Nicolas Lambert essayiste, révélateur de pages oubliées de l’Histoire

PARTAGER CET ARTICLE ► 
|  Article suivant →
s’abonner
 

Enfin
des cadeaux intelligents !





   




Nicolas Lambert essayiste, révélateur de pages oubliées de l’Histoire

« La France, empire » - un spectacle à voir et à vivre.
PARTAGER ►

Télécharger la version PDF  



Après sa trilogie L’A-Démocratie, composée de trois propositions politiques fortes :
Elf, la pompe Afrique, sur la façon dont notre pays a organisé de longue date l’acca-
parement des ressources pétrolières du continent africain, Avenir radieux, une fission française, au titre assez éloquent et Le Maniement des larmes, autour des questions de ventes d’armements, il récidive. Avec ce remarquable travail d’éducation populaire de la Compagnie Un pas de côté, Nicolas Lambert continue inlassablement à démasquer les non-dits de ce qu’on appelle la République française. Il le fait cette fois avec La France, empire, qui s’attaque, on l’aura compris, aux questions coloniales mal digérées qui intoxiquent le récit national.

Conversation avec Nicolas Lambert



Le grand intérêt de
ce travail, pour moi,
et de la manière dont
il est perçu, c’est qu’il est impossible de le faire entrer dans une des cases habituelles,
y compris les plus mo-
dernes et récentes, de ce qu’on appelle le spectacle vivant.

Il y a beaucoup de choses à entendre
et à voir, mais on se demande s’il y a vrai-
ment un quatrième
mur. Ou peut-être
est-il très ébréché...
C’est une adresse directe à tes contem-
porains que tu poursuis depuis longtemps, avec une espèce d’acharne-
ment à vouloir retra-
vailler les malentendus et/ou les mensonges, qui recouvrent l’His-
toire récente, et un peu moins récente parfois, de ce pays. Or, nous avons besoin de catégoriser un peu les choses, parce que notre cerveau fonctionne comme ça, alors...




Dans quelle « catégorie » placerais-tu ce travail auquel tu es attelé depuis si longtemps, qui a pour objet de transformer les mentalités dans des domaines cruciaux, et, en l’occurrence, l’appartenance historique à un peuple ?

En fait, le point de départ de l’écriture de cette proposition, c’était de faire un essai, au sens essai littéraire, mais là il s’agit d’un essai scénique. Une proposition qui prend plusieurs directions, car je m’appuie sur ce que j’ai traversé, je parle de moi, d’un moi qui nous est commun, d’un moi qui est ce Lambert vieux mâle blanc, sexagénaire, baigné dans un discours dominant, celui dans lequel on baigne tous. Et il me semble que ce discours omet un certain nombre de choses.

Lorsqu’on est parent d’élève, qui est un de mes métiers, on se rend compte qu’il y a des choses qui ne passent pas. Je vis dans un quartier du 19e arrondissement qui est très populaire, et quand je sais que les deux tiers de la classe de ma fille, l’année dernière, ont quitté la troisième pour aller directement dans un lycée profession-
nel, au mieux, ou directement dans un circuit d’apprentissage, et que ces enfants-là n’auront jamais entendu parler de la colonisa-
tion, ni de la décolonisation, ça m’interroge un peu.

Nous traversons une période politique où le discours dominant met l’accent sur ce qu’il appelle le « problème de l’immigration », de l’étranger, etc. Et il se trouve qu’il y a un oubli, comme un secret de famille, qui consiste à occulter que ceux qui ont posé des problèmes en émigrant, ce sont ceux qu’on appelle les Français. Les Blancs français, qui ont quitté leur pays et qui, avec l’aide de l’État, de la marine, par la force, se sont emparés de beaucoup d’endroits sur cette planète, pour y chercher la main-d’œuvre qui fera touner
leurs usines pendant un certain nombre de décennies.

Nous avons cette difficulté à comprendre pourquoi il y a autant de différences d’origine parmi les français d’aujourd’hui. Ce n’est pas très compliqué à raconter. Tous les pays européens ont des musées ou des lieux d’expo, des endroits où on peut raconter ça. Et avant on avait ce qu’on appelait des manuels scolaires. Aujourd’hui, c’est souvent sur des tablettes que ça se passe. On avait autre-
fois des cours d’histoire qui permettaient de comprendre beaucoup de choses.

Ce qui est assez étonnant, c’est que le récit qu’en fait l’Éducation nationale aujourd’hui dans les manuels scolaires, semble s’arrêter à une période qui ne permet pas de comprendre ce qui s’est passé ces 80 dernières années-là, qui restent dans l’obscurité.

Cette obscurité, c’est un peu l’ombre portée de l’empire que la France a été et des séquelles qui nous en restent. Et je trouve que c’est extrêmement juste de comparer ça à un secret de famille, si l’on peut faire un lien entre une notion psychanalytique et l’Histoire. Je pense que c’est effectivement la manière la plus précise de le nommer.

La France, empire, au Théâtre de Belleville © Pauline Le Goff

Parle-moi un peu de la manière dont tu t’y prends pour éclairer ces points aveugles...

Pour ce qui est de la forme, il s’agissait pour moi de me servir de ce que je connais, c’est-à-dire de tous les outils qui servent à ce qu’on nomme le spectacle vivant.

Et si cet art est vivant, c’est qu’on peut y faire vivre l’échange. Sinon, ce serait un produit reproductible qu’on regarde sans influer sur lui... Donc c’est évolutif. Il y a de l’imprévu. Et il y a, un peu à la marge, dans ce que tu fais, la possibilité que ton public réagisse.

Oui, dès que possible j’échange avec le public. Je quitte la scène. Je peux faire ce que je veux avec ce personnage-là. Et quand le temps le permet... Là, on est dans un théâtre privé, le Théâtre de Belleville, donc le temps est très calibré. Je ne dois pas dépasser les 2 heures. En plus, je suis en train de m’entraîner pour Avignon où entre deux spectacles on a 20 minutes pour faire sortir le public, faire entrer le suivant et désinstaller et installer le décor. Donc, je dois tenir dans deux heures. Mais effectivement, je ne me suis pas gêné. Il se trouve que l’écriture de ce spectacle, je l’ai composée exactement à l’inverse de ce qui précède. Je sors d’une série de trois documentaires qui n’étaient composés que de documents bruts dont le dernier où je n’intervenais même pas du tout en tant que raconteur. Ce personnage de raconteur que j’emploie dans ce spectacle, je l’ai déjà utilisé dans les deux premiers épisodes de ce bleu-blanc-rouge que j’avais composé sur la démocratie avec un A privatif. Un spectacle sur le pétrole Elf la pompe Afrique, un autre sur le nucléaire Un Avenir radieux, un autre sur l’armement Le Maniement des larmes.

Dans les deux premiers, j’endossais ce personnage de raconteur. Dans le dernier, je ne l’avais pas du tout. Et là, j’ai fait le contraire. Au lieu de ne m’appuyer que sur des documents bruts, je me suis nourri pendant un certain nombre d’années de ce que je peux raconter sur cet empire et sur les problèmes que pose le fait de ne pas raconter cet empire aujourd’hui en France. Par exemple, j’ai toujours été frappé par l’absence de compréhension de ce qui s’est passé en Indochine. Et de la perte de l’Indochine par la République française, qui n’apparaît plus aujourd’hui du tout dans le prisme... La guerre du Vietnam a totalement occulté notre histoire là-bas. Et lorsque j’en parlais à mes grands-parents... « Mais comment ça se fait que vous n’en avez pas entendu parler ? Comment se fait-il que vous n’ayez pas vu ce qu’il se passait, cette guerre épouvantable qui a été menée là-bas ? » « On avait autre chose à faire. On n’avait pas le temps, » etc. Je ne comprenais pas. Et je me suis dit... Bon, on peut avoir des points aveugles quand on bosse. Tous mes grands-parents travail-
laient en usine. Voilà. Moi, je viens d’un milieu social intermédiaire, comme on dit, qui a un peu bénéficié des Trente Glorieuses. Mais sur toutes ces périodes-là, ils avaient autre chose à faire...
Il fallait croûter.

Eh bien, je me suis demandé quels étaient mes propres points aveugles. Et je me suis rendu compte que nous possédons beaucoup de territoires aujourd’hui comme la Guyane, par exemple, dont on ne sait rien. La Guyane, c’est énorme, des milliers de kilomètres carrés en Amérique du Sud qui sont français. On a une immense frontière commune avec le Brésil. Plus de frontières avec le Brésil qu’avec la Suisse, ou la Belgique. Et ça, on n’en a pas vraiment conscience.

Je vais donc aux colonies... D’abord dans les dom-toms et je vais voir un peu ce que je ne comprends pas. Je suis allé à Mayotte au moment où notre gouvernement a lancé une opération de ratissage de l’île pour chasser les étrangers. Et là-bas, je me suis rendu compte que les étrangers aux Comores, c’étaient les Comoriens. Et que moi, en arrivant, je n’étais pas étranger, en venant de l’autre hémisphère de la planète. Et là, j’ai compris un peu mieux, je me suis rendu compte... Bon, on peut avoir des points aveugles. Et ça ne sert à rien de culpabiliser les grands-parents ou les parents ou nous-mêmes. Il ne s’agit pas de se culpabiliser.

Il s’agit d’en prendre conscience, de l’apprendre, de le lire, de mettre des mots dessus et de voir si on se contente de cette situation ou si on la fait évoluer parce qu’elle provoque en nous trop de déshonneur.

Lorsqu’on se prévaut de valeurs, ce qui est le cas en ce moment... On nous parle beaucoup des valeurs de la République. On nous dit beaucoup qu’il y a plein de gens qu’on appelle des étrangers qui ne partageraient pas nos valeurs. Moi, chaque fois que je vais à l’étranger, que je vais dans des anciennes terres françaises, si je vais au Cameroun, au Vietnam, dans de nombreux endroits, mais aussi dans d’autres terres, par exemple dans une terre francophone comme le Québec, je me rends compte qu’on parque des gens, les autochtones, dans des réserves...

Si j’ai bien compris, il s’agit de révéler les transformations du réel dans l’imaginaire commun à une nation, de dévoiler des lacunes, des points, peut-être pas complètement aveugles, mais qui sont dans les brumes et peuvent du coup être utilisés, manipulés. Surtout si on efface certaines données des livres d’Histoire des écoles.

La France, empire, au Théâtre de Belleville © Pauline Le Goff

Il y a beaucoup d’endroits où il me semble que ce dont on se prévaut sur ces valeurs ne correspond pas du tout à la réalité. Regardons la réalité et puis essayons d’évoluer. Nous, là, on est en train de faire un entretien. On est à Montmartre. Moi, je viens du 19e arrondissement. On voit bien qu’il y a là des gens d’origines différentes, qui sont de bons parigots comme nous. Bon, ça n’a pas l’air de poser un gros problème. Et manifestement, on partage les mêmes valeurs. Et effectivement, quand on va dans un collège ou dans un établissement scolaire au Cameroun ou n’importe où dans le monde, on voit bien que ce sont les mêmes valeurs. Le gamin qui ne respecte pas certains codes, qui va mal parler à un pépé, par exemple, il va se faire rembarrer pareil.

Et on se rend compte aussi que dans tous les patelins du monde, quand une mémé fait tomber son portefeuille, il y a 15 personnes qui diront « Madame, vous avez fait tomber votre truc » ou qui vont l’aider à se relever si elle tombe. Donc, je ne sais pas ce que sont ces valeurs qui seraient spécifiques à la République française. Je n’ai toujours pas compris.

Bon, parlons un peu de la forme...

Mais c’est toujours le même problème. En fait, je profite de la scène. Je profite des micros pour raconter ce qui me semble important.

Tu te prends toi-même pour exemple, en faisant en sorte que nous puissions partager cette idée de la façon dont notre pensée évolue, met de côté certaines choses, se focalise sur d’autres, etc. C’est extrêmement intéressant parce que ça passe par ton propre imaginaire, tu te prends toi-même comme objet d’observation.« Vous voyez, on est pareil, on a ce point commun, on est bien obligé de faire avec les données qui nous traversent.. . » On a tous besoin de sentir qu’on est de quelque part, qu’on appartient à une culture, etc. On finit par adapter toutes les informations, la manière dont elles sont déformées, pour s’en accommoder plus ou moins. Donc, on fabrique cette notion d’identité française, ce machin invraisemblable qui finit par être très lacunaire et mensonger. Mais dont on s’accommode parce qu’on n’est pas tous des savants, on ne peut pas passer notre journée à remettre tout en question, et que ça finit par bien nous arranger. Parle-moi de ta méthode, comment et pourquoi évolue-t-elle ?

Quand je suis revenu de Mayotte, après avoir fait la dernière enquête pour le spectacle, j’ai voulu faire le contraire de ce que je faisais d’habitude, c’est-à-dire qu’au lieu de partir du document brut, je suis parti sur une impro. Avec mon camarade Erwan Temple, avec qui je bosse depuis 20 ans, et Sylvie Gravagna, qui m’aide beaucoup depuis 35 ans, j’ai fait un boulot qui consistait à improviser. Mon camarade Erwan m’a demandé : « c’est quoi ta première image de la guerre ? »

Et là, je me mets à parler de ce que je découvre, des photos que je découvre quand j’avais 10 ans, avec toute ma ville rasée, entièrement rasée. Je viens de Saint-Quentin en Picardie, l’ensemble de ma ville rasée. Le père de mon grand-père avait photographié sur des plaques de verre la destruction de 14-18. Ça m’a marqué. Dans les années 70-80, ce n’était pas un sujet. C’étaient des patelins détruits et qui se reconstruisaient.


Il y avait plein de terrains vagues, des endroits qui avaient été bombardés et n’avaient pas encore été reconstruits. Il y en avait partout sur toutes les côtes de France, il y en avait partout autour de tous les fleuves, autour des gares de triage. C’était comme ça. On était à une époque de reconstruction. Donc, il y a une prise de conscience, voilà. Et je suis parti sur une approche. J’ai fait de l’oral. Je voulais me confronter à une forme que je ne connaissais pas et je voulais aussi voir si je pouvais faire tout tout seul. Je voulais tout faire tout seul et me servir de ce personnage, moi-même, non pour me donner en sacrifice, mais en me donnant à voir en exemplaire de français moyen. Je pense que je fais partie de ces français moyens.

Petit, je n’ai jamais entendu parler de l’Algérie... Le frère de mon père est revenu de la guerre et il ne disait rien. Bon, d’accord. Et puis, il y avait un inconscient raciste qui agissait en permanence chez mes parents. Ou chez mes grands-parents. Enfin, il y avait plein d’exemples comme ça, d’un racisme bon enfant. Les nègres, c’est pas des gens comme nous. Les bougnoules, c’est... Et puis, ça a été relayé par ces phrases qu’on a entendues ensuite dans la bouche de François Mitterrand. Bon, un massacre dans ces pays-là, c’est pas grave. On baignait là-dedans. Il parlait du Rwanda. Il y avait quelque chose qui était admis et il n’y avait aucun doute en ce qui concerne la supériorité. De même que je n’ai eu aucun doute sur la supériorité de l’homme sur la femme, c’est marqué sur le numéro de la sécu. Moi, je suis le 1 et elle est le 2. Bon, voilà. Il n’y a pas de doute sur ces choses-là quand tu es du bon côté. Et comme tu disais, ça nous arrange bien. C’est un processus qui permet de ne pas questionner les choses. Si t’es du bon côté de la barrière, si t’as tiré le bon numéro, t’es au bon endroit. Si t’as pas tiré le bon numéro, là, tu commences à dire tiens, c’est marrant, ce garçon, il met sa main sur ma cuisse, c’est marrant à quel point il me tripote les tétons, là. C’est un peu gênant. Mais quand on faisait ça, dans mon métier, on trouvait ça tout à fait normal.

La France, empire, au Théâtre de Belleville © Pauline Le Goff

Nous avons créé notre propre compagnie à la fin des années 80, début 90. Très vite, ce milieu du théâtre m’est devenu insupportable. Quand j’ai vu ce que c’était d’être avec des metteurs en scène, la façon dont ils traitaient les nanas, mes partenaires. Je n’avais pas capté que c’est parce que c’est des nanas qu’ils avaient le droit de faire des choses comme ça. Je l’ai vu. Et très vite, on s’est retirés du jeu. Sylvie Gravagna, elle, a commencé une carrière au cinéma qu’elle a avortée immédiatement pour ces raisons. C’est plus facile d’en parler aujourd’hui qu’il y a 10 ans, grâce à des gens comme Sylvie qui creusent ce sillon depuis 20 ans, qui font un énorme boulot.

Maintenant, si on continue à regarder ce qui était inclus dans cette hiérarchie humaine officiellement inscrite quand on a mis le 1 pour l’homme, 2 pour la femme, après le département, l’année de naissance, tout ça... C’est sous l’occupation. C’est sous Pétain. C’est un polytechnicien qui a eu cette idée, il a bossé avec de grandes marques d’ordinateurs pour faire des numéros, pour ficher les gens. C’était pour fabriquer la carte nationale d’identité qu’on a tous dans la poche depuis Pétain. Et on n’interroge pas ça ? Non, on ne l’interroge pas. On dit que c’est formidable. Regardez, l’Europe, c’est merveilleux, l’Union Européenne. Mais du temps de mon grand-père, il n’y avait pas de passeport. Quand tu étais Juif d’Europe de l’Est, tu traversais toute l’Europe pour rejoindre le Havre, sans passeport. Il n’y avait pas les murs. D’un seul coup, on trouve ça formi-
dable d’avoir un truc qui permet de passer des barrières. Mais ça faisait partie de la vie. C’est la dynamique dont tu parles. C’est en train de s’amplifier. La vidéosurveillance et autres joyeusetés. Tout ça pour dire que j’ai fait une impro qui a duré une semaine. Et, comme maintenant, on peut se filmer avec un petit téléphone, j’ai gardé les choses. J’ai recousu ça pendant une grosse année et les derniers mois avec Sylvie Gravagna. En partant de ce travail avec Erwan, on a abouti à ce spectacle qu’il a mis en lumière avec des moyens très simples.

L’idée, c’est de faire quelque chose de très sobre, pour plusieurs raisons. L’intérêt, c’est de pouvoir jouer ça dans un bar, un établissement scolaire, dans un théâtre, dans plein d’endroits, de préférence dans des théâtres, mais il faudrait que les théâtres s’intéressent à d’autres choses...

Si je peux me permettre, je dirais que je ne suis pas trop d’accord avec toi quand tu dis : de préférence dans les théâtres. Je pense que cette forme où le quatrième mur n’est pas infran-
chissable, est très intéressante parce qu’il y a cette ambivalence permanente. Même si les gens ne réagissent pas, ça ne leur est pas interdit.

C’est une possibilité. Oui, tout à fait. Ça me permet de réagir. J’aime beaucoup ça. Je le sollicite au départ. Je montre que la porte est ouverte au départ en proposant de réagir sur les noms de rues. À partir de là, c’est une grande possibilité. De préférence dans les théâtres. Pourquoi ? Pour gagner ma croûte. C’est très important. Ces dernières années, je n’ai pas pu jouer dans les théâtres. Donc, je n’ai pas été visible. Le spectacle n’a pas circulé non plus dans les réseaux où il aurait dû circuler. J’ai fait un spectacle sur l’armement que personne n’a vu dans les circuits qui réfléchissent sur la pertinence d’avoir un modèle économique fondé sur l’armement en France.

Beaucoup de gens auraient pu être intéressés dans des tas de festivals, de lieux, etc. Mais comme je ne suis pas visible parce que le spectacle n’a pas été pris dans les théâtres pour des raisons d’ordre politique, bien sûr, eh bien, il n’a ni circulé dans les théâtres ni ailleurs. Et c’est là le pro-
blème. Le théâtre est un des outils, d’abord pour gagner ma croûte, mais aussi un chausse-pied pour aller dans des tas d’endroits où je peux raconter mes petites plaisanteries. C’est là que démarre le bouche-à-oreille.

La France, empire, au Théâtre de Belleville © Pauline Le Goff

Le but du jeu étant de servir à quelque chose dans ce pays, j’essaye de me mettre à disposition d’un public, de plein de publics, mais encore faut-il que les voies de visibilité ne soient pas trop fermées.

Ce qui me frappe c’est le côté agit-prop de ton travail, ou éducation populaire au sens puissant du terme. On oublie trop que ce pays a inventé cette chose extraordinaire.

J’aime beaucoup quand on met le mot populaire à côté d’éducation plutôt que d’autres mots, comme nationale.

Ce qu’on oublie souvent, c’est que l’éducation populaire, c’est l’éducation du peuple par le peuple. L’éducation nationale, ça dit autre chose, dont tu parles très bien. Mais ça nécessite aussi, selon moi, de subvertir la forme. Et les théâtres - je suis obsédé par ça depuis long-temps -, imposent un clivage, une forme de l’ordre du spectacle et je persiste à espérer que tu sois d’accord avec moi sur le fait que ce n’est pas simplement un spectacle, mais une adresse à tes contemporains.

L’intérêt de la notion de spectacle, c’est que je vais être spectaculaire pendant deux heures, et que tu ne vas pas regarder ton téléphone. C’est le dernier lieu où on peut encore demander ça à des jeunes gens. Attention, pendant deux heures, tu ne regardes pas ton téléphone, ce qui est énorme, gigantesque. Le spectacle est composé de chansons. Ce ne sont que des chansons de trois minutes avec un début, un refrain, un milieu, une fin, qui sont mises bout à bout. Quand une chanson est trop longue, je la coupe par un truc rigolo genre passage chez le psy...

C’est comme ça que j’ai fait le spectacle. C’est un tour de chant en réalité (rires). Initialement, je l’avais imaginé musical jusqu’à ce que je me rende compte qu’économiquement, je ne pouvais pas le faire. J’ai toujours été accompagné par un musicien sur tous les spectacles et là, économique-
ment, je n’y arrivais pas. J’ai gardé le principe de la chanson au sens d’une petite structure vocale de trois minutes. Sauf que normalement, dans le spectacle, ça ne se voit pas. Et tous ces modules-là, je les ai mis dans tous les sens, j’en ai gardé plein, j’en ai viré énormément et j’ai gardé ce qui me semble être le maximum supportable pour un public multi-âges, deux heures pile ! Hier, j’ai fait deux heures trois minutes, il faut que je tienne sur 120 minutes.

J’ai ces contraintes-là, type Oulipo... Pour les précédents spectacles j’avais le nombre de mots qu’il ne fallait pas dépasser, j’ai mes contraintes, qui me regardent, parce que j’aime ça, des contraintes d’écriture. C’était juste un jeu pour moi. Est-ce que je suis capable de faire exactement le contraire de ce que je fais d’habitude où tout est super calibré par rapport à des documents bruts ? Là, je fais exactement le contraire, je fais une impro avec quelques documents. Il y a malgré tout 34 person-
nages dans le spectacle. C’était une impro au départ, une grosse impro. Et dans cette impro il y a quelques documents, le discours de De Gaulle, le discours de Nicolas Sarkozy, celui du général Lecointre, etc. Et puis des interventions. Et l’enjeu, c’était aussi de travailler sur le récit, des témoignages, celui d’un pilote d’hélicoptère, par exemple...

Ce qui m’intéresse bien dans l’histoire c’est que ce ne soit pas parfaitement formaté, que ce ne soit pas exactement la même chose d’un jour à l’autre, qu’il y ait la possibilité par exemple, qu’à un moment donné un prof d’Histoire se lève dans la salle et te dise : « mais comment pouvez-vous dire ça ? », par exemple, et que tu répondes.

Je sais répondre. En réalité, tout est à la virgule près, mais je peux m’échapper, j’en ai sous le pied. Au départ je faisais un spectacle de plus de trois heures que j’ai dû calibrer parce que j’ai le ma-
tériau, j’ai les références. Il n’y a pas un prof d’Histoire qui peut me piéger sur quoi que ce soit. Il n’y a pas un truc qui n’est pas largement soupesé, étayé. Le but du jeu n’est pas de mettre mal le prof d’Histoire. Il est de prendre en considération les pages oubliées. Les profs d’Histoire font un boulot admirable avec ce qu’ils peuvent. C’est la responsabilité du ministère de leur donner les moyens de bosser.

La France, empire, au Théâtre de Belleville © Pauline Le Goff

Je pense que si on ne leur donne pas les moyens de bosser c’est une volonté politique, c’est un dessein. Pour parler encore de la forme, c’est donc du spectacle vivant. Ce que je dis pour me faire comprendre c’est que depuis que nous avons inventé le cinéma, nous n’avons plus besoin d’une forme qui se reproduit chaque fois à l’identique, ce que le cinéma et la vidéo font parfaitement, et que le théâtre pourrait redevenir réellement vivant.

Oui, d’ailleurs, plus personne n’y va. Voilà. Moi j’ai fait du théâtre, au début, parce qu’un jour mon prof de français m’a dit : « viens on va faire du théâtre dans le patelin ». Bon, depuis j’en ai fait, et puis à un moment donné je suis allé vraiment au théâtre.

Bon, ce que j’ai vu ne m’a pas vraiment intéressé, moi je continue à en faire, mais j’y vais peu. Il y a des fois où ça marche, il y a des fois où c’est formidable. Quand c’est formidable, c’est formidable, c’est vraiment merveilleux. Et c’est pareil avec plein de trucs, l’opéra quand c’est bien fait et que ça dit quelque chose, purée qu’est-ce que c’est merveilleux. Mais l’essentiel de ce qu’on y voit, ce sont des produits faits pour correspondre au désir du programmateur de théâtre de rester en place. Un directeur de théâtre est là pour rester et ensuite accéder, suivant un plan de carrière, qui consiste à passer de scène conventionnée à scène nationale, puis à CDN, etc. On est face à un système insti-
tutionnel qui n’a plus pour objet de faire venir de nouvelles personnes dans des salles, mais de gérer des abonnés qui vieillissent et qui meurent.

J’entends ce que tu dis sur l’aspect concret, professionnel, etc. Néanmoins, comme je continue à être obsédé par le manque d’évolution, le manque de vulnérabilité, de fragilité, qui permet-
trait aux arts vivants de retrouver ce dialogue avec leur époque, en évitant le travers dont tu viens de dessiner les contours, je pense que le type de conversation que tu proposes aurait toute sa place dans des espaces qui ne sont pas formatés comme des théâtres.

Bien sûr, c’est là où je vais. En réalité, pendant les 15 premières années de la compagnie, on n’a jamais joué dans un théâtre. On a bossé dans des tas de lieux. Dans les années 90, on a travaillé essentiellement dans des établissements scolaires. À l’époque, ça ne se faisait pas. Il n’y avait aucune proposition comme ça. Et moi, je suis allé faire le tour. Je suis allé dans chaque lycée d’Île-de-France. Chaque lycée pro. Et les spectacles qu’on proposait avec Sylvie, on les a joués à 98% dans ce type de lieux.

Et les spectacles qu’on fait depuis, sont sur une logique de trois tiers. Un tiers dans du théâtre privé, pour faire connaître. En gros, ça veut dire théâtre à Paris et théâtre à Avignon. C’est de l’investissement. Ça nous coûte un bras à chaque fois. Et sur le spectacle précédent, on garde un trésor de guerre pour financer le prochain. Donc, un tiers dans du théâtre privé, un tiers qu’on essaye de vendre dans du théâtre institutionnel pour gagner notre croûte. Et il y a un tiers des dates qu’on continue à faire dans des lieux pas du tout consacrés à ça. Dans des granges, n’importe où. Il n’y a pas un type de lieu qu’on n’a pas fait. J’ai joué sur la place de la République, dans Nuit Debout. Je suis allé jouer au Bénin. Je suis allé jouer au Mali. Au Sénégal. Je fais des tas de choses aujourd’hui au Cameroun, sans aucune structure derrière. On fait ce qu’on peut. Le but de ces propositions, c’est de ne pas trop dépendre de l’outil théâtral. Mais malgré tout, on a un service public du théâtre dans lequel on peut faire des trucs vachement beaux. Et ces choses belles, c’est dommage de ne pas les faire là. En plus, économiquement, c’est là que ça se passe. C’est là où on peut se permettre de fonctionner. Le merveilleux statut d’intermittent du spectacle nous permet de travailler malgré l’absence d’achat de spectacle. Mais malgré tout, c’est tellement dommage de se passer des lieux de théâtre. C’est tellement bien d’avoir un lieu où on peut faire le noir, où on peut faire du silence et juste

proposer quelques petits sons. Il y a quelques sons qui accompagnent le spectacle et sont censés être à peine perçus. Mais c’est bien pratique d’avoir des lieux où tu viens avec un petit matériel et tu balances les lumières qu’il faut. Ça marche bien, je trouve, dans un petit théâtre comme le Théâtre de Belleville, ou le Grand parquet, où tu es facilement en contact avec les gens, où tu peux leur proposer d’aller boire un verre juste à côté. La proximité est là. Et ça ne crée pas cet effet pervers dont une des conséquences était ce qu’on disait au début par rapport à ces comédiens professionnels dont on est séparés par une espèce de mur de verre, qui fait que ça leur donne une importance trop grande.

Et on ne peut pas leur répondre. Je pense que ce point est très important. Je compare ça à la fontanelle qui n’est pas encore durcie dans le crâne des enfants. À un moment donné, ça peut continuer à circuler, à échanger. Disons que le fameux quatrième mur n’est pas totalement solidifié. Et ça, c’est très intéressant parce que pour moi, c’est ce que tu fais, même si tu aspires à jouer dans de grands théâtres, pour moi c’est très important parce que c’est subtil. Ça permet vraiment autre chose. « Je suis un d’entre vous et je prends la parole », tu reviens aux origines du théâtre. Et le fait que ça ne soit pas complètement séparé de la salle renforce l’idée qu’éventuellement il peut y avoir un dialogue. Et que, lorsque le spectateur sort de la salle, il devienne acteur de la vie. Le but du jeu c’est ça, agir sur le monde avec ses acteurs. Est-ce qu’il n’y aurait pas un mot à inventer pour faire entrer dans les crânes que vous n’êtes pas des activistes seulement, vous n’êtes pas des comédiens au sens que ce mot a pris depuis Louis XIV. Pas non plus des stand-upers parce que vous faites des choses, je dirais, qui font entrer du vrai savoir dans un contexte accessible, un peu comme Piscator l’a fait en son temps...

La France, empire, au Théâtre de Belleville © Pauline Le Goff

Je crois que le mot existe, ça s’appelle faire de la politique, s’occuper de la polis, avec un S à la fin, c’est-à-dire : on fait tous partie de ce monde. Bon voilà, tiens, il y a des trucs qui ne vont pas bien là, comment on peut agir ? Qu’est-ce que j’ai repéré qui ne va pas ? Est-ce qu’on peut se mettre quelque part et en parler ? Pour moi la politique c’est ça, à condition que tout le monde prenne la parole, pas juste le mâle blanc. Mais moi je ne peux parler que de ce que j’ai compris. Je ne peux pas improviser sur des domaines de compétences que je n’ai pas. Par exemple, si on me demande de parler de ce qui se passe à Saint-Pierre-et-Miquelon, je ne peux pas. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans nos terres polaires, aucune idée. Donc, je n’irai pas là-dedans.

Et si quelqu’un me lance en disant « ben oui, vous parlez de ça, mais vous ne parlez pas de ça », en fait, je peux parler de ce que je sais, de ce que je suis allé fouiller. Par contre, si on commence à... Moi, j’adore ça, à déconner, à partir du thème. Je l’ai fait au début, là, du spectacle, mais je perds 20 minutes d’un seul coup, or, ça doit être méchamment calibré au théâtre... Dans un théâtre privé, tu paies à l’heure, hein. Le théâtre en ordre de marche, il faut le rendre à l’heure, sinon tu paies la personne qui est à la caisse, ce qui est normal, parce que ce sont des gens qui sont payés vraiment limite, donc je ne peux pas leur piquer 20 minutes par jour. Moi, j’adore ça, c’est ce que je peux faire si on m’invite à jouer ailleurs, et je ne vais pas me gêner. Dans des festivals sous chapiteaux, on y va. Il y a plein de lieux où on peut faire ça, c’est vrai.

Est-ce qu’il est systématiquement nécessaire pour toi, ou pas, d’ouvrir le débat, après ?

Ah, oui, j’ai du mal à partir de scène sans... Je reste à disposition du public. À partir du moment où je me mets au service du public, je suis un service public, donc, si quelqu’un a quelque chose à me dire, il vient me le dire à la fin, en bien ou en mal, et je reste là pour ça. Je le fais tout le temps. Là où c’est difficile à faire, effectivement, c’est quand je mets trop de temps pour... dégager du pla-
teau. Dans ce théâtre-là, (le Théâtre de Belleville) c’est facile. Il y a des endroits où c’est plus compliqué, selon les moyens de transport pour les gens, aussi, l’heure à laquelle on joue, tout ça. Mais je suis malheureux quand il n’y a pas ça à la fin. L’idée, c’est d’ouvrir la parole. Ce n’est pas de la fermer à la fin. Maintenant, ça s’appelle un « bord-plateau ». Moi, ça fait 30 ans que je fais des bords-plateaux. Ça fait 35 ans qu’on fait ça avec tous nos spectacles. Et c’est ce qu’il se passe ici, au Théâtre de Belleville. Moi, je pars rarement. Ça dépend des cas. Mais en général, je rentre rarement chez moi avant une heure du mat. Il y a toujours...

Dis-nous en peu plus, pour aller vers la conclusion de cet échange, sur le désir profond qui a été au départ de cette aventure, que je tiens pour héroïque. Quel a été ton déclic initial ?

Je veux interroger et interpeller mon époque. Sinon, je ne vais pas bien. Sinon, ça me rend malade ce qui se passe. Si je ne comprends pas... Et puis je le dis sur scène. Je dévoile ça aussi. Moi-même. Maintenant, le théâtre documentaire, c’est devenu un genre. On m’a beaucoup reproché de faire du théâtre documentaire au départ. Maintenant, c’est un genre. Je viens d’une famille où mon père a consacré son énergie à se masquer qu’il fabriquait des armes qui tuent. Et il consacrait son énergie à ça, plutôt que de s’occuper de ses enfants. C’était son métier. Dans une usine d’armement. Et je pense que si une énorme partie de l’économie française dépend de l’armement, et que l’on constate par ailleurs que c’est le même pays qui est le principal consommateur de psychotropes et d’alcool au monde, il y a peut-être quelque chose. En tout cas, je l’ai constaté chez moi. À un moment donné, j’ai eu besoin de casser cette façon de ne rien interroger dans ma famille. Parce que sinon, j’en crevais. Je n’allais pas bien. Et je pense que c’est ce dont on hérite qu’il faut... (Le son devient inaudible à cause d’une sirène de police) Il faut interroger cette habitude qu’on a, par exemple, d’être interrompu par des sirènes de flics tout le temps. (rires)

Cette façon dont on hérite d’une police de plus en plus armée, de plus en plus... On hérite de ça, mais on peut s’interroger. Est-ce qu’ils ont besoin d’être armés à ce point, ces gens-là ? Peut-être que c’est important d’avoir des policiers. Peut-être que c’est important d’avoir des caméras. Mais peut-être pas. Peut-être qu’on peut aussi interroger pourquoi on en est arrivé là. Et peut-être que ça ne va pas de soi. Et que ce qui ne va pas de soi aujourd’hui, dans plusieurs domaines, allait de soi il n’y a pas si longtemps. Et ça n’est plus le cas. De mauvaises habitudes impensées ont été remises en question, Donc, c’est formidable. On vit une époque merveilleuse de ce point de vue.

Dac, mais ces choses dont le bien-fondé se dissout aujourd’hui, ne remettent pas forcément en question le système néolibéral comme on dit, capitaliste.

Si, si, je pense. Tu peux être bi, tu peux être ce que tu veux. Ah, c’est là, oui. Sur la sexualité, oui. Je pense que si on doit remplacer 20 hommes du CAC 40 par 20 femmes, ça va leur faire un petit peu mal, déjà. Et si, en plus de ça, on dit qu’il ne faut pas simplement que ce soient des Blancs... Eh bien, je pense que petit à petit, il y a des choses qui peuvent changer. Vraiment, je ne pense pas que ce monde puisse continuer à fonctionner de la même façon s’il n’est plus aux mains des vieux mâles blancs. Je plaide la naïveté là-dessus. Mais je pense qu’à un moment donné, ça n’est plus possible.

Regarde les gens qui font le goudron dans les rues de Paris. « Tiens, c’est normal, c’est que des nègres ». Comment ça se fait ? Tiens, c’est marrant, les gens que tu croises dans le métro à 5 heures du matin, ce ne sont pas des vieux mâles blancs. Je plaide la naïveté là-dessus. Mais je pense que moins le mâle blanc aura de pouvoir, mieux on se portera. Je le crois.

Ne penses-tu pas, que même si les rôles sont remplis par d’autres, ça ne change pas fondamentalement le système ?

L’idée à laquelle je crois, c’est qu’aujourd’hui, en termes de puissance financière, le pouvoir est concentré dans très peu de mains de mâles blancs. Et il me semble que moins le pouvoir sera concentré, mieux on se portera. Le pouvoir est tellement concentré aujourd’hui dans les mains de cette population-là que cette remise en cause, je pense, peut entraîner un jeu de domino intéressant. Ça ne va pas suffire. Mais il va falloir commencer par dire que les Arnault, les Bolloré, ces gens-là n’ont pas à accaparer
tout ce pouvoir. Ça ne suffira pas, mais c’est nécessaire.

La France, empire, au Théâtre de Belleville © Pauline Le Goff

J’adore ta démarche, mais pour continuer à t’asticoter, je prends un exemple simple : nous avons espéré que l’arrivée d’Obama au pouvoir aux États-Unis change des choses, alors que ça n’a presque rien changé.

Oui. Ça ne suffit pas. Mais c’est nécessaire. On ne va pas tout miser là-dessus. Mais c’est sûr que si on laisse uniquement la parole aux mêmes... Par exemple, en ce moment, ce qui nous arrive en France, c’est que l’essentiel des médias est détenu par des mâles blancs milliardaires. On voit à quel point il devient de plus en plus compliqué de faire entendre une autre parole que celle qu’ils véhiculent. Bon.

Quels sont les effets souhaitables pour toi de cette action, dans cette contradiction que nous traversons tous ? À quel endroit peut-on trouver une faille dans ce système impitoyable ?
Où est-ce que ça peut se glisser et produire une esquisse de transformation ? Est-ce que tu as quelques exemples qui te donnent le sentiment que ça peut bouger, parce qu’un soir tu vois des spectateurs réagir ?

Ce que je veux, c’est être acteur et déclencher un mouvement où ce que je dis n’apparaisse pas uniquement comme un spectacle, c’est-à-dire déconnecté de ce que je dis quotidiennement, mais comme un élément de dialogue qui peut atteindre l’autre et auquel il puisse réagir. Beaucoup de gens m’ont fait le plaisir de me dire des choses très sympas après mes spectacles, ou même plusieurs années après, en disant, « moi quand j’ai vu ça, du coup j’ai changé de voie. J’ai arrêté d’aller dans cette direction-là ». Il y en a plein. Voilà, ça ce sont des choses qui me touchent beaucoup. Maintenant si je savais... moi, je n’ai pas la méthode. Je sais à peu près comment je peux raconter. La contradiction c’est que, ce que je sais faire ce sont des spectacles. Je peux prendre une scène et dire : « bon, je vais essayer que tu ne t’emmerdes pas pendant cette période-là ».

Et comme mon boulot c’est que tu ne t’emmerdes pas, je vais essayer de te glisser plein d’infos et plein de trucs qui me semblent bons à savoir en ce moment, et sur lesquels je vais essayer d’être le plus honnête et le plus utile possible. Voilà, je vais essayer de faire un truc utile pendant cette période. Que tu passes un bon moment pendant ces deux heures-là et que tu te dises ensuite : « bon, c’est sympa, je me suis quand même marré. J’ai quand même eu des émotions bizarroïdes mais je suis content de les avoir traversées. » Et ça c’est l’aspect spectacle. Ce que je peux faire c’est être honnête dans ce que je te raconte de façon à ce que les éléments que tu as en sortant te permettent d’en faire quelque chose. Tu en fais ce que tu veux. Le but du jeu en tout cas c’est de te mettre en résonance, en branle.

Il se trouve que nous venons tous deux de la fin du 20ème siècle et qu’on sait qu’il y a eu des périodes où la liberté n’était pas juste un mot gravé sur un mur. Quand, aujour-
d’hui, on voit qu’une jeune femme est arrêtée pour manifestation interdite quand elle est toute seule sur une place à Lyon avec un foulard de la couleur qui ne convient pas au pouvoir, il y a quelque chose d’épouvantable, on est d’accord. Maintenant, il reste encore des tas de failles qu’il faut continuer à élargir autant que faire se peut, chacun à des petits niveaux peut-être. J’aimerais savoir où on peut faire ça, je tente à chaque fois. Mais je suis comme tout le monde, le nez dans le guidon. Il y a des endroits évidents où on devrait aller, je n’y vais pas. Je ne suis pas comédien, je ne suis pas là pour ça, je suis là pour dire les choses à ma manière personnelle.


Qu’est-ce que tu souhaites maintenant ? Qu’as-tu envie de faire ? Et de quoi aimerais-tu avoir été un tout petit peu acteur dans la période qu’on traverse ?

Ce que j’aimerais, c’est que ce travail serve à quelque chose. Qu’à la fin, le discours « on est chez nous, ils sont chez nous » devienne inaudible. Je pense que c’est possible. C’est nous qui sommes allés là-bas. Si tu ne racontes pas ça à la base, n’importe quel idiot peut venir en étant payé par un milliardaire sur une chaîne de télé pour dire « Oh, la, la, regardez, ils sont chez nous ». Et à ce discours, n’importe quel môme de 7 ans à qui tu racontes un peu mieux l’histoire au départ, te répond : « mais c’est normal, s’ils sont là, monsieur, allez, faut pas rester là, allez, retournez chez vous. Vous êtes pas bien, si vous pensez qu’ils sont chez nous. » C’est très facilement démontable par des enfants, si on leur raconte l’histoire. Et il se trouve que les historiens ont fait un boulot remarquable depuis 80 ans, qui n’est pas utilisé en cours d’histoire.

Comme si, en cours de physique, on ne se servait pas des découvertes de ces 80 dernières années. Comme si on ne se servait pas du télescope en sciences physiques aujourd’hui. Comme si on ne se servait pas du microscope électronique. C’est absurde de ne pas se servir du travail accompli. Il y a des universitaires merveilleux et beaucoup de gens qui ont fait un boulot remarquable dans des tas de domaines. Et le boulot de l’instruction publique ou de l’éducation tout court, c’est de transmettre ça aux enfants.

Or, aujourd’hui, notre système ne permet pas ça. Alors, faisons ce qu’on peut pour rappeler au pouvoir qu’il n’a pas à mettre l’instruction publique au service d’un système économique ultralibéral qui a besoin de dominants et de dominés.

J’insiste un peu lourdement dans mon pessimisme...
Le dévoilement progressif (apocalyptique) de beaucoup de choses masquées, est-il suffisant ? On sait main-
tenant que les ultralibéraux sont prêts à tout pour ne pas perdre leur pouvoir. Tout le monde le sait, mais ça ne change pas grand chose.

Je pense qu’on peut agir. On ne va pas se laisser faire. Et si on n’y arrive pas, moi, si je n’y arrive pas avec mes petites histoires sur scène, j’irai dans les bistrots. Si je n’y arrive pas dans les bistrots, j’irai sur les téléphones et puis je raconterai ça dans des petites vidéos. Non, de toute façon, tant qu’on peut faire, tant qu’on peut y aller, il ne faut pas se gêner. Je pense que ce que veut ce pouvoir-là, c’est nous rendre tristes et impuissants. Je pense qu’on peut faire autrement que de baisser les bras et de continuer à se laisser détruire. Non, y a moyen...

Propos recueillis par NR

La France, Empire - Texte, documentation, reportage, mise en scène & interprétation Nicolas Lambert. Collaboration artistique Sylvie Gravagna. Création lumière Erwan Temple. Collaboration documentation : Erwan Temple, Saphia Arezki. Remerciements : Florence Beaugé, Miguel Benasayag, Thomas Deltombe.
Diffusion Anne Sophie Lombard/FAB — Fabriqué à Belleville. Production Cie Un Pas de Côté & Théâtre de Belleville.
Jusqu’au 27 juin au Théâtre de Belleville. 2-21 juillet au Théâtre Le 11, Avignon. 25-27 juillet au Festival La Belle Rouge à Saint-Amant-Roche-Savine (63).

Pour en savoir plus, le site de la compagnie Un pas de côté



fake lien pour chrome




Partager cet article /  





Réagissez, complétez cette info :  →
Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.



Infos, réflexions, humeurs et débats sur l’art, la culture et la société…
Services
→ S’abonner
→ Dons
→ Parutions papier