En mars 2018 j’ai participé en tant que conteuse au projet du Good Chance Theatre. Voici un petit écho de cette semaine intense. Le Good Chance Theatre est une initiative de deux jeunes auteurs anglais, Joe Robertson et Joe Murphy. Ils avaient pour projet d’écrire une pièce consacrée aux migrants, mais confrontés au chaos de la jungle de Calais, ils ont voulu « faire quelque chose ».
C’est ainsi qu’est né en 2015, le Good Chance Théâtre, tente-bulle de 12 mètres de diamètre, destinée à la création sous toutes ses formes.« Le Good Chance Theatre est le premier centre de création spécifiquement dédiés aux migrants », résume Claire Béjanin, présidente de l’association et productrice du projet. « Ce qui se passe dans le Dôme est fait de ce que les gens y apportent, complète Joe Robertson. Ici, les migrants laissent de côté leur statut pour être d’abord reconnus pour eux-mêmes. Nous essayons de leur donner un peu de force, de les faire sortir de l’invisibilité où ils sont tombés ».
Après le démantèlement de la Jungle, le Dôme a été monté Porte de la Chapelle dans un espace attenant aux locaux d’Emmaüs Solidarité, de janvier à fin mars 2018. Chaque semaine des équipes d’artistes bénévoles se sont succédées. Installer un théâtre dans des lieux d’accueil d’urgence, c’est affirmer la nécessité de l’art aux côtés des besoins vitaux. Idéologiquement, c’est un acte fort, mais qu’en est-il dans la réalité ? N’est-ce pas une idée d’intellectuels à l’abri et bien nourris ?
Le premier jour, je sortais d’un rendez-vous pénible à l’hôpital, je me sentais vidée. Quand je suis entrée dans le Dôme, j’ai été soulevée par un chant « We want to be together », inventé quelques minutes plus tôt pour une danse. Des hommes dansaient en ligne face à des femmes, ils allaient et venaient les uns vers les autres, ils chantaient. Peu importait de savoir qui était bénévole ou réfugié, quelque chose se passait qui reliait chacun, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne. Je suis entrée dans le chant et mon accablement a peu à peu fait place à la joie. Dès la fin de cette première journée, j’ai compris que je devais sortir de mes habitudes de stages et d’ateliers pour m’ouvrir à ce qui se passait ici d’unique. J’avais quelque chose à apprendre. Je devais renoncer à “savoir quoi faire”, venir en toute ignorance pour laisser la place à l’autre, et être fécondée par cette expérience.
C’était la dernière semaine avant le printemps, avant la fermeture du centre Emmaüs jusqu’à l’hiver suivant. L’espace d’accueil était désert, des jouets, des papiers, des bouteilles vides jonchaient le sol. Des bénévoles allaient et venaient entre quelques hommes et femmes réfugiés, à l’arrêt. Jour après jour des hommes sont venus sous le Dôme, mais aucune femme. Une personne du Good Chance Théâtre a témoigné de la difficulté, voire de l’impossibilité de la mixité. « Les femmes s’occupent des enfants et ne se sentent pas autorisées à jouer avec les hommes. Certaines osent parfois jeter un œil furtif, mais elles s’enfuient dès qu’on les invite à participer. Nous avons dû organiser des séances spécifiques pour les femmes ». J’ai d’abord eu un mouvement de protestation de féministe occidentale, mais je me suis ravisée, je devais d’abord observer. Matin et soir, l’équipe du Good Chance Théâtre, l’artiste coordinateur de la semaine et les personnes réfugiées, se réunissaient. L’organisation et l’orientation des ateliers étaient discutées ensemble et non imposées, elles constituaient une expérience et non une obéissance. C’était une marque de respect pour les personnes qui n’étaient ainsi pas infantilisées.
La majorité venait d’Afghanistan, quelques-uns d’Afrique noire, je ne savais rien de leur histoire et nous parlions tous un anglais approximatif. Elvira Hissou, jeune artiste bénévole présente tout au long du projet, a fait le lien entre eux et nous. Elle savait qui était leader, qui il fallait encourager ou ménager. Dès que quelque chose se tendait ou dérapait, elle intervenait.
Avec la chanteuse Déborah Zloto et la danseuse Emilie Regen, nous avons inventé au jour le jour une manière d’être à l’œuvre ensemble, plutôt que chacune à son tour. J’ai choisi de raconter en anglais et en français un conte de randonnée qui reprend le motif du conte des frères Grimm Les Musiciens de la ville de Brême. Dans ce conte, des animaux menacés de mort par leur maître s’enfuient. Ils se rencontrent en chemin et décident de voyager ensemble. Chacun met à profit ses qualités pour les autres ; la chèvre les nourrit de son lait, l’âne porte les plus faibles, l’oiseau chante pour donner du courage et le chat est la tête pensante du cortège. Enfin ils affrontent ensemble l’hostilité des bêtes sauvages.
Ce conte faisait un écho à l’exil de chacun, sans risquer de rouvrir des plaies encore vives. La dimension symbolique permettait d’approcher du feu de leur vies, sans s’y brûler.
Jour après jour, nous avons créé un jeu scénique dansé, raconté et chanté autour de ce récit. C’était par moment cacophonique, anarchique et épuisant. J’avais l’impression d’être dans la cour de récréation de garçons turbulents et j’étais alors tentée de jouer les maitresses d’école. Au lieu de cela je me suis me contentée de rester dans le mouvement et d’accepter tout ce qui se présentait comme un cadeau. C’est de là que la proposition artistique a émergée, de cette effervescence, de ce chaos. Nous avons bêlé, miaulé, sauté, dansé, chanté. Nous avons eu des instants de grâce pendant lesquels chacun était totalement présent à lui-même, engagé, investi de ce présent sublimé. Le silence, la justesse, la mesure s’imposaient alors d’eux-mêmes. Il n’y avait plus d’un côté des artistes intervenants, des membres du Good Chance Théâtre, et de l’autre des « migrants », mais une troupe au travail, avec ferveur. J’ai beaucoup appris. Pour la scène de combat entre les animaux, nous avons formé un cercle dans lequel des duos se succédaient encouragés par les autres. La lutte devenait chorégraphie et le combat à mort, une danse de vie. Le chant « we want to be together » nous est monté aux lèvres, il prenait tout son sens et nous soulevait.
Et puis... Il a fallu préparer le Hope Show, c’est la tradition au Good Chance, à chaque fin de semaine on ouvre le Dôme au public ; amis, voisins, artistes, journalistes, et ce jour là Ariane Mnouchkine. Ce fut joyeux certes, mais aussi assez amer pour moi, car nous marchions sur un fil tendu entre « partager un travail » et « montrer un résultat ». Et ce malgré le travail de Vincent Mangado, (le comédien coordinateur de la semaine) qui n’a cessé de faire le grand écart entre les indispensables compromis avec les politiques, et la fidélité aux personnes accueillies.
Le Dôme se vide peu à peu, on range, on nettoie, les invités rentrent chez eux. On retrouve certains réfugiés au café d’à côté, on trinque, on s’auto-congratule. Certains se prennent à rêver d’une création tous ensemble, et je me laisse prendre au jeu. Ambiance de fin de colo, on échange nos numéros, on se promet de se revoir. Toute l’équipe du Good Chance est là, épuisée mais pleine du sentiment légitime du devoir accompli. C’est une équipe de jeunes, enthousiastes et compétents, certains veulent faire carrière dans l’humanitaire.
C’est inextricable pour moi, comment ces deux mots peuvent-ils rimer ? Les crises humanitaires sont les conséquences des décisions prises par les états, ceux-là même qui soutiennent ensuite les associations humanitaires. Être salarié d’une association subventionnée par l’argent public, c’est un peu être l’employé des responsables de la misère qu’on tente de soulager. Je repense au spectacle si juste du conteur François Godard au sujet d’Emmaüs.
Extrait : « Y’a pas de honte à utiliser de l’argent public, il est là pour ça. Pourquoi il faudrait le laisser à des gens moins engagés, ou moins scrupuleux ? Les scrupules, c’est bien, il en faut, mais la situation n’est pas brillante au point qu’on puisse refuser de vivre un peu mieux (...) Plus besoin de se décarcasser à trier de la ferraille, de toutes façons ça vaut plus rien. Par contre, pour pas que la communauté perde ses moyens, il faut que tous les compagnons entrent dans les cases : ils doivent tous avoir le profil social qui permette de bénéficier des aides » (Rosa 1975 cinquième épisode du cycle Résistances http://francois-godard.com/Resistances.htm)
Demain le Dôme du Good Chance Théâtre sera démonté, jusqu’au nouveau point de chute autorisé. Je me dirige vers le PC de sécurité imposé par la mairie de Paris pour réguler l’accès au Dôme. Les deux agents discutent avec une femme et une jeune fille. Elle demandent asile pour la nuit.
Je passe devant l’espace d’accueil Emmaüs Solidarité et j’entends de la musique. Je vois à travers les hublots des tables couvertes de petits fours, et des gens souriant verre à la main. L’espace a été vidé et karscherisé pendant la journée pour accueillir le cocktail pour Madame la Maire de Paris qui a autorisé ici, l’accueil des « migrants » pendant l’hiver. Je tourne la clef dans le contact, le tableau de bord affiche 5°, j’allume le chauffage et je rentre chez moi.
De quoi sommes-nous responsables en tant que citoyens ? Jusqu’où pouvons-nous pallier les inconséquences coupables des gouvernements ? Habitués depuis des décennies à l’inacceptable, nous avons par nos regard détournés, créé des hordes d’hommes et de femmes invisibles qui viennent nous hanter.
Il y a pour moi au Good Chance des questions sans réponse dans le rapport aux médias, au politique et à l’argent, mais c’est une action nécessaire et salutaire. Ce geste vers l’Autre demande de se débarrasser des bons sentiments et des croyances ethnocentrées, de se défaire de cette envie « d’aider » qui place l’autre en dépendance, voire en soumission et en dette. Cela demande délicatesse et attention. Dès lors qu’on s’engage dans des projets dits « d’aide au migrants » le néo-colonialisme nous guette. Quel est d’ailleurs ce terme « migrants » qui enferme dans un mot qui devient effrayant, des hommes et des femmes aux réalités si différentes ?
Face à cet océan de questions qui paralyse, j’ai dessiné un chemin comme on dessine un mouton :
Ne pas me résigner et faire ce que je peux. Pas plus, mais pas moins non plus. Le faire pour ma propre dignité. C’est modeste et imparfait, ça ne me soulage d’aucune culpabilité, ça ne résout rien, ça me plonge dans la perplexité, mais c’est un acte posé.
Karine Mazel
Ps : Le Good Chance Theatre est à présent accueilli à la Cité internationale des Arts à Paris https://www.facebook.com/GoodChanceTheatre/
Voilà une chronique qui sonne vrai, un récit personnel, précis et libre. On y sent aussi un peu d’étonnement, l’étonnement du Persan de Montesquieu qui débarque en pays inconnu et s’étonne ; mais lui se contente de regarder et de raconter ce qu’il voit sans intervenir, alors que toi tu agis : ça te ressemble, tu donnes ce que tu as et ce que tu sais faire.
Les questions que pose le léger malaise que tu évoques avec franchise dans ta rencontre de ces réalitésde misère rappellent utilement qu’un « hiatus » existe inévitablement entre l’action de terrain et sa référence au pouvoir politique qui décide de l’autoriser, et de la subventionner.
Godard a raison, il faut prendre l’argent octroyé et l’utiliser dans l’action ; mais le pouvoir politique qui en décide est aussi motivé par des visées qui sont moins politiques que politiciennes, ce qui rend moins claire la situation, moins clair l’engagement dans l’action. L’autorisation donnée par la Maire de Paris à propos de La Porte de la Chapelle a pour conséquence quasi obligatoire une mise en valeur de sa générosité institutionnelle, donc la participation de tous à cette soirée petits-fours que tu as remarquée avec gêne et qui t’a fait fuir…
Si l’altruisme s’accompagne d’une valorisation narcissique personnelle qui se comprend et entretient la force d’agir, ce même altruisme devenu officiel court le risque d’une « récupération politicienne » (en tout cas bien peu politique parfois), toujours utile à qui se lance dans la compétition électorale pour y faire carrière. C’est ainsi. Ceux qui agissent sur le terrain ont besoin de ceux qui « récupèrent » le résultat de leur action de terrain. Et vice versa. Sans ce lien ambigu pas d’autorisation de s’installer, pas de subvention pour aider. La lutte contre la misère revêt donc deux aspects, sauf à se limiter à une relation individuelle insuffisante sans extension institutionnelle. Le hiatus est le symptôme d’une ambiguïté entre un lieu de pouvoir qui existe en même temps que le lieu de la détermination à agir pour autrui, mais séparément de lui.
La lutte contre la misère est double : lutte terre à terre dans la proximité des regards échangés, lutte politique dans la distance qui permet de ne pas voir. Et finalement un inévitable sentiment d’insatisfaction, voire de culpabilité.
Le hiatus ne pourrait se combler tant soit peu que si le programme avancé par un candidat ou un parti était réellement politique, au vrai sens du mot, et ce de façon totalement cohérente, structurée par des principes stricts qui engagent solennellement. C’est rarement le cas. Les programmes alignent ou égrènent des slogans sans étayage qui frappent le sentiment sans faire travailler la réflexion et n’engagent guère ceux qui les proposent.
D’où la nécessité d’une culture politique qu’il s’agit d’entretenir constamment…
N’est-ce pas ?
Merci pour ce magnifique article. Vos questionnements font écho aux miens.
Oui, l’incohérence politique nous met face à des dilemmes douloureux mais toute action consciente de ce quelle est vaut la peine.
Les débats actuels, hors Le Grand Débat, font espérer la construction possible d’une société sur de nouvelles bases.
Très amicalement