Implantée au Mans depuis sa création en 1990, la compagnie Marie Lenfant est une équipe de danse un peu spéciale pour qui l’exigence est inséparable de l’attention aux autres, de l’immersion dans le monde tel qu’il se présente à nous, sans en masquer aucun aspect. Ce qui frappe chez Marie et Rity, en plus de leur énergie et de leur talent, c’est la conscience de l’importance de l’art dans un inlassable travail, comme l’écrivait Francis Ponge, de réparation du monde. C’est aussi une bande voyageuse, membre du CID (International Dance Council - UNESCO). Et il me vient soudain à l’esprit, à propos de cette troupe humble et splendide, la formule définitive et précise de Robert Filliou : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »
Voici comment Marie Lenfant présente la recherche de sa compagnie : « Conjuguer force et fragilité dans une détermination qui nous pousse aux plus grandes audaces artistiques. Éviter ainsi la débauche de mouvements, ne pas chercher les effets de manche, mais la simple présence singulière des corps, à partir d’une écoute et une observation attentive de l’humain questionnée à chacune de nos pièces. »
La fonction de l’artiste est fort claire : il doit ouvrir un atelier,
et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient ».
Francis Ponge
Votre compagnie a aujourd’hui acquis une belle réputation locale, nationale et internationale. Mais la situation devenant de plus en plus difficile pour tout le monde, comment vivez-vous la manière dont les arts et la culture sont aujourd’hui reconnus et soutenus dans notre pays ?
En fait, depuis longtemps nous bricolons et nous inventons des méthodes qui nous permettent de nous passer le plus possible de soutiens instables qui pourraient nous mettre en péril. Nous essayons d’imaginer d’autres manières de circuler, d’aller rencontrer les gens, le public, de ne pas attendre que les portes de la diffusion s’ouvrent à nous, parce qu’aujourd’hui c’est très très difficile. Nous sommes dans une forme d’économie réaliste, c’est-à-dire que nous essayons de fonctionner avec les moyens sûrs dont nous disposons et de ne pas aller au-delà. Tout ce qui vient en plus, c’est du plus. Voilà. Et comme nous recevons peu d’aide de la DRAC, sauf sur des projets ponctuels les années passées, on ne va pas forcément dépendre des coupes budgétaires à ce niveau. Sur le terrain, bien sûr, les collectivités risquent de souffrir...
Et l’avantage de votre pratique, c’est aussi que vous voyagez beaucoup, que beaucoup de gens qui viennent de loin passent par chez vous. Ça crée un effet de carrefour et un nœud de rencontres entre les grands fils de communication.
Oui, oui, je pense qu’aujourd’hui, le travail de lien avec d’autres équipes que nous générons à partir de notre studio est un élément important, voire crucial. L’entraide, le lien et la connexion humaine sont des choses essentielles, qui nous aident à nous tenir debout.
Ça a produit quelques effets avec des équipes que vous avez reçues, comme pour votre dernier spectacle, 363... Tu peux m’en dire quelques mots ? Est-ce que c’est lié à ces rencontres ?
Oui, indirectement et directement. ll y a quelque temps, nous avons été invités au Festival international de Tipperary en Irlande. Et dans le cadre de ce festival, qui est dirigé par notre ami Alexandre Iseli, nous avons rencontré une jeune danseuse, Amberlee Tourmengelov, qui a été au point de départ de cette nouvelle pièce que nous présentons actuellement. Effectivement, cette connexion-là nous aura apporté, pour cette création, une nouvelle danseuse dans la compagnie.
On peut dire que c’est une des caractéristiques de votre travail : le frottement avec d’autres, et sans vouloir abuser du mot, fabriquer quelque chose qui s’apparente à ce qu’Édouard Glissant appelait la créolisation, c’est-à-dire l’invention d’une nouvelle chose à partir de la rencontre de deux choses existantes.
Oui, oui. Et ça déborde jusque dans le travail, puisque ma définition de la création, c’est de réorganiser des choses existantes du monde. Nous fabriquons avec ce qui se trouve autour de nous et avec les gens avec qui nous sommes en lien.
J’aurais tendance à dire que c’est en fait une retrouvaille du sens de ce qu’est profondément l’outil artistique, c’est-à-dire l’expression de la relation au monde et aux autres. Le moment où cette relation trouve à s’exprimer, à prendre forme. Peux-tu me parler d’autres expériences de ce type, dans votre parcours actuel ?
Des gens de différents pays, rencontrés aux États-Unis, au Maroc, en Irlande, en Grèce, que nous avons récemment invités au Mans pendant 10 jours à se mettre en laboratoire avec des musiciens manceaux, afin de prolonger et développer ces connexions. Pour que tous ces gens que nous connaissions puissent se rencontrer entre eux, échanger et apprendre ensemble. Pendant 10 jours, nous avons mis en place des laboratoires. Nous avons largement ouvert au public, parce que les gens d’ici ou d’ailleurs doivent être aussi emmenés dans nos aventures. On ne doit pas s’enfermer sur nous-mêmes, le moins possible. L’idée du lien est toujours fondamentale. Pendant 10 jours, ces gens ont élaboré des créations, dirigé des stages, ont fait des improvisations dans les lycées, les collèges, dans les bars de la ville certains soirs.
Et nous avons organisé une grande restitution de tous ces laboratoires, ouverte au public, dans différents lieux de la ville. Et donc, le public était séparé en trois groupes. Et ces groupes tournaient à travers la ville pour aller à la rencontre des danseurs et des musiciens de ce grand laboratoire. Concrètement, aujourd’hui, ils sont quasiment tous en lien. Certains musiciens du Mans sont sollicités par des chorégraphes pour aller composer en Irlande ou dans un autre endroit du monde, ou pour aller jouer avec l’un ou l’autre.Et nos relations se prolongent sans cesse. Une équipe irlandaise est récemment venue, ici, chez nous, rencontrer la troupe étatsunienne. Les Irlandais reviennent au mois de mai, puis en juin. Nous sommes en lien maintenant. Donc, il n’y a plus rien qui peut nous arrêter. On peut se contacter. Quand on a envie de fabriquer des choses ensemble, de réfléchir à un sujet particulier, on peut le faire. Ça permet aussi à toutes ces équipes de se sentir moins seules.
Est-ce que du point de vue du geste - c’est le cas de le dire -, on peut imaginer que quelque chose se construise entre des « traditions » dont on pourrait penser a priori qu’elles sont très différentes les unes des autres, d’un Nord-Américain, d’un Irlandais, d’un Marocain, d’un Français ou d’une Française ? Est-ce que ça signifierait qu’il y a une sorte de langue, j’allais dire de langue des signes, mais universelle, qui s’invente ?
Oui, dans la gestuelle même, c’est d’abord un partage. Il y a forcément une influence, quelque chose dans ce frottement qui agit chez l’autre. Je ne sais pas si on peut mesurer ça tout de suite. Je pense que c’est une histoire de temps et peut-être qu’on pourra un peu l’évaluer dans quelques mois. Il faut souvent un moment de patience : comme tout organisme, nous faisons plusieurs choses à la fois ! Ce qu’il y a de commun dans tout ça, là où on se rejoint tous, c’est qu’on a tous besoin de ce temps de latence, de réflexion, de remise en mouvement de nos pratiques dans la rencontre avec l’autre. Parce que lorsqu’on a le nez sur nos guidons respectifs, on se rend compte qu’en fait, en tant que chorégraphe ou danseur, on n’a presque plus le temps de danser.
J’insiste un peu sur cette question qui m’importe... Même si les choses évoluent en permanence et c’est heureux, vous n’êtes pas assignés à l’usage des mots, vous pouvez donc travailler avec des gens de culture, de pays, de langues différentes. Dirais-tu qu’il y a réellement le sentiment qu’un langage du geste existe, partagé ou compris par tous les danseurs ?
Il y a des endroits où nous nous rejoignons immédiatement. D’abord, par nos appuis au sol. Nous sommes tous reliés à la terre, tendus entre la terre et le ciel. Il y a ce corps qui nous rassemble avant toute chose. Ensuite il y a la notion du rythme qui existe chez chacun, qui trouve des variantes dans la façon d’exister, d’apparaître. Il y a forcément des endroits où on se rejoint sur les pratiques, dans la mesure où tout le monde a une éducation en danse. On a ce vocabulaire de la barre classique commun à nous tous. C’est curieux, car, en même temps, c’est une chose dont on ne se sert quasiment pas. Mais au pire, ce vocabulaire nous est commun. Et puis, comment dire ? Un bras qui se lève, c’est un bras qui se lève. Il va trouver des manières de se lever. Mais on partage l’usage du corps parlant, ne serait-ce que la marche, des choses simples de cet ordre. Au minimum, nous avons ça pour démarrer. Ensuite, le temps est important. J’insiste souvent sur le temps, parce que pour moi c’est l’élément central de tout, dans la vie. Et donc aussi de la danse. Voilà. Mais ça n’est pas facile.
Pourquoi le temps est-il si important à tes yeux ?
La relation au temps est essentielle dans notre travail. Il faut du temps pour comprendre où on est, où on se trouve, avec qui on va travailler, même si on peut le faire de manière très spontanée. Il faut, malgré tout, cette durée qui va permettre, par cet étirement du temps, d’étirer des espaces physiques et mentaux. L’étirement du temps, c’est aussi permettre de dilater un espace. Je dis un espace parce que je ne sais pas comment le nommer. Un espace qui va nous permettre de laisser s’exprimer quelque chose de très profond, que certains appelleraient l’âme. Et je pense que l’âme permet à tous les danseurs de se rencontrer.
Ça vous est arrivé dans votre équipe de danser avec des gens avec qui vous ne pouviez pas communiquer par les mots ? Ou pratiquement pas ?
Ça m’arrive souvent, parce que j’ai un anglais très vilain, très pauvre (rires). Ça m’est effectivement arrivé de transmettre dans des universités étrangères, sans quasiment dire un mot. Les danseurs ont l’habitude de beaucoup observer. Nous scrutons, nous observons intensément le monde, et les êtres. Et puis, dans les cours, on est obligés d’être très attentifs à ce qu’on voit et à ce qu’on perçoit, pour mémoriser et comprendre.
Vous êtes en train de préparer votre déménagement, vous êtes un peu entre deux, vous serez bientôt dans un nouveau lieu que vous allez partager avec des gens de théâtre que vous appréciez... Qu’est ce que ça provoque d’ennuis et d’enrichissement ?
Nous sommes entre nostalgie et excitation. Nous allons quitter un lieu dans lequel nous avons passé 34 ans, même s’il n’était pas idéal. Il s’agit maintenant d’accepter de laisser des souvenirs, mais aussi une façon de fonctionner qui était extrêmement simple. Mais nous sommes très contents d’envisager cet aménagement d’un lieu de vie et d’échanges partagé en différents espaces, dont le nôtre, avec une belle équipe du Mans, la compagnie Pièces et main d’œuvre, qui a fondé le Théâtre de l’écluse.
C’est une compagnie de théâtre, ça implique donc un nouveau fonctionnement. Ça ne signifie pas que tout va changer, mais nous allons devoir recomposer quelque chose qui ressemble à notre état d’esprit, avec en plus, une autre équipe. Là aussi, ça va prendre du temps. Nous sommes enthousiastes à l’idée d’investir cet espace plus grand, et neuf. Nous allons pouvoir y développer différentes manières de faire. On a envie d’expérimenter plein de choses et les projets se bousculent dans nos têtes ! C’est un sentiment assez excitant et vertigineux, une sensation de grand bonheur mêlée à quantité d’interrogations, parce que dans cet entre-deux nos imaginations travaillent énormément. On se pose beaucoup de questions qui rendent le sol un petit peu moins stable et c’est agréable.
Je sais que vous avez l’habitude de travailler fréquemment avec des gens jeunes, en milieu scolaire ou autre. En quoi est-ce important pour vous ? Est-ce un des axes majeurs de votre travail, notamment par rapport à la population de cette ville ?
Pour ce qui est de la transmission, ce rôle est très important pour nous. On le fait de manière ponctuelle, pas en permanence, mais à travers des partenariats fidèles, de longue haleine, avec des établissements scolaires et de formation. Ça tient sans doute un peu au fait qu’on se souvient de nos débuts et de la façon dont, gamins, on a pu, par exemple, être touchés en approchant un artiste, en s’adonnant ne serait-ce qu’une heure à une pratique artistique pour la première fois. On sait très bien que ça peut provoquer des changements profonds chez certains enfants, et d’autres, simplement, y prendront plaisir, et c’est très bien aussi. C’est notre rôle naturel de tisser ces liens avec les autres équipes et avec le public, mais aussi avec la population qui vit dans cette ville. Il ne faut jamais oublier qu’une grande partie de nos budgets est constituée d’argent public et que c’est l’argent de tout le monde. Ce n’est pas juste l’argent d’une Ville, d’une Région ou d’un Conseil départemental, c’est avant tout l’argent des contribuables. Nous avons conscience de cela et de la responsabilité que cela implique.
Je suppose que vous avez, comme c’est toujours le cas, un noyau de public qui s’est accoutumé à votre langage et qui peut-être vous influence aussi par sa présence. Sans doute, ça ne touche pas toutes les couches de la population, parce qu’on ne peut pas à chaque fois tout réexpliquer depuis zéro et qu’il faut être entré dans un langage. Comment est-ce que ça se passe de ce point de vue ? Est-ce qu’il y a des gens qui marchent avec votre manière de vous exprimer et d’autres qui ne comprennent pas ?
Oui, nous avons la grande chance d’être accompagnés - je dis bien accompagnés - par beaucoup beaucoup de gens de cette ville. Naturellement, il y a des pièces qui sont plus ou moins bien reçues, plus ou moins comprises et c’est normal. Bien sûr, nous aimerions toucher encore plus de gens, mais nous n’avons pas énormément de moyens pour la communication. De toute façon, la question n’est pas de convertir toute la ville à la danse contemporaine, il y a des gens qui n’aiment pas la danse et on ne veut rien forcer. Mais, en tout cas, on s’efforce de s’adresser le plus largement possible à tous les habitants de cette ville, et c’est que nous avons fait depuis 34 ans.
Il me semble qu’il est de plus en plus urgent de faire entendre à une population qui n’y a pas accès ou refuse d’y avoir accès, que les langages utilisés par les gens de théâtre, de danse etc., enfin, tous ceux qu’on appelle les artistes, deviennent des outils de plus en plus essentiels, au fur et à mesure qu’est détruite dans les sociétés occidentales la capacité à ressentir, à penser, à imaginer, à créer...
Bien sûr, et il est naturel pour nous de nous intéresser à l’état de la société, des gens, des enfants... Nous avons vu tellement de gamins être « réparés » par la participation à des gestes artistiques. Comment pourrait-on les laisser tomber aujourd’hui ? C’est juste inimaginable pour moi. Une de nos grandes joies c’est de « récupèrer » des gamins en mauvais état psychologique, de les mener à la découverte de l’art, de la danse, et de voir qu’ils peuvent ensuite retrouver une vie et une scolarité bien plus sereine et bien plus épanouie en étant passés par ces expériences. Quand on a vécu ça, quand on a eu ce cadeau, quand on a eu le bonheur d’avoir en face de soi ces regards, ces yeux brillants, on sait qu’on ne peut plus arrêter, qu’il faut continuer...
Comment imaginer ensemble des regroupements de forces diverses qui permettent de faire entendre au plus grand nombre possible que cet univers du symbolique dont on parle, de la philosophie à la peinture, en passant par la danse et la littérature, est vitale pour notre civilisation ? Que ça finisse par apparaître comme ce que c’est : une chose aussi indispensable que l’oxygène, dont le manque, par exemple, asphyxie et fait mourir les truites... ?
Je pense qu’on peut, il est primordial de continuer malgré tout, bon gré mal gré, à ouvrir nos lieux à tout ce qui se passe, à la danse, au théâtre, il faut travailler. Il faut vraiment œuvrer à inciter les gens à entrer dans ces lieux pour qu’ils se les réapproprient et à ce moment-là tout le monde sera à la bonne place, car c’est l’endroit de la rencontre et de l’échange. L’avantage des petits lieux, c’est que les gens restent après les spectacles. On commence par parler de ce qu’on a vu et puis ensuite ça déborde et ça devient une agora. Il faut provoquer ce débordement et le rendre tellement régulier que ça devienne une nécessité.
Je n’ai pas l’impression qu’on ait à inventer plus que ça. L’invention dont on a besoin, ce serait effectivement de faire en sorte que le spectacle soit l’endroit où on peut se regrouper pour penser et échanger, et aussi fêter une belle humanité. C’est difficile à imaginer aujourd’hui, face à ce qui se passe dans le monde, on est tous submergés, mais c’est justement ça qu’il faut faire.
La forme de lutte qui serait efficace, à mon avis, ce serait d’arrêter de faire fonctionner une économie qui ne sert qu’à nous détruire. Le capitalisme finalement c’est ça : tout aspirer pour tout broyer et nous avec. Les lieux d’art ou de culture doivent s’ouvrir, de la même façon que nous avons tous réclamé de rouvrir nos lieux pendant le Covid, on a demandé ça ici au Mans et pas seulement, partout, partout. Je pense que ce sont ces espaces que nous devons plus largement ouvrir, plus fortement, même si l’institution nous dit qu’il y a trop de danse, qu’il y a trop de danseurs, trop de spectacles... Mais ce n’est pas la réalité ! Nous sommes nombreux à faire le boulot et on n’arrive pas encore à toucher tout le monde... Ça signifie donc qu’on n’est pas assez nombreux ! Il doit y avoir des compagnies de danse, de théâtre, des peintres, des poètes, des écrivains, partout, à tous les coins de rue...
Je dirais qu’on peut effectivement devenir quelque chose comme les infirmiers de la collectivité humaine. En tout cas on peut réellement jouer notre rôle de création de liens, on peut véritablement travailler à ça. La danse a une grande chance, c’est que tout le monde danse, même si tout le monde nous dit : « Je ne sais pas danser », ce n’est pas vrai ! Dès qu’on met de la musique, on voit les fesses qui bougeotent, les genoux qui pliotent, et on voit les sourires revenir sur les visages... Il est vital de réactiver ces pratiques qui étaient quasiment naturelles jadis, pour que les gens reprennent confiance en eux, en partageant des danses avec les autres. Pour danser ensemble, il faut se faire confiance. Et si on est capable de danser ensemble, ensuite les choses deviennent beaucoup plus simples. On le voit avec les enfants. On arrive à régler à travers la danse tout un tas de problèmes qui sont liés à la vie, à la vie en communauté, dans une classe... Il y en a inévitablement un qui va embêter le monde, c’est toujours comme ça ! Et la danse, le théâtre, toutes les pratiques de l’art, en fait, permettent de fabriquer ensemble quelque chose d’un petit peu plus intelligent. Ça permet de réparer des comportements, des relations. Donc pour moi, la solution ce serait ça, ouvrir, ouvrir encore plus fort et plus grand.
Mais comme les appellations sont importantes et qu’on sait bien que dans ce pays les étiquettes sont très difficiles à décoller, quand on emploie le mot « art contemporain » 80% des gens ferment la porte, et c’est un peu la même chose du côté de la danse contemporaine, est-ce qu’il ne faut pas aussi inventer des mots un peu différents ?
Je me faisais la même réflexion en t’écoutant, effectivement on nous met dans des cases. Moi, quand j’ai commencé, quand on me demandait ce que je faisais, je disais que j’étais « faiseuse d’images » parce que je n’arrivais pas à me définir comme chorégraphe. Je n’arrivais même pas à dire : « Je suis danseuse », je disais : « Je danse » : mais je n’arrivais pas à utiliser ce mot-là et puis un jour l’institution m’a dit : « Non, non tu n’es pas faiseuse d’images, tu es chorégraphe », bon, j’ai accepté. Mais il est vrai que le syntagme danse contemporaine, un peu comme art contemporain, ça effraie, et de plus, ça parle en premier lieu d’un système marchand. Ces mots ne décrivent pas véritablement ce que nous fabriquons, qui va bien au-delà de cette étiquette.
L’art occidental vit dans une contradiction totale. La plupart des mouvements qui sont, au départ, issus d’un combat contre le système capitaliste - ou de pouvoir en général -, comme par exemple le dadaïsme et le surréalisme, nés d’une révolte un peu dingue face à des guerres désastreuses, et inventés en réaction à un système réducteur qui assigne chacun à sa place et empêche tous les dépassements, finissent par n’être valorisés que par quelques experts et surtout par l’argent et les grands musées, etc. Une sorte de récupération diabolique qui transmute l’énergie pour en faire une chose pratiquement inverse à ce que c’était au départ.
Oui, je suis d’accord, mais de toute façon tout ce qu’on invente en bien ou en mal, finit souvent par générer l’inverse. Une des solutions serait peut-être que dès que quelque chose commence à fonctionner ou à prendre du sens, on se mette à réfléchir aux possibilités de métamorphoser cette chose, pour que cette proposition ne soit pas saisissable, finie, achevée. C’est-à-dire qu’elle soit en perpétuel mouvement. C’est ce que j’essaie de faire à travers mon travail. Je m’efforce de ne jamais refaire une pièce identique à l’autre, jamais la même forme. Bien sûr, il y a des périodes où je cherche des choses qui vont un peu dans le même sens. Mais, dans la forme qui est donnée à voir, qui est partagée avec les gens, j’essaie surtout de ne jamais être au même endroit, quitte à en subir les conséquences, parce qu’alors le travail n’est plus identifiable par l’institution. Ça, ça peut être un problème réel. Mais en tout cas, il en va de ma responsabilité et du respect pour moi-même. Lorsque quelque chose marche, je ne vais pas le reproduire. C’est comme l’histoire de l’arbre droit et de l’arbre tordu dans l’histoire racontée par Tchouang Tseu. L’arbre trop droit, tu sais directement comment il va finir : en planches (rires) , donc il faut être un peu plus tortueux dans la forme. En plus c’est sympa, les paysages sont complètement différents, il y a des courbes, et à chaque fois que c’est différent c’est un enrichissement, et tout à coup on découvre quelque chose qu’on n’attendait pas.
Est-ce qu’il est possible de faire en sorte que cet enrichissement et cette évolution se déroulent dans un dialogue avec ce qu’on appelle le public ?
Oui oui, on l’a fait. Je peux en parler parce qu’on l’a fait cette année, on l’a fait l’année dernière et on le faisait déjà avant. On commence à travailler sur un projet et puis on ouvre des chantiers. On ne reste pas refermés sur nous-mêmes pendant deux ans. On permet aux gens de suivre l’évolution de notre travail. C’est une manière d’amener les gens à accepter et accompagner ces modifications, ces changements, et de devenir curieux au point d’aller regarder une pièce autrement. Pas uniquement assister à un spectacle, mais aussi se poser la question : « Comment ont-ils procédé, par quel endroit sont-ils passés dans leur réflexion ? ». On sent bien que ça génère une foule de questions chez les gens. Et plus ça va, plus on leur donne d’outils pour entrer dans nos univers, peu importe le moment, avant, pendant, après. Si on parle aux gens, si on les avertit, on peut montrer des choses qui ne sont absolument pas abouties, à condition de leur expliquer pourquoi on les invite. Alors ça peut participer à tout ça, à cet échange indispensable...
Revendiquer le fait que volontairement ça ne soit pas abouti, c’est exactement ce que notre système marchand, qui ne veut que des produits finis qui se consomment, nous interdit la plupart du temps de faire.
Oui, oui, oui, oui, il faudrait que le spectacle arrive comme ça, tout beau tout magique et pouf !, comme s’il ne s’était rien passé avant. Il est essentiel que les gens sachent qu’il y a des personnes qui ont bossé derrière, qui ont pensé, qui ont réfléchi, qui ont expérimenté... Il faut montrer comment ça se passe. Nous sommes pris dans un système où on considère qu’il n’est pas bon de montrer les coulisses, mais nous avons la possibilité de le faire et il faut le faire.
Pour terminer cet entretien je te laisse dire ce que tu as envie de dire, ce qui te préoccupe...
Ce qui me préoccupe le plus, c’est notre capacité à continuer alors que le monde est très mal en point. Ce qui me préoccupe, c’est que l’argent soit encore une préoccupation, ce qui me préoccupe c’est de voir de plus en plus d’enfants, le soir, à 22 heures, aller manger avec leurs parents aux restos du cœur et de continuer à voir des politiques qui mangent plus que bien au Sénat, à l’Assemblée nationale ou dans les ministères, alors que les gens crèvent de faim.
Tout ça m’empêche de vivre sereinement. Ma situation personnelle n’est évidemment pas dramatique, je ne vis pas sous les bombes, mais quand je pense à tout ce qui se passe dans plus de 70 zones de conflits dans ce monde et que nous, on continue à faire nos courses comme si de rien n’était, j’ai du mal et je ne sais pas comment on peut faire. Je ne sais pas à quel endroit on est encore en mesure de faire humanité. Ce que j’espère c’est qu’il y a là, dans nos pratiques de l’art, un chemin, et qu’on y parviendra. Même si je sais que je risque personnellement de ne pas voir ce jour arriver. Il faut œuvrer, chacun à sa petite échelle, à construire des micro-endroits de paix dans ce monde. Mon travail de lien avec toutes ces équipes à travers le monde se fait vraiment dans cette volonté de remettre l’humain, et aussi le vivant en général, au cœur des choses. Nous sommes en train de nous autodétruire et je trouve ça d’une tristesse phénoménale. Et, en même temps, ça me rend heureuse et optimiste de voir qu’il y a partout des oasis, des espaces où des gens peuvent inscrire des gestes. Comme disait l’ami très regretté François Tanguy : « venez inscrire un geste ».
Ces poches d’espoir sont extrêmement importantes. Je pense qu’il y a à faire un travail de mise en lumière de tous ces lieux, ces groupes, ces initiatives, ces réalisations qui portent le meilleur de notre humanité. La plupart du temps on ne nous donne à voir que le côté obscur du monde, mais de la lumière il y en a. Il y a une lumière qui persiste mais on ne la montre pas. On met en pleine lumière ce qu’il y a de plus sombre et dans l’ombre ce qu’il y a de plus lumineux. Ce n’est pas un beau paradoxe ? Inversons la tendance !
Propos recueillis par NR
TEMPO RUBATO
15. 16. 17 MAI 20H30
Le chorégraphe suisse résident en Irlande, Alexandre Iseli, que vous avez pu rencontrer lors du festival M.E.R.C.I., revient nous présenter en exclusivité les premières françaises d’un nouveau trio féminin, dont la musique a été réalisée par le musicien manceau Thomas Belhom.
Choregraphie - Alexandre Iseli
Assistante choregraphie - Polina Kremasta
Interprètes - Robyn Byrne, Rocio Dominguez, Eleni Roberts Kazouri
Univers sonore -Thomas Belhom
Une émission de radio sur leur dernier spectacle, 363