L’opéra est très souvent, du fait de la déréalisation esthétique cumulée des choses (le spectacle total), un conte. Il peut répondre à un désir de puissance qui se satisfait de son apparence et ne craint pas l’aspect infantile, qu’il partage avec le mythe. Mais cette déréalisation totale peut aussi déboucher sur un mouvement révolutionnaire . [3] Ces embellissements idéologiques n’effacent pas l’aspect orgiaque des signifiants luxueux, ni la difficulté à comprendre un texte obscur, ni la destination à un public d’élite – qui se croit tel – un spectacle de riches et de dominants.
Cet opéra convoque l’histoire européenne récente : pour l’aristocratie classique, que faire face aux conséquences du bouleversement radical accompli par la Révolution française - à savoir l’effondrement politique de l’aristocratie et l’apparition du peuple comme acteur de l’histoire ? Un acteur que la bourgeoisie politique a tenté, tout le long du XIXe siècle, de contenir, de réprimer, massacrer au besoin.
L’absence d’ombre [4]. est le symbole de la stérilité, mais aussi de la sujétion au père. La maternité est l’objet d’une pression biopolitique. Retrouver une ombre, c’est commencer à s’émanciper – du patriarcat. L’empereur est un chasseur ; l’impératrice de la pièce désire être « la proie éternelle ». Tout va donc bien dans le meilleur des mondes patriarcaux, sauf que la proie est défectueuse. Il faut la réparer. Le temps se rapproche où, à défaut d’avoir une ombre, l’impératrice sera transformée en pierre. D’où une longue pérégrination parmi le peuple afin de retrouver une ombre. L’objet du récit est un ensemble de micro-événements qui décrivent le parcours éthique et psychologique de l’impératrice qui suscite une compassion à l’égard de cette femme du peuple (laquelle n’a pas de nom – seul les gens importants ont un nom : aristos, bourgeois, riches en capital social, hommes). La femme anonyme montre que sa vie est un combat singulier, et qu’elle en a pleinement conscience.
Notre impératrice, (incitée à voir et à comprendre par les « chérubins ») éprouve une culpabilité envers Barak, le mari populaire. Elle s’aperçoit que l’humanité existe, qu’elle a une grandeur, et qu’elle ne mérite pas cette pauvreté. Tous ces moments sont difficiles à représenter. Le metteur en scène opte pour des postures hiératiques et des costumes lourds, comme les décors. Un immense escalier soutient le monde des dieux et, en dessous, le monde des hommes. Que demander de plus simple ! Allusion à Eisenstein peut-être ?
L’impératrice refuse l’ombre sur laquelle il y a du sang. Cette crise de conscience débouche sur une résolution dans laquelle l’ombre n’est plus un problème ; l’empereur se réconcilie avec elle. Des enfants à naître apparaissent et voici un messianisme positif, une histoire ouverte, qui romprait avec le déterminisme historique. L’acte III est à peu près illisible. Voilà une histoire bien-pensante, compréhensible dans le contexte de la Grande Guerre (la première daterait de 1919), marquée par un irénisme réactionnel et lucide. Cette interprétation, mise en scène par Nicolas Joel et Frank Beermann pour la musique, produit un spectacle lourd, sorte de gastéropode géant où les chanteuses et les chanteurs sont écrasés par une avalanche de signifiants plus ou moins stéréotypiques.
Tout opéra possède une pente à l’asymbolie. La déréalisation simultanée des choses, des corps, des voix, des décors, entraîne un désir de retrouver, un tant soit peu, le réel banal. Il y a donc une lutte entre le déploiement d’un empire opératique des signes, où règne le débordement, l’indistinction entre le beau et le sublime, et celui d’une sécession des consciences, qui s’efforcent de se délier du charme dont le bombardement peut orienter vers un désir de rêve, c’est-à-dire « un ombilic du rêve », formule qu’on trouve chez Sigmund Freud [5]. Pour Freud, le désir de rêve est aussi actif dans les états diurnes de la conscience : il creuse, au sein des rêveries (ombilic comme creux), un point de passage (ombilic comme point central) où du matériel analytique utile aux expériences psychiques en cours peut devenir utile.
Ce caractère répulsif/attractif est encore plus aigu dans l’opéra, et particulièrement dans celui-là. L’absence d’ombre renvoie au fameux ombilic. Rien à voir avec un autre récit romantique : Histoire merveilleuse de Peter Schlemihl, de Chamisso, en 1814. Schlemihl est un petit bourgeois pauvre, d’où l’absence d’hésitation lorsqu’un avatar de Méphistophélès lui propose d’échanger son ombre contre la richesse matérielle (peut-être un héritier américain : The hollow man de Georges Schwizgebel). On discerne mal l’actualité de La Femme sans ombre, sinon par celle de la guerre russe contre l’Europe, et donc des moyens pour éviter l’anéantissement des conditions de la paix.
À quoi sert donc cet objet de musée sorti des placards ? N’est-ce pas principalement le désir de fuir, au moyen d’une intrigue à peine compréhensible ?
Jean-Jacques Delfour
Vu à l’Opéra National Capitole Toulouse, le 4 février 2024.
[1] cf. le rôle de la notion wagnérienne de « Gesamtkunstwerk », « œuvre d’art totale », dans les avant-gardes post-romantiques du XXe siècle.
[2] cf. le rôle de la notion wagnérienne de « Gesamtkunstwerk », « œuvre d’art totale », dans les avant-gardes post-romantiques du XXe siècle.
[3] cf. le rôle de la notion wagnérienne de « Gesamtkunstwerk », « œuvre d’art totale », dans les avant-gardes post-romantiques du XXe siècle.
[4] (C’est à Denis de Rougemont qu’on doit l’exhumation de Paracelse : « On ne peut comparer la Liquor Vitae dans l’homme à autre chose qu’à une ombre sur la paroi, laquelle (ombre) vient de l’homme et se forme d’après lui : telle est aussi la Liquor, qui est microcosme, elle est l’ombre intérieure » - énigmatique à souhait !)
[5] L’interprétation du rêve (Œuvres Complètes, PUF, volume IV, p. 578 et p. 146, n. 2. « Quand nous avons laissé dans l’ombre un point où commence « une pelote de pensées du rêve (…), c’est alors là l’ombilic du rêve, le point où il se repose sur le non-connu » (578). Ou encore : « Chaque rêve a au moins un point où il est insondable, en quelque sorte un ombilic par lequel il est en corrélation avec le non-connu » (146). )