Nous la suivons depuis longtemps dans ses déambulations, souvent à bord de sa petite caravane-musée chargée d’imaginaire. Notre amie Tania Magy fondatrice de l’association Art Rom, est plasticienne et marionnettiste, Rom d’origines, mais un peu créolisée, comme disait notre cher Edouard Glissant, car elle a été élevée ici, par des Français de France. À la recherche de sa culture d’origine, elle mène des travaux universitaires et est très active dans le domaine de l’art. Elle fait donc le lien entre des mondes qui nous importent. Parmi ses nombreuses activités, notre héroïne participe depuis ses débuts à un festival en terres rurales, intitulé Welcome in Tziganie, à Seissan-sur-Gers, dont la dernière édition en date s’est achevée il y a peu.
« Welcome in Tziganie » en est à sa 17ème édition. Comment ce festival évolue-t-il ?
Depuis plusieurs années le festival est implanté dans le Gers, à Seissan, où il se déroule dans les arènes avec l’aide de beaucoup de gens d’ici. Et, avec le temps, nous drainons de plus en plus de spectateurs et de participants, venus des villages alentours, mais aussi des personnes qui viennent parfois de très loin, d’Espagne, d’Italie, de Belgique, d’Allemagne, d’Autriche, ou encore des Balkans. C’est très riche au niveau des échanges. Cette année, du 26 au 28 avril, il y a eu plus de 16 000 visiteurs et nous avons été des dizaines d’artistes roms, gitans et manouches, à exposer, à jouer de la musique, à animer des conférences pour de très nombreuses personnes venues spécialement pour l’occasion. En plus des manifestations artistiques du festival, nous y animons des ateliers de médiation culturelle, non seulement avec les habitants du Gers et des environs, mais aussi avec les enfants roms qui participent à différents stages et ateliers. L’objectif principal, c’est évidemment de favoriser la reconnaissance de nos cultures et de fournir aux spectateurs un maximum d’informations à propos de nos savoir-faire, que ce soit sur le plan artistique, artisanal ou intellectuel.
Puisque tu dis « nos cultures », c’est donc qu’il n’y a pas un seul « Art Rom », il y a plusieurs cultures différentes ?
Oui, bien sûr et c’est en mouvement, Art Rom, c’est comme ça que je nomme un ensemble très riche... Cette fois, nous avions la chance de recevoir des musiciens des Balkans, par exemple des Serbes et des Macédoniens pour l’hommage à Férus Mustafof. Il y avait également des DJ d’origines rom venus d’Autriche, et bien sûr des Français. Il y avait aussi une bodega espagnole avec beaucoup de fanfares et de belles animations, ainsi que des artistes comme Tekameli et la compagnie Audigane : Peppo, Armelle et leur fils Constant, avec leur caravane. Quelques noms parmi les artistes invités : Unza Unza Orchestra (ex. No Smoking Orchestra d’Emir Kusturica) // Kocani Orchestar // Balkan Paradise Orchestra // Shazalakazoo Live Band // Koza Mostra // La caravane Passe + Guests // Taksim Trio // Bollywood Masala Orchestra // Sabor de Gracia // Bojan Ristic Brass Band // Dunkelbunt...
Comment ces gens se rencontrent-ils ? Comment les avez-vous rencontrés ?
Eh bien, c’est le fruit d’une très longue production et d’un investissement collectif de plus de 17 années. C’est une démarche artistique, culturelle et sociale. On retrouve sur ce festival des personnes qui font de l’accompagnement de terrain au quotidien auprès de familles roms qui vivent dans des bidonvilles ou en squat, et aident également des travailleurs saisonniers en milieu rural. Tout cela participe à un travail de recherche au quotidien dans le domaine du mal-logement et/ou de l’accès à l’éducation et à la santé. Chaque fin avril, avant le 1er mai, le festival vient ponctuer de longs mois d’activités qui se déroulent en amont, tout au long de l’année.
Comment est née cette aventure ?
Ça a vraiment commencé ici en 2008, à l’initiative de l’association L’Air des Balkans, basée à Auch et à Seissan. Au début, nous étions tout simplement des adhérents qui soutenions ce très petit festival à la Fenière. C’était très familial. Et puis l’équipe de Florian Calvez, aidée de nombreux bénévoles gersois et d’autres régions, a développé et structuré le concept du festival, en particulier en ce qui concerne l’accueil des artistes et des artisans, de façon à valoriser les différents savoir-faire. Et, petit à petit, nous nous sommes implantés grâce à Circa Auch et avec le soutien du Conseil départemental du Gers et de la Communauté de communes de Val de Gers. Nous avons aussi obtenu le soutien de grandes structures parmi lesquelles le Festival Balkan Traffic de Bruxelles.
Il y a des conversations, des informations, des spécialistes qui viennent expliquer où nous en sommes aujourd’hui... Ça permet donc aussi de faire le point sur la situation générale des Roms en France.
Oui, au-delà des spectacles vivants qui sont joués sur les places ou dans la coursive des arènes et du parc, il y a tout un travail de conférences et de débats. Par exemple, cette année il y a eu une intervention du dessinateur Kkrist Mirror, qui a expliqué sa démarche consistant à décrire des modes de vie Rom et Tzigane par le moyen de la bande dessinée. Il nous a raconté son projet d’écriture de rumba catalane, les travaux qu’il a déjà effectués sur les cultures roms ou manouches, et bien sûr le rappel pour mémoire de ce qu’on nomme le Samudaripen, le génocide des Tziganes qui a eu lieu durant la seconde Guerre Mondiale.
Nous avons aussi reçu des personnes comme l’écrivain Sacha Zanko et d’autres, qui ont pris la parole non seulement pour présenter des écrits mémoriels au niveau de leur famille, mais aussi pour expliquer les pratiques de l’étamage et du rétamage, afin de montrer des savoir-faire anciens qui étaient pratiqués par les roms nomades. Nous avons eu la chance d’accueillir des travailleurs qui s’occupent du marché gitan : des artisans qui fabriquent des bijoux en acier, en pierre, qui fabriquent des chaussures, des vêtements ethniques. Et nous avons reçu des roulottiers d’origine hollandaise qui font la promotion de leurs photographies de voyage et parlent de ces lieux abandonnés en zone rurale qui pourraient recevoir des familles qui souhaitent s’installer en France.
Tout ça a l’avantage de faire connaître les Tziganes et les Roms en général, et de créer une empathie vis-à-vis de populations qui souvent les connaissent mal, et c’est très utile de ce point de vue. Mais on peut dire aussi d’un autre point de vue, par exemple celui de notre ami commun Gabi Jimenez, que ça a tendance à folkloriser les Roms, à leur donner des caractéristiques particulières qui font qu’ils ne sont plus tout à fait des citoyens comme les autres. Gabi, qui n’est pas sur le même axe que toi, a tendance à dire que les Roms n’ont pas à être perçus par rapport à des traits particuliers, qu’ils doivent simplement être considérés comme des citoyens français, avec les mêmes droits que les autres. Que penses-tu de cette contradiction ?
Eh bien, je suis un peu en porte-à-faux avec la conception du cher Gabi Jiménez, qui porte notre flamme avec énergie et talent. Mais ma vie est différente de la sienne et je ne vois pas les choses comme lui. Je milite depuis mes 20 ans pour les droits de nos familles, j’ai créé le concept d’Art rom, qui existait certes déjà dans d’autres pays européens, mais pas en France. Je pense personnellement qu’il est nécessaire de valoriser et défendre nos cultures roms-sinti. Et en France, nous sommes assez « coincés » à ce niveau-là. Il y a des choses qu’on refuse de voir. Par exemple, il est très facile de constater que les familles gitanes ont implanté dans de nombreux lieux des bodegas pour revendiquer leur mode de vie et leur culture gitane. La bodega était une petite installation avec des concerts flamenco traditionnels et aussi des groupes de musique avec des chanteurs qui reprenaient des standards très connus comme ceux des Gypsy King. Et ça se passait dans une ambiance festive de petit bar, dans le sud-est de la France ou en Espagne, les spectateurs venaient simplement grignoter un peu de charcuterie et de fromage dans une ambiance bon enfant. C’est très caractéristique.
Mais ce sur quoi je veux insister, c’est que Welcome in Tziganie, que nous avons soutenu depuis 17 ans, a vraiment pour but de valoriser nos savoir-faire, qu’ils soient européens ou internationaux. Par exemple il s’est ouvert à la danse Bollywood, donc indienne. Pourquoi ? Parce que notre mémoire Rom vient du Rajasthan à partir duquel elle s’est ensuite répandue un peu partout en Europe, beaucoup par l’intermédiaire de personnes qui étaient considérées comme hippies... Tout ça pour dire que nos savoir-faire ne se résument pas à du folklore, ce sont des compétences « traditionnelles » qui permettent à certaines familles de travailler dans le monde gadjo, mais pas nécessairement d’y être intégrées. Malgré leur nomadisme, les Manouches sont presque toujours cantonnés aux aires d’accueil et ça provoque parfois des drames dûs à l’insalubrité et/ou au manque d’espace.
C’est la même chose pour un certain nombre de familles roms. À Bordeaux par exemple, il y a eu une polémique qui a duré plusieurs années à propos de ces familles roms bulgares ou roumaines qui sont inscrites à France Travail mais, n’étant pas logées par les patrons vignerons, sont obligées d’ouvrir des squats. Il y a des personnes qui font un superbe travail de médiation pour permettre à ces familles d’accéder à des logements comme n’importe quel citoyen. Mais, en effet, la différence est là, elle existe. Et moi, en tant qu’universitaire et en tant que femme, je veux affirmer fortement que notre art rom a une réalité, et qu’il y a des personnes parmi nous qui revendiquent le fait d’aller exposer dans des musées pour parler spécifiquement de nos cultures, parallèlement à ce qui nous lie au monde gadjo.
Je pense personnellement qu’il est important de ne pas se fondre dans la masse et de revendiquer le fait que nous avons des cultures, des savoir-faire propres, et aussi, bien sûr, une Histoire. Je pense qu’il est essentiel de les valoriser. Et ça porte des fruits. Par exemple si on regarde ce qui se passe en République Tchèque, le Président de la République et le premier ministre sont intervenus pour soutenir Jana Horváthová, directrice et cofondatrice du Musée de la culture rom de Brno [1]. Jana revendique le droit à la commémoration historique et elle nous soutient depuis très longtemps. Dans ce lieu d’internement des familles roms, l’ancien camp de Lety, des communistes avaient installé une porcherie. Cest évidemment inadmissible et nous luttons, nous défendons les personnes qui réalisent tout ce travail de mémoire pour dire : « Non ! Notre culture existe et elle a une histoire, n’oublions pas nos anciens, n’oublions pas les drames du passé ! » Et, pour nous, il est aussi important de rappeler que l’art rom a une existence en tant que tel. Nous avons, dans l’équipe de Welcome in Tziganie, de vrais militants culturels qui travaillent beaucoup, à la fois sur le présent et sur la préservation de la mémoire, comme Leny Mauduit qui s’occupe de la médiathèque Matteo Maximoff à Paris, dans le cadre de la FNASAT.
Comment définis-tu ton rôle dans ce travail de transmission culturelle ? Tu es une passeuse ?
Ma situation personnelle est un petit peu spéciale, dans la mesure où ma première motivation pour parler de l’Art Rom, c’était d’essayer de retrouver la trace de mon père qu’on surnommait Le Gitan, mais qui était d’origine manouche espagnole. Maman était vendeuse sur les marchés et j’ai été adoptée par un Gadjo rapatrié d’Algérie. Je suis donc accoutumée depuis toujours au multiculturalisme et à une certaine créolisation. Je circule entre les cultures et je sais qu’il y a, partout en Europe, des personnes engagées dans la défense de nos cultures Roms-Sinti. Mon propos est de dire que la France doit rattraper son retard à ce sujet !
Pourquoi ne valorise-t-on que certains artistes alors que nos scolaires, nos étudiants, sont des centaines à vouloir s’exprimer ? Il y a un travail très important à effectuer au niveau de la transmission des savoirs avec nos collégiens, nos lycéens, nos écoliers, pour affirmer nos cultures, puisqu’il existe heureusement toujours des unités d’enseignement spécifiques, comme les ups ou les efiv, qui peuvent participer à cela. [2]
Le désir d’expression et d’échange se manifeste partout dans la jeunesse, j’essaye de concourir à répondre à ce désir... Par exemple, le 14 mai prochain à 17h30, nous organisons le vernissage des travaux de nos élèves qui ont travaillé au collège d’Ambarès avec la classe de madame Bolimon, non seulement sur le thème du street art à la manière de Banksy, mais aussi à la manière d’artistes Roms-Sinti qui sont très peu connus et qui mériteraient vraiment de l’être. Je peux citer par exemple madame Laken Kreutzer qui a une pratique tout à fait novatrice de pochoir de spray et de pinceaux, pour décorer par exemple des skateboards, ou faire des toiles qui parlent de tout ce qui est cosmique, de ce qui nous relie à l’univers, à la terre, mais aussi de nos cultures.
Dirais-tu, après toutes ces années de travail avec d’autres pour relier les cultures entre elles et faire connaître les unes aux autres, que nous avons un peu avancé ?
Ce que je constate, c’est que tous ces conflits qui font rage un peu partout dans le monde, comme, évidemment, la guerre entre l’Ukraine et la Russie, ou même entre le Hamas et Israël, et d’autres moins connus du grand public, ne nous aident vraiment pas. Nous avons mené depuis longtemps, un travail important et persévérant, pour créer du lien avec - et entre - toutes les populations qui pratiquent l’itinérance, ou ont un mode de vie semi-nomade. Dans nos traditions nous avons l’habitude de travailler et de discuter avec tout le monde, mais ce qui se passe actuellement est excessivement grave : beaucoup de familles se déchirent autour de ces conflits armés. Et, bien sûr, nous prônons la paix et la solidarité, en particulier pour les enfants qui se retrouvent souvent en porte-à-faux. Il faut absolument éviter que ça provoque d’autres drames. Nous, en tant qu’enseignants animateurs ou artistes, nous essayons de temporiser un peu, de mettre l’accent sur ce qui est beau, ce qui permet de rêver, d’imaginer un monde plus apaisé.
Mais il y a aussi des éléments positifs dans le tableau. Pas mal de jeunes étudiants occupent maintenant des postes assez importants en médiation ou en communication pour des compagnies d’arts vivants. Ce savoirs et ces compétences, transmis à partir de l’accès aux études des élèves gitans roms ou sinti, profitent également à des compagnies itinérantes. Je pense notamment au Piston errant, avec Mathilde Idelot et Valentin Hirondelle, qui promeuvent les cultures foraines et itinérantes et font connaître le savoir-faire des voyageurs.
Je souhaite que nos cultures soient toujours mises à l’honneur avec de belles festivités comme ce Welcome in Tziganie. Pour ce festival, beaucoup de gens qui vivent en territoire rural ont vraiment joué le jeu d’être accueillis et d’accueillir. C’est un bel exemple de solidarité et il faudrait développer ça un peu plus en France. Il y a de belles initiatives qui s’inventent, en partant des aires d’accueil ou des places de villages pour pouvoir toucher le grand public
Pour finir, où en es-tu maintenant ? Ta roulotte est fixe, elle ne roule plus ?
Non, j’ai pris le temps, en tant que personne handicapée, de rénover cette caravane, pour qu’elle soit toujours en bon état puisqu’elle était très usée. J’ai trouvé des prestations proches de Pau, où je vis, parce que ma voiture est tellement vieille que je risque de rester en carafe dans les côtes (rires) ! Je me produis régulièrement dans divers lieux, avec mes marionnettes et mes histoires. Je joue le 17 juillet pour les patients de l’hôpital psychiatrique de Pau, ce sont des personnes soignées et souffrantes qui ne peuvent pas sortir ni aller en vacances. Et je vais tout simplement leur parler de mon métier de marionnettiste tout l’après-midi en installant le parasol forain, la caravane, le stand, en face de l’espace socioculturel où j’ai déjà animé des ateliers modelage d’expression du visage de marionnettes, avec les patients et leurs soignants. Ça vient agrémenter ce que d’autres mettent en œuvre à l’atelier ergonomie ou à l’atelier reliure ou mosaïque, ou encore à l’atelier encadrement de tableaux, ce qui permet à des personnes handicapées de créer des œuvres et d’avoir un petit travail.
Propos recuellis par NR
Le 14 mai, le vernissage de l’exposition « Arts Nomades » au Collège Claude Massé d’Ambarès avec les élèves UPS-EFIV de Madame Bolimon, ponctuera la série de 6 ateliers avec Tania Magy et Patrick de l’ADAAC. Rendez-vous à 17h30 pour fêter cette production de pochoirs et marqueurs sur cartons toilés, à la manière du street artiste Banksy et d’auteurs Roms-Sinti.
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Le 26 mai à la Maison Des Femmes de Bordeaux, ateliers d’Art (composition de Carnets de Voyage)
avec Annie et Tania (uniquement sur inscription).
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Le 17 juillet, retrouvez la Caravane musée de l’Art Rom-Loge de marionnettiste et le Castelet de
marionnettes, à l’Espace socioculturel du CHP-CMP Duchêne de Pau (uniquement pour les patients).
[1] Muzeum Romske Kultury de Brno et Prague direction Jana Horváthová.