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Un cas d’érotisme pudibond (sorte d’avatar de la sainte et catholique décence)

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Où notre cher ami Jean-Jacques Delfour, toujours aussi gloutonnement scénophage, reprend le fil acéré de son glaive pour s’attaquer à sa façon unique, impitoyable et exigeante, aux facilités qui ont parfois cours dans ce qu’on appelle le spectacle vivant.


La pièce chorégraphique 30 appearances out of darkness de Arno Schuitermaker - présentée lors de la troisième Biennale du Théâtre de la cité  [5] à Toulouse, du 27 septembre 2024 au 12 octobre -, prend place dans un contexte qui a vu se déployer, depuis quatre ou cinq décennies, une forme esthétique et politique apparemment nouvelle, voire révolutionnaire : la nudité du danseur [6].

30 appearances out of darkness © Bart Grietens

On le sait, la conscience qu’il s’agit d’un spectacle modifie la perception de la nudité, selon un processus commun à toute œuvre d’art : toute chose posée sur scène devient un objet de spectacle. Et le mouvement chorégraphique « habille » le danseur nu en convertissant cette nudité en une signification, une idée, un sentiment esthétique – un produit symbolique. De plus, certaines expériences du body art ayant ouvert à la danse contemporaine la voie de la nudité, celle-ci finit par être constituée, transformée, en qualité chorégraphique. Objectivement, la nudité est un changement important des conditions de la jouissance du spectateur. Le sexuel est convoqué et neutralisé en un même mouvement : ni dénié, ni refoulé, mais déplacé dans la coulisse. Finalement, c’est une transgression plus que tolérée : aimée et libre. L’amour des beaux corps n’a plus à se justifier.

30 appearances out of darkness © Bart Grietens

Quand on l’interroge sur la nudité partielle de ses danseurs et danseuses, Arno Schuitermaker répond qu’il leur a demandé de masquer la partie basse du corps, sans dire un mot sur les poitrines nues des femmes. Ce voilement des corps de chair est, dit-il, relié à l’émergence de la lumière : il faut que les corps soient au rendez-vous de la lumière, puissance transformatrice, force cosmique. Derrière ce discours obscur est affirmée une série d’oppositions : nudité/habillé, noir/éclairé, indécence/décence, invisible/visible, excitant/sublimatoire. Elles forment une structure traditionnelle et conformiste, reléguant dans la marge ce que des années de travail chorégraphique avaient rendu possible : une liberté de la jouissance des corps soustraits aux chaînes sociales (corps de travail, corps de loisir, corps du sport, corps de guerre, etc.). « Couvrez ces sexes que je ne saurais voir » (cf. Tartuffe, v. 860).

30 appearances out of darkness © Bart Grietens

Le spectacle démarre dans une obscurité presque totale : les corps sont nus, mais à peine visibles. La pulsion scopique, la passion de voir le caché, est vivement excitée puis frustrée (ensuite les seins restent nus, tout le corps participe à la surexcitation croissante). L’obscurité diminue en même temps que l’intensité sonore s’accroît. Une énorme chose avance lentement, gonfle, déborde, un sommet orgasmique final, tout comme le Boléro de Ravel (et ses héritiers : Béjart, Jorgue Donn, Maïa Plissetskaïa, Sylvie Guillem) : la répétition du même motif et son amplification, jusqu’à l’explosion. Cette musique d’assujettissement esthétique recycle les procédés des propagandes artistiques inventées aux siècles précédents. L’œuvre d’art comme dompte-regard, c’est-à-dire comme domptage du corps. L’art est toujours un opérateur politique plus ou moins assujetti à une idéologie donnée : il peut répéter cet assujettissement parce qu’il est lui-même assujetti.

30 appearances out of darkness © Bart Grietens

Difficile de ne pas songer à la Suite n°1 pour violoncelle de Bach, le fameux prélude (BWV 1007), orgasmique, progressif. L’optimisme musical des Lumières tient à la croyance selon quoi la pulsion peut être mise en forme, en contenu, transformable, divisible, et ainsi avoir droit à l’existence sociale et personnelle. Apaiser les pulsions, en différant partiellement leur satisfaction, tel est le programme. Parfois, malgré la vigilance surmoïque, un sens incongru apparaît. Cf. « Le désir s’accroît quand l’effet se recule » Corneille, dans le célèbre Polyeucte (« … quand les fesses reculent »). La frustration a toujours un coût, payable par diverses pratiques, qui tendent à substituer – voire à ajouter – une jouissance (musicale) à une autre (corporelle), une jouissance sublimée à une jouissance consommée. Contrôler ce qui a une efficacité symbolique sur la sensation est l’un des éléments constitutifs de la domination. Sous la pression sociale de la distinction et celle, économique, de la concurrence, Arno Schuitermaker doit se singulariser. Il tente de subvertir ce code fondamental : la poitrine nue (pulsionnelle) voisine avec les jambes couvertes et les sexes cachés. Tout se passe comme si le scandaleux n’était plus de montrer la nudité mais de la receler, de la replacer dans le champ de l’invisible.

Il est peu probable qu’il s’agisse là d’un retour de la pudeur : « honte honnête causée par l’appréhension de ce qui peut blesser la décence » (Littré). La décence est un outil intellectuel répressif construit par la Contre-Réforme [7]. D’autres mythes sont venus et furent reconnus comme force émancipatrice. « La nudité, c’est la vérité, c’est la beauté, c’est l’art » Isadora Duncan dixit [8]. On pourrait ajouter : « la nudité c’est la liberté ». L’absence de celle-ci tient à une vision de l’œuvre d’art comme dompte-regard, donc comme dompte-corps et dompte-esprit.

Jean-Jacques Delfour

Vu au Théâtre de la Cité, à Toulouse, le 27 septembre 2024




[2Cf. Jean-Jacques Delfour, La nudité en danse, in Figure de l’art, n° 4, décembre 1999, p. 559-580.

[4Cf. Jean-Jacques Delfour, La nudité en danse, in Figure de l’art, n° 4, décembre 1999, p. 559-580.

[6Cf. Jean-Jacques Delfour, La nudité en danse, in Figure de l’art, n° 4, décembre 1999, p. 559-580.

[7« Si un homme a quelque décence en son cœur, il n’osera guère se regarder nu » Possevino, Tractation de poesi et pictura, Lyon, 1595, cité in Blunt A., La théorie des arts en Italie (1450-1600), 1940, chapitre VIII.

[8Cité dans Sylvie Crémézi, La signature de la danse contemporaine, Chiron, 1997, p. 106.

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1 commentaire(s)

GAÜDE 2 décembre 2024

Très belle écriture, Jean-Jacques , mais où est la danse dans tout ça ?
Elle semble absente . Absente de tes mots. Absente du plateau ?
Ce qu’ en montre l" extrait vidéo le laisse imaginer .
30 apparitions/apparences hors de l’obscurité/ténèbre
serait à la danse ce que les 50 nuances de gris sont à la littérature ?
Me trompe-je ?

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