, les artistes, les soignants, le public extérieur, tout ce mélange. Nous avons établi plusieurs partenariats importants avec des théâtres [2] et obtenu le soutien financier des collectivités locales, territoriales et des ministères de la Culture et de la Santé, puis de l’Europe.
À chaque fois, il a fallu les convaincre de travailler avec nous sur la durée dans l’enceinte de l’hôpital. Les persuader du bien-fondé de la démarche. De nous aider à sortir de l’exclusion et de la stigmatisation. Ces partenariats, Cassandre/Horschamp en faisait partie. La question du politique était donc très présente dans nos préoccupations. On avait un théâtre, ce qui produisait une mixité sociale et où étaient... abolies est le mot qui me vient, les différences de classes. Il n’y a plus d’un côté les bourgeois et de l’autre les prolétaires, l’idée était de partager des savoirs en art. Ils parta-
geaient la pratique du théâtre, de la danse, de la photographie, des arts plastiques. Mettre en commun les savoirs pour une émancipation de l’individu et sortir des rapports de domination.
Et c’est vrai qu’on y arrivait.
Nous faisions partie d’une communauté soignante, qui était l’hôpital, mais aussi au-delà.
On rejoignait l’idée de psychothérapie institutionnelle qui est de questionner l’institution.
Que fabrique l’État, la société, à travers ces institutions ? Naturellement, on doit aussi interroger l’école. Et l’art vient là comme outil d’émancipation, d’expression de soi. Ça ne veut pas dire que, sur scène, tu es forcément en train d’exprimer la lutte des classes. Ce n’est pas l’objet.
L’idée, c’est la mixité sociale, le mélange des gens, malades ou bien portants. En finir avec l’exclusion des personnes souffrant de maladies mentales et de celles handicapées, quel que soit le handicap. Inclure, travailler ensemble à réaliser une forme artistique. Vivre une aventure créative ensemble. J’ai travaillé près de dix ans avec José Montalvo, avec lequel j’ai beaucoup réfléchi. J’avais été son élève, et l’important pour nous, c’était de rendre l’art accessible à tous, y compris l’art savant. Parce qu’en fait, il n’y a pas d’art sans travail, les artistes d’art brut ne sont pas formés à l’académisme, mais ils travaillent à produire une œuvre. J’ai été formée et j’ai réfléchi à ça : comment développer ma sensibilité par l’art à travers un travail.
Si l’on pouvait faire entendre l’aspect puissant et noble du mot éducation populaire, on pourrait appliquer cette dénomination à ce travail...
Absolument, parce que l’éducation populaire, quand tu regardes son histoire, utilise presque toujours des pratiques artistiques. Je pense aux danses traditionnelles que j’ai pu apprendre dans le cadre de la formation au métier d’animateur, l’expression corporelle, le théâtre. J’ai été formée par l’éducation populaire comme beaucoup d’autres et nous avons utilisé des pratiques artistiques pour mettre en jeu les imaginaires, mais ces pratiques ont été la plupart du temps dévalorisées sous l’intitulé d’« animation ».
Ces termes sont utilisés pour déposséder, hiérarchiser, appauvrir. Alors qu’il s’agit d’art et de rien d’autre. En lisant ton ouvrage Danser l’imprévu, et te connaissant, je me disais qu’il y a là une recherche qu’un chercheur du type CNRS qui évolue strictement dans le domaine des idées, de l’érudition, de la connaissance théorique, ne pourrait pas mener. Peut-être essaierait-il de le faire, mais il aurait du mal à s’aventurer aussi loin que toi. Quelqu’un comme toi peut voyager dans cette histoire avec la connaissance physique, intérieure, du corps dansant. C’est particulier et tu disposes d’une combinaison de compétences plutôt rare. D’autres chercheurs s’étaient déjà attaqués à la question des Cahiers de Nijinski, mais ils n’étaient pas, en plus, des danseurs. Alors, je suppose que l’énergie qui s’est déclenchée chez toi pour approfondir, comprendre un peu l’équation particulière de cet homme, qui pour la plupart des gens, même érudits, reste un mystère, l’a été par une motivation forte et très personnelle.
Oui, lorsqu’on n’écrit pas uniquement dans le cadre de la recherche, l’écriture devient personnelle. Avec Anne Boissière, professeure de philosophie à l’Université de Lille qui m’a accompagnée et a préfacé mon livre et Aurore Despré, chercheuse en danse à l’Université de Franche-Comté, nous nous sommes interrogées sur la meilleure démarche. Allais-je faire un doctorat en danse ou en philosophie à partir de ce sujet ? Finalement, j’ai choisi de ne pas faire de doctorat pour garder une liberté d’écriture, une subjectivité qui n’entre pas dans le cadre des travaux universitaires. Anne Boissière a estimé que je maîtrisais l’écriture - je m’étais d’ailleurs exercée dans ta revue - et ayant mon style propre, j’ai pu écrire et être soutenue par Anne. Alors, j’ai pu mettre en évidence une hypothèse que personne jusque-là n’avait abordée : l’écriture de Nijinski dans ses Cahiers est une écriture de danseur.
Est-ce que tu as aussi senti chez d’autres auteurs, ou chez des poètes par exemple, que leur écriture était une danse ?
Oui, après avoir terminé l’écriture du livre, je me suis dit : « mais alors, à ce moment-là on peut dire, peut-être, de pas mal d’autres personnes que leur façon d’écrire c’est de l’écriture de danseurs ! » En particulier pour des auteurs qui ont un diagnostic de schizophrénie – ce qui était le cas de Nijinski. Est-ce qu’on ne pourrait pas dire que c’est une danse ? Les questions de diagnostic n’entrent pas dans mon propos, mais pour se permettre de dire ça, il faut vraiment approcher le corps de l’auteur et le corps même de l’écriture. Voir en quoi il y a du corps, là-dedans, qui danse… C’est ce que je me suis efforcée de faire avec Nijinski en prenant en compte son parcours. Pendant que je menais cette recherche, j’alternais des ateliers de danse, l’un d’improvisation en danse contemporaine avec Christine Girard et un autre où j’intervenais comme danseuse avec Philippe Chéhère et Julie Salgues, auquel participent des gens atteints de la maladie d’Huntington.
Ensuite, je retournais à ma table d’écriture. Et cette hypothèse, je l’ai d’abord soumise à Julie Salgues, danseuse qui a interprété pratiquement toutes les chorégraphies de Nijinski remontées par Dominique Brun. Et elle a accepté l’hypothèse. J’ai ensuite soumis l’idée à Aurore Després, qui travaillait sur Le Sacre du printemps et était intéressée par mon travail sur Nijinski… Lorsque je lui ai présenté mon hypothèse, à savoir que les Cahiers sont l’écriture d’un danseur, elle m’a répondu : « Probablement, alors démontre-le ! ». Il se trouve que j’avais fait des études théoriques sur la danse, ça m’a beaucoup aidé à explorer et formuler les choses.
Cet être particulier, tourmenté par son époque, a traversé le monde à la croisée de beaucoup de routes jalonnées d’événements. Un basculement de l’Histoire en 1917, la découverte brusque de différentes sociétés avec la troupe de Diaghilev... Et par le biais d’auteurs qu’il admirait, une pensée sur la pauvreté, sur la lutte des classes, choses dont les artistes en général se préoccupaient peu, a pénétré l’esprit de Nijinski. On peut penser que ça pourrait suffire à déstabiliser un être, à provoquer en lui une sorte de choc cognitif. Et d’autres, comme Tolstoï ou Gorki, regardaient le monde avec une sorte de solidité, de puissance, qui avait sans doute quelque chose de rassurant pour lui.
Oui, il y a beaucoup de cassures, de frustra-
tions violentes, de heurts, dans la vie de Nijinski. Et il faut ajouter qu’il était l’amant de Diaghilev. Il y a une rupture amoureuse profonde dans la vie de Nijinski au moment où il va se marier avec Romula de Pulsky, en 1913. À cette rupture s’ajoute la douleur de la séparation avec son pays d’origine. Il est obligé de quitter la Russie, il a vécu une déchirure profonde qu’on ne peut pas comprendre lorsqu’on n’a pas émigré.
Nijinski quitte son pays - il était né à Kiev, à une époque où l’Ukraine faisait partie de l’empire tsariste - sans plus pouvoir y retourner sous peine de prison ou d’enrôlement forcé. En quittant la Russie, il sait qu’il ne pourra pas revenir, il est définitivement exilé.
Il y a la révolution bolchevique et le fait qu’il n’a pas fait son service militaire. S’il retourne en Russie, soit il va en prison, soit il est envoyé sur le front. Trotsky, commissaire du peuple chargé d’organiser l’Armée rouge, enrôle tous les hommes dans l’armée pour lutter contre les forces tsaristes. Tout homme qui rentre en Russie est envoyé au front. Nijinski, profondément non violent et anti-militariste, redoute d’aller en prison. Et il refuse d’aller contre cet idéal de paix dans le monde, de fraternité universelle, qu’il trouve dans les écrits philosophiques de Tolstoi dont il s’est nourri. J’ai vraiment tenu à mettre en évidence l’importance de Tolstoï dans la vie de Nijinski.
Et à travers lui, de l’univers de la littérature, de la pensée, de la philosophie...
Absolument, il est nourri de l’écriture littéraire, philosophique, religieuse et politique de Tolstoï.
Il ne l’a jamais rencontré, mais à ce moment-là le monde entier, l’Europe en particulier, entend la parole de Tolstoï. Sa voix résonne partout, portée par ses deux grands romans Anna Karenine et Guerre et paix, qui sont de vrais pamphlets contre la guerre. À partir de 1905, il publiera plusieurs textes contre la guerre et les violences de tous ordres. Et, en même temps, il y a toujours chez Tolstoï une joie de vivre, qui fait souvent appel aux danses et à la musique populaires.
Lorsque Nijinski quitte l’école du Ballet impérial de Saint-Petersbourg, en 1907, l’intégralité de l’œuvre de Tolstoï lui est remise, comme aux autres élèves, et il va s’en nourrir. En lisant les mémoires de l’épouse de Nijinski, on s’aperçoit qu’elle met en évidence l’idée qu’il fait partie des danseurs « tolstoïens » au sein des Ballets russes. Et parmi les reproches qu’elle lui adresse, elle l’accuse de folie. C’est elle qui le fera interner... Et la folie qu’elle lui reproche, entre autres, consiste à être « tolstoïen », c’est-à-dire pacifiste, pacifiste convaincu !
Cette Hongroise est la ressortissante d’un pays ennemi de la Russie, au moment de la première Guerre Mondiale. Et c’est une aristocrate.
Nijinski lui, dont les parents étaient des danseurs professionnels d’origine polonaise, est issu d’une famille extrêmement modeste. Dans mon livre j’évoque la pauvreté de Nijinski durant son enfance, après le divorce de ses parents et une fois qu’il s’est réfugié en Suisse à partir de l’hiver 1917. Il ne perçoit plus aucun cachet. En général, on n’en parle pas, c’est très curieux. Je ne sais pas pourquoi on mythifie Nijinski au point de ne même pas prendre en compte ses conditions d’existence. Ah oui, le « dieu de la danse », voilà... Un dieu, c’est au-dessus de la matérialité…
On aurait pu penser qu’un grand danseur reconnu comme lui, d’origine prolétaire, ait pu intéresser la Révolution Russe...
Ah oui, oui, ça aurait pu intéresser la Révolution Russe ! D’ailleurs, beaucoup de danseurs vont rester en Russie et servir la cause de la Révolution. En 1917, après la prise de pouvoir par les Bolcheviks, des écoles de danse ouvrent et Nijinski aurait sans doute souhaité ouvrir son école dans la Russie devenue soviétique. Et on va l’empêcher de le faire. Comment l’en empêche-t-on ? Il est enfermé en psychiatrie, sa femme, aristocrate et hongroise, le fait interner. Elle l’empêche de réaliser son rêve d’ouvrir une école - dont il a déjà écrit le réglement - en Russie communiste. Ce qui fait peur à l’Europe et aux États-Unis, à l’époque, avec le développement du capitalisme, c’est que le communisme se répande dans le monde. Il faut à tout prix, l’empêcher de se propager. Les chefs d’États, dont Clémenceau, iront jusqu’à convaincre l’Allemagne, qui est pourtant ennemie des Alliés, de s’opposer à la Russie, pour stopper l’avancée des idéaux communistes. Cette révolution est prometteuse. Il faut donc empêcher Nijinski d’y aller. Il ne faut surtout pas qu’il offre ses qualités de chorégraphe innovant à ce pays porteur d’une idéologie très forte, en pleine rupture.
Tu as commencé à vraiment t’intéresser aux Cahiers à partir de 1995. Tu les as lus, et ensuite il y a eu un enchaînement de rencontres, notamment avec une psychanalyste, Lise Maurer, en 2014. Ton désir, ta puissante curiosité, cette espèce d’obsession intérieure, date de longtemps, et ça t’a amené à rencontrer des gens qui avaient déjà travaillé dans cette direction. Comment est-ce que ça a orienté ta pensée ?
En 1995, ils viennent de sortir, chez Actes Sud, la version non expurgée des écrits de Nijinski, publiés sous le titre de Cahiers. À l’hôpital Marcel Rivière où je travaillais, nous créons à cette occasion un événement Nijinski. Philippe Anota va venir au théâtre de l’hôpital interpréter Nijinski dans un extrait de Gisèle, et le docteur Garrabé - alors médecin-chef de l’établissement -, comme il le faisait chaque fois, va accompagner mon idée de célébrer le danseur. Au cours de l’année, nous organisions des hommages à des artistes répertoriés dans la catégorie des « fous », et nous questionnions ça, avec les patients, présents dans la salle, et un public extérieur. Tu es
venu dans ce théâtre… Nous y avons questionné l’image de Nijinski.
Vous l’avez fait pour Antonin Artaud aussi ?
On l’a fait pour Artaud, pour Van Gogh, pour Camille Claudel, et d’autres... Voilà, des années avant, j’avais lu la première édition des écrits de Nijinski, éditée depuis 1953 chez Gallimard sous le titre de Journal, mais je l’avais à peine parcourue. Pourquoi ? Parce que, pour moi, c’était désagréable de lire ça, je ne le savais pas encore, mais son écriture avait été complètement revisitée par son épouse, et ensuite par le traducteur. Son épouse avait fait traduire les écrits de son mari du russe à l’anglais, puis, pour le faire paraître en France, ils ont été traduits de l’anglais au français, et là, Romola et le traducteur n’ont pas supporté tout ce qui est de l’ordre du scatologique, du sexuel, de l’incompréhensible, et ils ont complètement réécrit et falsifié les textes. Il a fallu attendre 1995, pour qu’apparaisse enfin une traduction au plus près des écrits de Nijinski, directement du russe au français. C’est la première fois qu’on a accès, Acte Sud en tout cas,
aux originaux de ses écrits...
Et cette lecture t’a fortement impactée.
Ça m’a impactée, oui, fortement, je vais te dire pourquoi. Il y avait Garrabé qui aimait beaucoup la danse et soutenait mon travail. Ce débat, qu’on avait animé après qu’Anota ait dansé sur la scène, a été extrêmement émouvant. Nijinski était là, quasiment, et puis, on acceptait cette écriture dite de « fou ». Garrabé, qui était psychiatre, était d’accord pour qu’on retire l’étiquette du diagnostic et qu’on regarde qui était vraiment cet homme, un grand artiste en tout cas. Ce qui me revient, c’est qu’il y avait cette histoire de Nijinski avec son père, dont il parle dans ses Cahiers, et dont Garrabé avait donné son interprétation. Vaslav, à 6-7 ans, est en train de se baigner dans une piscine, et voilà que son père, pour lui apprendre à nager, le pousse à l’eau, et Vaslav raconte ce souvenir. Il a failli se noyer. Je ne sais pas si tu as vécu ça, mais on apprenait aux enfants à nager comme ça. Et il en a été complètement perturbé. Il se rappelle qu’il voyait son père faire des culbutes tandis que lui était au fond de l’eau, il aurait pu en mourir… Mais il ne meurt pas, et Vaslav va faire une chose émouvante. Il a 6-7 ans, il marche au fond de la piscine, il voit une corde et il remonte à la surface, l’enfant remonte et reprend l’air.
Or, il se trouve que Nijinski ensuite va être repéré comme le plus grand danseur-sauteur de l’époque. On va faire de lui un grand sauteur. Garrabé disait que l’origine des sauts de Nijinski venait de là. Il s’est sauvé du fond de la piscine, il a mis un grand coup de pied et il est remonté à la surface. Ce que ne savait pas Garrabé, et moi non plus à l’époque, c’est que dans les chorégraphies composées par Nijinski, (une seule sera écrite, sous forme de notation), il a supprimé le saut spectaculaire, qui fait pourtant partie de son œuvre, dans Le Spectre de la rose chorégraphié par Michel Fokine, en particulier.
L’homme saute, et c’est prodigieux. Nijinski saute de façon stupéfiante, spectaculaire. Et voilà qu’un jour, il va renoncer absolument à sauter comme son père, qui était un danseur traditionnel et classique et sautait énormément. La sœur de Vaslav, Bronislava, le raconte dans ses mémoires. En voyant son père sauter, Vaslav aurait dit : « moi, je ne suis pas un sportif de haut niveau, je ne sauterai plus », donc il arrête de sauter, et il opère une rupture avec le classique. Ses chorégraphies ne sont pas faciles à exécuter pour autant, mais il sort du vocabulaire classique.
Tu dirais que c’est une sorte d’approche « pré-historique » de la danse contemporaine ?
Absolument, Aurore Després dit que c’est un précurseur de la danse qui s’appellera moderne, puis, par la suite, contemporaine. Oui, c’est un précurseur, absolument. J’ai rencontré Lise Maurer à son séminaire intitulé « Groupe de recherche et d’études cliniques ». Elle venait d’avoir vu, à Paris, au Théâtre de la Ville, Patrice Chéreau, lisant des extraits des Cahiers de Nijinski, et à ce moment, il avait comme compagnon le chorégraphe Thieû Niang, qui faisait courir des seniors autour de Chéreau lisant des extraits des Cahiers. Lise Maurer avait été très touchée d’entendre Chéreau, homme de théâtre, lire Nijinski. Dans son séminaire, j’étais celle qui avait une culture de danse, et elle me demandera ma propre lecture des écrits de Nijinski. C’est ce que je vais m’efforcer de faire pendant quatre ans, et je vais venir régulièrement présenter l’avancée de mes recherches dans son séminaire. Mais la grande rencontre, c’est Anne Boissière et Aurore Després. Avec Aurore, nous sommes au même endroit de recherche, quand je la rencontre, par le biais de la danseuse Julie Salgues, elle travaille sur le Sacre du Printemps. Donc, effectivement, c’est une succession de rencontres, qui vont étoffer de plus en plus ma recherche et me donner l’envie d’écrire un livre. Les grandes rencontres ce sont Julie Salgues, Aurore Després et Anne Boissière, parce qu’elles pensent la danse comme une philosophie, comme un art d’être, un art de vivre, un art.
À partir d’un moment de sa vie, Nijinski ne danse plus, mais il écrit… Toi tu lis ce qu’il a écrit, tu es touchée et tu en déduis qu’il danse son écriture. Est-ce qu’il écrivait sa danse ?
C’est-à-dire que quand on écrit la danse, ça s’appelle de la notation. Suzanne de Soye a écrit un dictionnaire de la danse, à partir du vocabulaire de la danse classique, issue de la monarchie sous Louis XIV, qui se transmet partout dans le monde en français… Sissonne, pas de bourrée, grand jeté, grande batterie, petite batterie, etc. Ça se transmettait en français, mais les Russes ont fait entrer des positions qui viennent enrichir l’école française. Ils vont introduire dans le vocabulaire de la danse classique des éléments puisés dans les danses traditionnelles slaves, dont les pieds flexes, les pieds parallèles, et Nijinski va introduire les pieds en-dedans et les rotations intérieures des bras et des jambes inspirées des danses traditionelles dites russes, qu’on retrouve en danse contemporaine et dans la danse de caractère. Il y a d’abord la danse moderne, puis la danse contemporaine qui est censée se nourrir de toute possibilité du corps pour s’exprimer, alors que les classiques veulent rester dans un vocabulaire fixe. Nijinski rompt avec le vocabulaire classique, il introduit autre chose, comme la spirale, ou encore les bras cassés aux coudes.
La difficulté, avec la danse contemporaine, c’est que le vocabulaire n’y est plus. Alors, on puise dans la danse classique, si l’on veut faire faire un saut de chat, par exemple. Mais le problème, c’est qu’ils ne nomment pas certaines choses. Et du coup, pour transmettre, soit tu es doté d’une mémoire motrice très grande, soit tu ne l’es pas... Tu regardes quelqu’un faire tel enchaînement et tu le fais tout de suite derrière, tout va bien. Mais quelqu’un peut ne pas s’en souvenir. Parce qu’on ne nomme pas. Est-ce qu’on a un langage particulier ? Aujourd’hui, il y a des chorégraphes et des professeurs de danse qui transmettent sans mot, sans vocabulaire. Ils montrent et il faut les imiter. C’est seulement le corps en mouvement.
Est-ce qu’on pourrait dire, par exemple, qu’il y a un parallèle à faire avec l’évolution de la peinture, du figuratif à l’abstraction ?
Je ne sais pas. Il y a des peintres, des plasticiens abstraits, qui me parlent tout de suite. Je ne sais pas pourquoi. D’autres ne me parlent pas. Mais effectivement, c’est un langage différent du vocabulaire usuel. La danse se transmet. Je ne sais pas comment se transmet la peinture, je suis formée en danse. J’ai fait de la danse classique et de la danse contemporaine. Je suis passée par d’autres pratiques, des danses traditionnelles et la danse moderne. La transmission peut demander un vocabulaire. Mais une fois sur scène, savoir que le danseur est en train de faire quelque chose qu’il appelle une pirouette ou pas, pour toi, en tant que spectateur, ça n’a aucune importance. Ce n’est pas destiné au spectateur, c’est pour transmettre.
Mais, puisqu’on parle d’art vivant, il y a une adresse à d’autres. De ce point de vue, as-tu l’impression qu’il écrivait en dansant, de la même manière que tu dis qu’il dansait en écrivant : en parlant de la même chose ?
Là, je te rejoins. Il parle de la même chose. Il parle du même endroit. Il parle du corps, du ressenti, de la question du sensible. Il parle de la chair. Il parle du mouvement, du poids, de la perception de son corps, de la statique et du rebond « je suis un homme qui bondit ». Son écriture suit les oscillations rythmiques de la respiration, reliée aux émotions. Il parle de la même chose. Il parle de la souffrance d’être danseur et de la souffrance de vivre. Il parle de la question de Dieu. Il se trouve qu’il a été qualifié de Dieu de la danse. À titre honorifique, il a reçu ce titre. Or, dans ses écrits, il n’a de cesse de questionner la réalité de Dieu. Il dit : « je suis Dieu ». Il avait été élevé au rang de dieu de la danse par les acclamations du public. Ça ne lui suffit pas. Nijinski est en pleine recherche, comme beaucoup de gens à son époque, comme l’est Tolstoï, comme le sera Gorki.
Qu’est-ce que Dieu ? Nijinski fait partie de ceux qui disent : « Dieu, je l’ai en moi ». Tu l’as en toi et c’est le duel incessant entre le bien et le mal. Gorki dirait : « Dieu, c’est Jésus, l’homme parfait ». Enfin, l’homme bon, plutôt. Et on est en quête de ça. Il y a une chose associée à l’art des danseurs, qui est un peu tombée en désuétude, c’est la grâce, l’élévation. L’état de danse proche de la transe des mystiques. La transe fait partie de la danse. Les Derviches-tourneurs, c’est de la danse. Dans son histoire, dans ses pratiques, la danse a à voir avec la mystique. Je n’irais pas jusqu’à dire que ce serait un rituel de guérison, plutôt de dépassement d’un état de pesanteur et une recherche d’équilibre, par le déplacement du poids dans l’espace et de l’axe de la verticalité. Produire le bond et le rebond à partir de l’ancrage au sol.
Il y a quelque chose de l’ordre de l’affirmation de la vie et d’un combat contre les puissances destructrices, une recherche d’un salut, peut-être. Je dis ça parce que c’est quelqu’un qui souffrait et cette lisière entre ce qu’on nomme la folie et ce qu’on appelle l’art m’a toujours interrogé. Y a-t-il une couture entre les deux ? C’est un sujet compliqué, parce qu’on a souvent de mauvais exemples, comme la notion d’« art-thérapie », etc. Je pense qu’on parle ici d’art, celui qui porte une recherche profonde comme pour Artaud, qui expliquait à Jean Paulhan qu’il extirpait douloureusement les mots un par un du brouillard de ses profondeurs, qu’il allait les chercher dans les grands fonds pour ne pas mourir.
Les puissances destructrices, que sont-elles ? On voit, à propos de Nijinski, que c’est une conjugaison de beaucoup de choses. C’est tout ce qui constitue et traverse le sujet, et, par moments, fait qu’il souffre terriblement. J’ai travaillé 30 ans en psychiatrie. Oui, il y a des gens qui souffrent terriblement. Moi aussi, je peux connaître la souffrance psychique parce que je suis un être humain. Donc, folie et art, de toute façon, il ne faut pas les dissocier, c’est toute la part de poésie. Je ne sais pas pourquoi on appelle ça de la folie. En tous les cas, il ne s’agit pas de maladie mentale. Le problème avec la maladie mentale, c’est quand tu es réellement très malade. C’était notre recherche avec le Dr Garrabé. Il nous est apparu évident que quand les gens souffrent énormément, ils ne créent plus. Ce qui me fait dire que Nijinski n’était pas si schizophrène qu’on a voulu le penser, parce qu’il écrit, il est créateur. Ses écrits ne sont pas une preuve de schizophrénie. Ils sont la preuve qu’il est vivant, créateur. Il peut être victorieux de la schizophrénie, non ? C’est le psychiatre suisse Eugen Bleuler qui pose ce mot, au moment où il est en plein dans sa recherche en psychiatrie, en psychanalyse, il fait apparaître le concept de schizophrénie, c’est-à-dire de morcellement. Mais ça ne veut pas dire que Nijinski est schizophrène. Bleuler voit Nijinski et il dit : schizophrène, il aurait sans doute pu dire autre chose.
Un corps en action dans la danse, par définition, est-il encore celui d’un être morcelé ?
Je suis d’accord, ce n’est pas possible qu’il soit morcelé. Le travail du danseur ou de la danseuse oblige à une perception holistique du corps, entraîné, surtout en improvisation, par des variations rythmiques, à commencer par celles des mouvements de la respiration reliée aux émotions qui le traversent… Ce corps, en l’occurrence celui du danseur, est-il sous le joug de l’esprit ? Ou bien le corps du danseur qui lutte contre ses démons, peut-il maîtriser, justement, les fractures de l’esprit ? On a toujours tendance à séparer l’esprit et le corps. Il faut absolument qu’on admette que ça ne fait qu’un et que je n’existe que parce que j’ai un corps, animé par ce qui nous échappe.
On dit que c’est l’esprit, mais c’est compliqué. Quant à la question du rapport du danseur à la souffrance psychique... Actuellement, dans l’enseignement que j’exerce en gymnastique holistique, je peux dire à mes élèves : « si vous n’allez pas bien, dansez ». C’est peut-être le seul art qu’on associe à un sport qui te libère la tête. Si je fais du jogging, je peux ressasser. Mais quand je faisais de la natation, ma tête était libérée. Ce que je sais, c’est que quand tu danses librement, que tu improvises ou inter-
prètes une danse apprise, franchement, tes mauvaises idées s’en vont. Tu peux prendre des cours de danse, mais danse, quoi, danse ! Quand je fais du ski, je ne pense pas à autre chose, sinon je me casse la figure. Mais tu peux danser chez toi, c’est facile. C’est plus facile que de faire du ski dans ton salon.
À quelle nécessité intérieure profonde, personnelle, a correspondu l’écriture de cet ouvrage et les recherches afférentes ? Qu’est-ce que tu as appris en le faisant que tu ne savais pas ? Peut-on dire que tu as fait œuvre de justice ?
Il y a bien une injustice concernant Nijinski, on l’a enfermé dans les diagnostics psychiatriques. Même la quatrième de couverture des Cahiers, édités depuis 1995, fait allusion à sa supposée maladie mentale. Je n’affirme pas qu’il n’était pas malade mental, c’est possible. Mais pas au moment où il écrit. Il écrit certes maladroitement et c’est ce qu’on lui reproche. Mais Nijinski
n’est pas un écrivain. Ce n’est pas quelqu’un qui a travaillé sur l’écriture.
Disons que dans ta vie, toi, Nicolas, pour t’avoir vu faire, tu as eu plus d’occasion de danser que Nijinski a eu l’occasion d’écrire. Il a écrit quelques lettres à droite à gauche, dans des langues qu’il maîtrisait plus ou moins et avec lesquelles il fallait qu’il se débrouille. Mais ce n’est pas du tout un écrivain. Tout art se travaille. Lui, ce qu’il avait travaillé toute sa vie, c’était la danse. Et enfin, il se décide à écrire, puisque c’est la langue du maître, l’écriture. Si tu veux transmettre une chose audible à un large public, il faut savoir écrire. Mais Nijinski n’a jamais appris à écrire. Alors, il écrit à sa façon. Et sa façon, c’est sa façon de danseur. Du coup, ça donne une drôle d’écriture. Et lorsqu’on observe cette écriture par le prisme de la danse... Si tu passes de la danse à l’écriture, à l’écriture littéraire, c’est ce qu’on appelle un saut épistémologique. Si tu passes d’un art à l’autre -, la littérature c’est un art - sans entraînement, tu ne vas pas y arriver. Tu vas balbutier. Par exemple, si tu t’essaies à faire de la danse sans préparation, au bout d’un moment, tu vas voir qu’il y a des trucs que tu ne sais pas du tout faire. Il faut que tu travailles. C’est exactement ce qui lui arrive, il balbutie en écriture. Mais il est quand même persuadé qu’il faut le faire, il se dit : « il faut que j’écrive ». Alors, il écrit, à sa façon.
Et ça, c’est un moins ou un plus ? Ou ni l’un ni l’autre ?
Pour moi, c’est un plus. C’est ce que j’ai découvert. Alors, à ta question je réponds que ma lecture m’a permis de comprendre et d’exprimer le fait que les Cahiers ont été écrits par un danseur, comme un danseur. Il a seulement fallu que je travaille à le démontrer. Et comme j’ai fait des études de danse, j’ai appris comment elle se compose dans l’espace. La danse se transmet par des notations. Nijinski fait partie des notateurs de la danse, il s’est inspiré de Stepanov, le notateur des Ballets russes sous Marius Petipa. La notation la plus répandue actuellement, c’est celle de Rudolf Laban, qui est verticale, avec des signes géométriques. En fait, la façon d’écrire la danse a quelque chose à voir avec les partitions en musique, mais c’est encore autre chose.
Tu parles de maladresse, tu dis que c’est un plus. Est-ce que ça ouvre à une autre façon de faire percevoir de l’indicible, des choses qui flottent entre les mots, par exemple ?
Ça me paraît une bonne proposition.
Ça a à voir avec la question du sensible... Dans le temps où je faisais ma recherche, Anne Boissière travail-
lait sur la question du sensible en philosophie, qui est complexe. Et ce n’est pas étonnant qu’elle s’intéresse à la danse, parce qu’il y a là, réunies, la complexité de la composition, de la notation, de la transmission et de l’improvisation.
Et tu as le corps en mouvement, avec les émotions qui traversent le corps de façon... sensible et charnelle. C’est le corps de chair en mouvement, sans les mots. Ce que tu n’as pas au théâtre. Au théâtre, tu peux être traversé par les émotions, mais tu as les mots.
Ce que ça m’a apporté, c’est la démonstration que la question du sensible est en général très sous-estimée, drôlement inconsidérée, dans la plupart des recherches. C’est quelque chose d’extrême-
ment important. Ça fait partie de ce qui nous constitue. Je me suis efforcée de montrer que Nijinski improvise son écriture, comme s’improvise une danse, en m’inspirant du travail d’atelier de Christine Girard. C’est au cœur du jeu improvisé que se trouve le sensible. Le livre d’Anne Boissière Le mouvement à l’œuvre. Entre jeu et art (Ed. Mimésis. 2018) est éclairant sur ce point.
Y a-t-il un fil conducteur qui demeure le même, entre tes activités à Marcel Rivière et ce livre ? Est-ce que ce serait, d’une autre manière, la continuation d’une même recherche ?
Oui, absolument. Je l’ai même pensé en termes d’éducation populaire. C’est à ce titre que je n’ai pas souhaité en faire un doctorat mais un écrit très personnel.
L’université nous prive de quelque chose d’essentiel : la subjectivité.
Oui... Plutôt qu’en faire un doctorat, il était plus intéressant d’utiliser le « je ». Il y a des gens que ça dérange énormément qu’on puisse oser écrire en se mettant en scène à l’intérieur d’une recherche, ou quand, dans le champ de la recherche et de l’Histoire en particulier, on s’intéresse au parcours de l’individu pour le resituer dans la grande Histoire. Mais j’ai eu de la chance. Une de mes filles préparait un doctorat d’Histoire, j’étais informée de l’évolution des recherches en ce domaine. Avec ce livre, je donne mon point de vue à l’intérieur de mon écriture, de ma recherche, ce que je n’aurais pas pu faire si j’étais restée dans le champ universitaire. Mais ça n’enlève pas l’intérêt du champ universitaire, il met en situation, permet d’accumuler des recherches, de les croiser entre elles, de formuler et de démontrer des hypothèses, d’argumenter, de donner ses sources, de tenter une sorte d’exhaustivté avant d’aller donner son point de vue.
On a l’impression que Nijinski se débattait au milieu de contraintes terribles et d’un chaos intérieur effrayant. Est-ce qu’en pénétrant cet univers, tu as été aimantée par le personnage parce que tu ressens physiquement ce que c’est qu’être danseuse ou danseur ?
Ah, oui. Je pense que ça a joué. On a essayé, par exemple avec Aurore Després, qui dirige la collection Gestes pour les Presses du réel que m’on livre inaugure, de relier les choses entre elles. Aurore a vraiment soutenu mon écriture, elle a été frappée par mon approche concrète et pratique de la danse et elle m’a dit : « il n’y a que toi qui peux écrire cette somme, puisque tu as cette expérience »... J’ai une formation en danse, théorique et pratique, j’ai une maîtrise en danse et je n’ai eu de cesse de travailler la danse comme matériau à penser. Et pour mon master 2, là, j’ai voulu continuer en philo. Et surtout, ce qui est un peu singulier, me semble-t-il, c’est que j’ai passé 30 ans à danser avec des patients, des soignants, un public extérieur à l’hôpital. Je n’ai pas seulement dansé, j’ai fait des tas d’autres choses, mais c’est quand même l’art qui m’a conduit et c’est avec l’art que j’ai terminé ma carrière. J’y suis revenue. Ça donne un curieux parcours autour de la question du politique et du sensible avec la danse. J’ai eu la chance d’avoir ça, dans ma vie. Oui, je pratiquais la danse depuis toute petite, ça m’a toujours animée et puis l’écriture...
J’ai toujours été animée par le désir d’écrire. Et c’est un travail, écrire. Là, j’en profite pour dire que la rencontre avec toi m’a apporté l’opportunité de travailler l’écriture. C’est-à-dire que tu accueilles nos façons d’écrire, ma façon, et tu es allé jusqu’à me proposer d’ouvrir une rubrique qu’on appellera Hôpital Silence. J’ai écrit sous un pseudonyme parce qu’à l’époque j’étais fonctionnaire, et tu as accepté cette idée. Et à la fois, tu es exigeant, et en même temps, on écrit comme on peut. Et tu avais avec toi une excellente correctrice qui se trouve être aussi une grande spécialiste de l’art brut, Céline Delavaux, et puis il y avait la géniale Valérie de Saint-Do, des gens incroyables... Et puis toi-même, qui maîtrise vraiment l’écriture.
Je n’ai pas seulement dansé, j’ai fait des tas d’autres choses, mais c’est quand même l’art qui m’a conduit et c’est avec l’art que j’ai terminé ma carrière »
Je vais, pendant dix ans, en écrivant dans ta revue, travailler l’écriture parce que tu as une exigence très forte à ce sujet. Comment exposer une idée par l’écriture ? Parce que ce qui t’anime, c’est l’écriture. Et moi, l’écriture, je ne l’avais pas encore travaillée dans mon parcours. Je passe par chez toi, je travaille cette écriture. Je l’approfondis.
Vois-tu, maintenant, dans cette écriture littéraire, des affinités avec la danse ? Est-ce que tu sens des points communs, pour ce qui est du rythme ?
Au point de vue rythmique, oui, mais avec la musique aussi. Le vrai point commun, peut-être, entre l’écriture et la danse, c’est que lorsque tu lis un bouquin, tu te rapproches de son auteur et il y a en fait un rapprochement de corps à corps. C’est ça.
Comme d’autres, j’ai essayé, à ma façon, de m’élever contre l’intelligence artificielle, chat GPT, la pensée algorithmique, et j’essaye de dire en quoi c’est une piste extrêmement nocive. Il faut aller au bout de la réflexion et parvenir à ce que tu viens de dire. Rien d’autre qu’un corps humain ne peut produire quelque production humaine que ce soit dans laquelle l’imaginaire intervient. L’imaginaire, c’est le produit d’un être entier. Et, tu le dis, il n’y a pas de frontière stable entre le corps et l’esprit, donc... Ça ne peut être que ça, et ce qui se passe quand on est vraiment emporté par l’écriture de quelqu’un, c’est qu’on est dans un souffle et un rythme physique. C’est intéressant de savoir comment quelqu’un qui part du langage corporel, peut interpréter l’écriture comme une autre manière de faire se mouvoir ce corps.
J’aime bien l’expression faire se mouvoir ce corps, plus que danser, parce qu’on aurait tendance à galvauder un peu la danse. On ne dirait pas ça du théâtre, le théâtre a son écriture. Regardons bien la danse comme un art caractérisé par la question du corps et du sensible, il se trouve que c’est spécifique à la danse. Et comme ça caractérise l’humain, on voit que là où l’intelligence artificielle n’arrivera jamais, c’est à l’endroit du sensible, parce qu’elle n’a pas de corps, elle est impuissante à transmettre les émotions traversées par un corps humain. La question du politique ne passera jamais par l’intelligence artificielle, si ce n’est en reproduisant la pensée qu’on voudra transmettre par le biais de la machine. La question du ressenti, de la perception, de la connaissance du corps, ça n’existe pas si tu n’as pas de corps, donc c’est essentiel.
Dans nos cultures occidentales, la question du corps a été évacuée, on l’a remise entre les mains de la médecine, en particulier, et d’autre part, comme les religions se sont emparées des corps, on dit que l’esprit et le corps ne doivent pas être unis. Et il faut maîtriser tout ça : « maîtrisez moi le corps et vous maîtriserez l’esprit, je vous rendrai docile ! » On attache les corps et on soumet l’esprit, donc, en fait, on soumet quoi ? La pensée, et cela par l’interdit de la sensualité, de la rencontre. Il n’est pas facile de vivre en harmonie avec les autres, c’est un travail. Les inégalités sociales, économiques, accentuent cette difficulté. Il se trouve que j’avais travaillé sur la naissance de l’écriture chez Barthes et l’approche de l’écriture comme pouvoir du maître chez Michel de Certeau. Je m’en suis servi pour travailler la question de l’écriture, approcher celle de Nijinski et penser l’écriture comme pouvoir ou empêchement de pouvoir. J’ai questionné l’impossibilité ou la possibilité d’écrire, et lorsqu’on dit que ce qu’il a écrit est le résultat de son trouble psychique, ça m’embête beaucoup, parce qu’on lui enlève l’écriture. Il n’écrit pas comme le maître, il n’a pas l’écriture du maître, il ne fait pas de belles phrases académiques. Mais en osant l’écriture, il revendique en même temps le pouvoir du maître, cette capacité à écrire, y compris avec maladresse : laisser des traces de sa pensée, de sa présence au monde et le faire savoir.
On pourrait dire - au-delà de leurs différences - la même chose de Kafka. Dans sa relation au père et à l’autorité en général. J’ai lu une phrase de lui qui m’a sidéré - j’aime beaucoup Kafka -, où il dit « quand j’ai compris que le monde était un bal masqué et que moi j’y allais sans masque, j’ai eu honte ». Il ne dit pas : j’ai compris le truc, je sais comment il faut faire, il dit : j’ai eu honte de ce manque. C’est quelqu’un qui n’est pas dans une position de domination, même de son propre imaginaire. C’est quelqu’un qui souffre, qui subit. On peut dire qu’à partir du moment où il écrit, il commence à échapper à sa souffrance.
Le pire, c’est quand l’humain n’a pas de moyens de s’émanciper de sa souffrance. Nijinski avait sa danse.
Le drame, c’est qu’au moment où il arrive en Suisse,
il n’a plus les Ballets russes, il n’a plus Diaghilev pour
le soutenir, il n’a plus son public. C’est la révolution bolchevique et il a autour de lui des gens comme son épouse aristocrate qui ne comprend rien à sa danse,
qui ne comprend rien à son époux, et il est désespéré.
Est-ce qu’il était homosexuel ?
En tous les cas, il l’a été à un moment donné de son parcours, puisqu’il avait pour amant Diaghilev et, encore avant, il avait eu un autre amant... Il était marié par convention ? Peut-être, c’est compliqué. Pourquoi s’est-il marié avec Romola De Pulsky ?
On pourrait dire que ça lui permettait de s’émanciper de Diaghilev avec lequel il n’arrêtait pas de s’engueuler. C’étaient des relations très houleuses, passionnelles. Diaghilev n’était vraiment pas quelqu’un de facile. Et c’était un personnage impressionnant, considérable, il ne faut pas oublier la mission qui lui a été confiée, sous le tsar Nicolas II, de faire connaître la culture de l’empire russe en Occident. Cette mission, il la poursuit en 1909 en créant les Ballets russes à Paris, dont fait partie le jeune Vaslav Nijinski, d’abord comme danseur prodigieux, plus tard comme chorégraphe innovant qui provoquera le scandale. Les Ballets russes connaîtront un très grand succès en Europe, aux U.S.A et même en Amérique Latine.
Diaghilev était un maître absolu, un authentique démiurge, ce que Nijinski n’est jamais vraiment devenu, il n’a jamais accédé à ce statut.
Alors, tu dis que Nijinski n’est jamais devenu un maître ?
C’est une question complexe. Il y a une photo où tu vois Nijinski sculpter littéralement le corps des danseuses pour les faire accéder à son style de danse, qu’il invente, et on observe ça précisément dans L’Après-midi d’un faune. Tu le vois là, avec le pied d’une danseuse, il est en train de lui faire adopter la parallèle décalée, parce qu’il va falloir que les danseuses rompent avec le style acadé-
mique de l’arrondi, de l’ouverture, puis il va casser les bras, introduire la rotation et il va les faire se déplacer de profil. Il sculpte littéralement les corps et - sa sœur le dit -, jusqu’aux petits doigts, il fallait qu’on sache exactement ce qu’on faisait avec notre corps. Donc, je me contredis : c’est quand même une sorte de démiurge, il sculpte lui aussi le corps des danseurs. On dit que le danseur est sculpteur d’espace, mais le chorégraphe peut être sculpteur de corps. Dans certains cas, le chorégraphe indique exactement ce qu’il faut faire.
Si cet être a eu accès à une telle maîtrise, comment expliquer alors qu’il puisse avoir été interné ?
Il y a ce type, Nijinski, très fort et très dérangeant. Il est interné en psychiatrie parce qu’il dérange, pour sa pensée politique. Il se mettait parfois en colère, selon les témoignages de sa sœur, de son épouse et de sa belle-mère, mais la colère, en fait, ce n’est pas le symptôme d’une pathologie, c’est un sentiment. Sa pensée politique ne saute pas immédiatement aux yeux. Mais son épouse, elle, n’est pas passée à côté. Elle l’a parfaitement entendue...
C’est une sorte de lutte des classes dans le couple ?
Oui, parce qu’en plus, il ne touche plus un sou, quand il se retrouve réfugié en Suisse en 1917, pendant la révolution bolchevique, il vit aux crochets de son épouse. Et là-dessus arrivent ses beaux-parents, un conservateur de musée et une comédienne fort connue, Emilia Marcuse.
Ce sont des aristocrates qui ne pensent rien de bon de Nijinski. Il a une façon de traiter le corps que, dans leur pudibonderie d’aristocrates, ils ne peuvent pas supporter. Cet homme est un insolent et en plus il n’a pas d’argent, il n’a plus d’argent. Du temps où il gagnait sa vie, il pouvait être accueilli dans le monde des aristocrates. Avoir dans son entourage un artiste connu interna-
tionalement, ça fait bien. À partir de 1914, il n’a eu de cesse de passer d’un pays à l’autre selon que ce pays entre en guerre ou pas. Il va danser aux États-Unis tant qu’ils n’entrent pas en guerre, il va danser en Espagne qui est restée neutre. Tu le vois se déplacer en fonction de l’entrée ou non du pays dans le conflit mondial. Le jour où ce gars n’est plus soutenu internationalement, parce que c’est la guerre, il ne peut plus danser nulle part. Il se réfugie en Suisse, pays neutre, en 1917. Il écrit ses Cahiers entre janvier et mars 1919 durant son séjour à la villa Guardamunt, à Saint-Moritz, où ce sera le début d’une maltraitance médicale qui marquera la fin de sa vie. Je ne développe pas ici sur ce sujet douloureux, car tout est dans mon livre.
Tu as développé dans ce livre des choses que tu savais plus ou moins intuitivement. Il y a cette pensée forte, un peu dressée contre l’académisme et les institutions psychiatriques : « ce n’est pas une écriture de psychotique, c’est une écriture de danseur ». Mais j’insiste, qu’as-tu découvert, toi, dans ce voyage ?
Ce que j’ai découvert en travaillant sur Nijinski, c’est Tolstoï. J’avais lu ses grands romans, mais pour trouver l’arbre de Tolstoï dont parle Nijinski, j’ai dû lire toute l’œuvre et c’est là que j’ai découvert sa pensée philosophique qu’on trouve par exemple dans Anna Karenine. J’ai lu l’introduction, et je me suis dit : « mais ce n’est pas étonnant qu’il y ait eu la révolution dans ce pays. » Quand de grands auteurs comme Tolstoï pouvaient faire de semblables introductions...
En tant qu’aristocrate, il travaillait avec des moujiks, il a fondé une école pour eux. Et donc, les paysans, ça lui tenait à cœur, cet esprit d’éducation populaire avant la lettre. Et personnellement, ce que m’a permis cette écriture, c’est d’aller en Russie. Maintenant, on ne peut plus y aller. Ce que je voulais vraiment, lorsque j’ai commencé cette recherche, c’était aller voir où et comment vivait Tolstoï à Isnaïa Poliana, en pleine nature, avec sa famille et les paysans, et j’y suis allée.
J’ai vu la tombe de Tolstoï, et je suis aussi allée voir sa maison familiale et m’approcher au plus près de cet homme, ça j’ai pu le faire. J’aimais déjà Tolstoï, mais alors, par exemple en tombant sur Résurrection, tout à coup, j’ai découvert un livre sur la question du droit de cuissage des aristocrates sur les femmes... C’est grâce à Philippe Glassman que j’ai lu ce livre éminemment politique. Je l’ai lu avant de me mettre à travailler, et je me demandais où Nijinski était allé chercher l’arbre de Tolstoï, dont il parle tant… Il a fallu que je lise toute l’œuvre de Tolstoï et j’ai fini par trouver. En fait, les arbres dans la culture slave sont extrêmement importants. Et sous la Russie soviétique, il a été interdit de se prosterner devant les arbres. On y mettait des icônes. Les arbres ont quelque chose de transcendant, je l’ai découvert à cette occasion. J’ai travaillé aussi l’importance de la culture slave, à partir du livre Le monde mythologique russe de l’universitaire Lise Gruel-Apert et du Conte russe, de l’ethnologue Vladimir Propp. « Si tu veux construire une nation, crée-lui une culture qui l’unifie et une religion »...
J’ai donc proposé mon interprétation de L’Après-midi d’un faune et du Sacre du printemps, à travers la mythologie slave que Lise Gruel-Aspert et Propp ont mis en évidence dans leurs ouvrages.
J’ai toujours été passionnée par les contes en général, ceux de France, ceux d’Afrique, des Antilles, où je suis allée. Nijinski était pétri de la culture populaire, celle des contes que lui disaient les nianias de son enfance, et de la mythologie russe en côtoyant son ami Nicolas Roerich, spécialiste d’archéologie qui a conçu les décors du Sacre du printemps. Les artistes des Ballets russes de Diaghilev, dont Stravinski, vont puiser dans les contes et les rites agraires de leur pays. Tu en es pétri malgré toi et pour ce qui est de la mythologie grecque, tu en trouves des bribes dans la culture slave. Pas étonnant, car à un moment donné les Grecs ont occupé l’un des espaces du grand et vaste territoire russe et ça a pénétré, les cultures s’interpénètrent. L’Après-midi d’un faune, on dit que c’est d’origine grecque, parce que Nijinski s’est inspiré des poteries de l’Antiquité, qu’il allait admirer au Louvre. Bon, je revisite ça et j’avance que ça pourrait bien être issu de la culture slave... Même le costume inventé pour le Faune, par le russe Léon Bakst, peut faire penser à Vodianoï, personnage de la mythologie slave.
Finalement, qu’est-ce qui t’a profondément attiré dans la vie de cet homme, au point d’écrire ce livre ?
Nijinski incite à questionner tous nos a priori. Et tout particulièrement, à interroger la réputation de malade mental associée au monstrum, qui colle encore à son histoire par le biais de biographes comme son épouse, ou d’auteurs comme Paul Claudel ou Serge Lifar, et encore aujourd’hui, entrainant dans leur sillage toutes les personnes qui ne répondent pas aux standards sociaux. Une étiquette excluante, normative, réductrice, dont il faut absolument se départir. Un objectif à atteindre par l’action culturelle au moyen de l’art, telle qu’elle se pratiquait avec Tosquelles à Saint-Alban, à la clinique de La Borde avec Jean Oury, et telle que nous avons voulu la mettre en œuvre à l’Institut Marcel Rivière, avant la destruction de son théâtre.
À travers la lecture de ses Cahiers et de l’histoire de sa danse resituée dans son contexte, y compris ses dessins, Vaslav Nijinski nous invite à la circulation et
à nous déplacer.
Propos recueillis par NR
[1] Par exemple : José Montalvo, Bartabas, Catherine Azzola, les compagnies Black Blanc Beur, Dos à deux, Thomas Duchâtelet, ou encore la compagnie de danse À fleur de peau et Retouramont, Peter Brook, Jean-Christophe Bardot, Sylvie Gasteau, Jean-Pierre Chrétien Goni, Etienne Guichard, Bernard Salva, Grégoire Cuvier, Horacio Czertok, Marie-Pascale Deluen, Ludor Citric...
[2] Notamment avec le théâtre Le Scarabée à La Verrière, Le Prisme d’Elancourt, la Scène nationale de Saint-Quentin en Yvelines