L’imaginaire devenu paysage et habitation. Dedans, un rêve presque concret, un livre dans lequel on entre par n’importe quelle page, où se mêlent désirs inassouvis, douleurs vécues, souvenirs littéraires. Celui de Moniqa la maman de Claudio et Lorenzo, altéré par celui de ses fils et de son époux, légèrement patiné, usé, transformé au fil du temps par les yeux et les pas des visiteurs. Une œuvre vivante en 3 D, l’art habitable de Moniqa et sa tribu. Des mannequins demi-nus aux yeux sublimes, négligemment posés dans un environnement balnéaire, bucolique, livresque, factice comme des photos de Paris-match, l’humour en plus. Louise de Vilmorin : Madame de, Nora de la Maison de poupée d’Ibsen, inachevée, Victorine, le modèle de Manet, August Bolt de Schwitters, courant pour échapper à la foule, autant de fantômes errant dans la tête de Moniqa. Pas un musée, non, un voyage intérieur. Un espace de jeu bavard et sibyllin qui converse à mi-voix avec la nature, autour. Lieu d’habitation hanté de mots échappés de rêveries scripturaires, de traumatismes et de réparations, où l’imagination se développe sans limite, profuse comme, au-dehors, les végétaux envahissants. Dehors, 12 hectares de plantes voyageuses, d’arbres immenses, de bambous, d’anciennes bâtisses pour l’apprentissage du ménage, de chemins où se perdre, un échiquier végétal qu’il faut sans cesse retailler, une statuette kanaque gigantisée, des miroirs, debout, souvenir de lecture, qui se parlent dans l’herbe, une fausse cage de but, une jument caractérielle, un espace-temps sans clotures ni frontières qui tiendraient le regardeur à distance, une obsédante couleur presque carmine qui se rappelle aux yeux régulièrement. Ils disent ça comme ça : « la maison de l’autrice vaut publication au milieu d’expériences à vivre ».
Comment tout cela a-t-il commencé ?
Je suis le concepteur de ce projet, et puis il se trouve que mon frère mon père et ma mère ont réalisé quelque chose qui correspond parfaitement à leur démarche personnelle et à ce concept. Aux origines, à la source, il y a des expérimentations que je mène depuis l’âge de 15 ans, dans de multiples lieux. Pas forcément reconnus, mis à disposition lors de rencontres. Et à force de faire ces expériences, j’ai appris plein de métiers artistiques sur le tas. Donc, je me suis retrouvé à faire beaucoup de choses très différentes, sauf du cinéma. Mais pour tout le reste, j’ai un peu expérimenté. Et puis, de 25 à 35 ans, j’ai fait des études supérieures, Beaux-arts, Conservatoire.
Et là, j’ai continué, en parallèle, à chercher dans d’autres lieux, notamment dans les friches lyonnaises où j’ai mené des expériences pluridisciplinaires. Ensuite, dans les années 90, j’ai eu l’idée d’utiliser le jardin familial comme un lieu un peu stable. C’était des années où les groupes se dissolvaient, éclataient. Donc, j’ai trouvé refuge en famille. Et j’ai squatté leur maison, là où vous êtes, 24 heures sur 24, comme aujourd’hui, d’ailleurs. Et sur rendez-vous. Ce n’est pas un système de permanence. C’est « Bienvenue à la ferme » (rires). Ça veut dire qu’on peut venir à n’importe quel moment, mais sur rendez-vous.
La première expérience, c’était donc en banlieue, dans une parcelle maraîchère. Les gens étaient en immersion. À l’époque, c’était un peu l’héritage des expérimentations chorégraphiques et en musique électro-acoustique, où on faisait beaucoup d’immersion sonore. Notamment en travaillant sur la question de l’espace. On a fait ça pendant 5 ans. On en est partis parce qu’on ne voulait plus grandir et surtout nous voulions nous exfiltrer de la banlieue parce qu’on nous collait un peu trop l’étiquette « banlieue ». Pour donner un exemple, Arte devait passer et quand ils ont su qu’on était en banlieue, ils ont renoncé.
Nous nous sommes retrouvés dans le Périgord parce que j’avais vu une photo d’une maison qui me paraissait petite. En fait, quand on est arrivés sur place, on a flashé sur le fait que c’était 12 hectares d’un seul tenant où on pourrait faire un peu tout ce qu’on voulait parce qu’il y avait des champs, des prés, des bois, un bassin à remettre en eau. Un grand terrain de jeu, en fait. Voilà. Nous ne sommes pas les seuls à travailler cette idée, par exemple, James Turrell [1] avait déjà fait ça. Et puis il y a l’art brut, le facteur Cheval est très important, ce n’est pas un modèle mais un exemple. Alors, le point de départ, c’est comme si, au lieu de faire un Palais idéal, on faisait l’inverse. C’est-à-dire quelque chose qui va être complètement tributaire des rencontres et des accidents de parcours. On espère que les accidents de parcours vont marquer le lieu sur le plan artistique. Voilà, des accidents artistiques. Aller vers l’inconnu. Alors, on peut se dire qu’on est actuellement dans la deuxième phase. La première c’était la banlieue. La deuxième phase dans le Périgord a un jalon-clin d’œil : 2031. C’est une date à la fois fictive, réelle et virtuelle. Il y a des choses qui contiennent vraiment leur potentiel de réalisation, d’autres qui vont rester de la fiction et d’autres qui sont réellement déjà faites. Ce sont trois axes de travail. Et 2031, ce sera le « vernissage » (rires) de cette deuxième phase.
Pour la troisième phase, il y aura beaucoup plus de choses ludiques, interactives, technologiques. Des éléments qui vont permettre au public de jouer en se promenant, de jouer avec ses gestes. Notamment en travaillant avec des percuteurs, des arcs. Beaucoup de dispositifs comme ça. Et en particulier une Noria [2], qui sera actionnée humainement, sous l’observation des ânes qui seront autour. Et qui fera du son. Qui fera monter le son. Et monter l’eau pour de vrai. Parce qu’on va faire un vrai chemin d’eau à partir d’un puits jusqu’à un très grand bassin du 19ème, remis en eau.
Dis-m’en un peu plus sur cette tribu avec laquelle tu as créé ce lieu...
Mes parents étaient tous les deux marqués par des familles détruites par la guerre, ils ont trouvé refuge dans l’Éducation nationale, au plus bas niveau. Puis ils ont progressé et ils ont fait beaucoup de choses. Ils travaillaient dans des collèges de la section d’éducation spécialisée, dans les banlieues, ils créaient des entreprises intermédiaires de réinsertion, ils montaient des formations professionnelles, dans des lycées pro, un énorme travail en faveur des élèves inadaptés, les délinquants, les orphelins... Ensuite, ils ont fini tous deux proviseurs, ce qui a permis d’acheter cette maison qui valait le prix d’un appartement, mais c’était quand même un gros chèque à faire. Ils ont été en fonction jusqu’en 1995. C’est vrai qu’ils ont une expérience. Dans leurs formations, ils avaient des bac - 5 et des bac + 5 comme formateurs, et des élèves bacs - 5 et d’autres bacs + 5. En fait, ils mélangeaient vraiment tous les niveaux, dans le but d’identifier où sont les frontières et comment on peut en jouer, donner les codes et jouer avec les codes. Ce qui fait qu’ils ont effectivement eu des élèves qui sont passés de la délinquance la plus grave à des institutions universitaires.
Donc, une maman littéraire qui lit et qui écrit. Et mon père lisait énormément de romans, ils ont lu beaucoup de romans quand ils étaient en internat. C’était une époque où très peu de gens allaient jusqu’au bac, ils se sont même battus pour être scolarisés, et ils lisaient énormément.
Puis dans les années 60, ils ont tenu un ciné-club en milieu rural. En plus de leur métier d’instituteurs, dans un orphelinat. Mes parents innovaient aussi au niveau pédagogique. Formation continue, invention des classes vertes. C’est une génération. Ils n’étaient pas les seuls à faire ça, mais ils ont inventé dans leur coin. Ils étaient très inspirés par le travail de Fernand Deligny. Même s’ils étaient isolés à la campagne, ils ont inventé des choses. Leur ciné-club était inscrit dans un réseau de cinéma avec des copies de films d’auteurs qui circulaient un peu partout. On allait aussi à la rencontre de ceux qui avaient inventé le festival d’Avignon, Vilar et compagnie. Et puis Planchon. Tout gamin, j’ai vu un village s’enthousiasmer pour ces activités artistiques et ces rencontres. Cétait porté par le grand mouvement de l’éducation populaire.
Ça m’a beaucoup marqué. Et c’est pour ça que dans les années 80, quand j’ai expérimenté dans des friches à Paris et à Lyon, j’ai mis en œuvre de manière encore plus ludique ce que j’avais appris auprès de mes parents. Ensuite, j’ai embarqué toute ma famille, mon frère pour commencer, puis mes parents. Et comme ma mère écrivait, on l’a un peu coincée, on l’a poussée à cesser de travailler dans un cadre institutionnel. Et on lui a dit : « tu viens avec nous. » Voilà. C’était une élève de Deleuze, elle avait de la matière. Aujourd’hui, il y a un riche fonds littéraire qu’elle peut mettre à disposition des chercheurs qui viennent en résidence.
Ce qui frappe par rapport à l’intérieur de cette maison, c’est la subtile absence de cadres, de frontières, de barrières qui séparent l’œuvre ou l’objet du visiteur. Qui donne le sentiment que ça pourrait ne pas être simplement un musée, mais un lieu de vie, où on peut toucher, prendre, s’emparer des objets, les changer de place, etc. Comme si vous travailliez sur la manière dont l’Occident a transformé l’objet artistique en quelque chose d’intouchable. On ne pourrait pas non plus simplement penser que c’est un lieu où les choses sont posées comme ça un jour et puis autrement le lendemain au gré des envies, des humeurs des gens qui y vivent. Il y a quelque chose de subtil qui fait penser à certains squats artistiques, où le fait qu’on soit à la fois dans le lieu où ça se fait et le lieu où ça se montre - et où il n’y a pas vraiment de distinction entre les deux - nous plonge dans un rapport à l’art beaucoup plus proche que celui d’extraire un objet du travail de quelqu’un, de le poser derrière une vitre, de mettre un cartel pour expliquer de quoi il s’agit et de créer un protocole d’approche qui à la fois nous en sépare et valorise l’œuvre. Je pense que vous explorez cette frontière, cet intervalle entre le flux de la vie quotidienne et ce moment où en général dans un musée ou dans une salle d’exposition, le temps s’arrête. On est en dehors du temps et on se plonge dans quelque chose qui est figé. Ce que je trouve intéressant, c’est que la sacralité, c’est-à-dire la distance entre le flux de la vie et ce moment où on s’arrête devant quelque chose, n’est pas absolue.
C’est un des buts de l’immersion interactive que nous pratiquons depuis les années 80. Mon frère aussi travaille là-dessus, sur les frontières, et on montre là où elles peuvent être figées ou au contraire mobiles, là où elles peuvent être passoires, où elles peuvent être médiatrices, qu’elles peuvent être aussi expliquées et transgressées. En fait c’est ça aussi : dans le vrac, et nous avons fait un travail sur toutes les strates accumulées ici, notamment lorsqu’on a répondu à un appel du Conseil de l’Aménagement Urbain et de l’Environnement. Il y en a un dans chaque département. Celui de la Dordogne nous avait bien accueilli et nous avons monté un projet avec eux sur les traces du passé de ce lieu. On a commencé par vider un bassin de 800m2 au sol qui était en forme de pétale. Donc, déjà, ce travail au premier degré consistait à prendre le lieu tel qu’il était - le lieu acheté au Conseil général. À l’époque où l’on voyait encore les traces de ce qui était l’annexe du lycée agricole de Perigueux.
Qu’est ce que ça avait été exactement, à l’origine ?
Dans les années 50, ça a été une école ménagère pour les femmes qui se destinaient à travailler en milieu agricole. C’est pour ça qu’il y a un très beau panneau Michelin à l’entrée. Il y avait les traces de l’activité agricole. Ces traces ont laissé des choses qui étaient figées, qu’on a remises en mouvement, qui se sont étoffées grâce à la méthode du jardin en mouvement de Gilles Clément. Mon frère a énormément favorisé le retour de la biodiversité en laissant la nature s’étoffer avec les méthodes décrites par Gilles Clément. Des méthodes aussi très anciennes, connues des paysans : ils laissaient des ronciers pour protéger les jeunes pousses. Il y a aussi un aspect amoncellement plus récent, qui consiste à accumuler et à organiser, articuler des livres ou des prospectus, les objets de la famille. Ce sont des objets qui ont tous un sens par rapport à l’histoire du lieu et la biographie de ses habitants. Et ils sont articulés à la manière d’une accumulation qui se dégrade peu à peu, parce qu’avec le temps la couleur s’en va. Donc, il y a à la fois le côté figé, le côté dégradation et le côté remplacement. C’est une idée sur laquelle Arman avait travaillé jadis pour une installation dans une galerie. Dès notre arrivée, Moniqa a commencé à réaliser un escalier monumental dont je trouve qu’il ressemble à un grand bloc de papier : des indices du travail de l’autrice. Nous sommes articulés autour d’un personnage central qui est la mère, Moniqa Reboul. Son nom de jeune fille c’est Reboul. On avait une grand-mère italienne, paysanne, et j’ai tenu à ce que nos origines italiennes ressortent. Même si sa mère avait épousé un français du nom de Piot, qui veut dire « boire » en grec et « vin » en bourguignon et en vieux français, Di Massimo, c’était le nom de la mère italienne de mon père, donc j’ai italianisé nos prénoms. Lorenzo, Claudio.
Pour revenir à cette idée de frontière, ce n’est pas un lieu participatif, c’est un lieu dont nous prenons la responsabilité sur le long terme, dans un but de stabilité. Mais l’idée c’est d’être traversé par les autres de manière à ce qu’ils impriment leur influence. Il y a tout un jeu sur le degré d’interactivité. Les choses qui ne font que passer, comme dans le Palazetto, un lieu un peu conventionnel où on peut accueillir du spectacle frontal, ça peut être du ciné-concert, du théâtre... Après, comme il y a 12 hectares, 2000 m2 d’installations, le jeu créatif peut utiliser la plupart du site comme support de performance, de créations diverses, les visiteurs peuvent utiliser tout l’espace, toutes les heures, 24 sur 24, tous les jours. Ils peuvent utiliser n’importe quelle condition météo ou autre, créer n’importe quelle situation qu’on leur met à disposition. En fait, ils sont dans notre œuvre, et ce que les gens font, si ça nous plaît et s’ils se plaisent avec nous, alors l’aventure continue. Aucun degré d’interaction n’est interdit. Par contre, c’est la réalité d’une œuvre que nous assumons en tant qu’artistes. Il va falloir vraiment arriver dans 10-20 ans à ce que l’œuvre prenne forme globalement sur ces 12 hectares.
Et c’est un ensemble vivant, c’est-à-dire que la nature ou la météo ou tout élément qui apparaît là-dedans, est aussi important que le geste humain. Tout événement peut participer à la transformation du lieu. Il y a à la fois le côté évolutif, le côté non artistique, parce qu’il y a des gens qui sont créatifs dans beaucoup de domaines. On peut très bien avoir des contributions qui sont hyper créatives et pourtant philosophiques. Je pense qu’on peut même venir marquer l’histoire du lieu. Ce serait comme si le Palais idéal était capable d’évoluer encore pendant 100 ans, qu’il soit transmis à d’autres générations. C’est comme si le Facteur Cheval allait rencontrer des gens de toutes sortes avec qui créer une œuvre collective.
Chez nous, ce sont des allers-retours permanents entre le collectif et l’individuel. On voit bien tout ce qui est défaillant, ce qui est raté, ce qui est réussi. Il n’y a pas de mystification de type « success story », il y a quand même un aspect dadaïste. C’est un peu comme si tu disais à un enfant : « C’est bon, je ne t’embête plus, tu n’es plus obligé de ranger ta chambre ». Il y a beaucoup de gens que ça soulage de voir tout ça, ils respirent.
Il y a une phrase de Beckett qui pourrait être votre devise, c’est « échouer, échouer encore, échouer mieux ».
Oui. Il y a une apparence d’échec financier parce qu’on ne peut pas entretenir bourgeoisement, il n’y a pas de meubles. Par contre, il y a une jouissance de pouvoir faire à volonté. Ça, c’est le vrai luxe. C’est là que c’est une réussite. On a ce luxe de l’espace, de la qualité de vie, du refuge. On s’est créé un refuge, c’était ça, l’idée. Les parents ont accepté que Laurent et moi, on prenne tous les risques possibles pour mettre en vie un lieu protecteur pour notre conception de la relation à l’art. Ce n’est pas pour rien que nous sommes allés à côté de Lascaux. Lascaux, pour nous, c’est un refuge, une grotte protectrice. Notre maison aussi, et un véhicule. On est à l’abri et on fait des excursions à l’extérieur. C’est à la fois une zone de repli et une base de départ, on ne reste pas seulement au jardin. Mais on peut y revenir, c’est une base.
Je crois que pas mal de gens s’attellent, chacun à sa façon, à la question de la relation à l’art. Comme si aujourd’hui ce désir était partagé par beaucoup de gens, de façon souterraine : relier ce qui a été trop séparé de la vie, ce qui a été trop enfermé avec toute la distance qui fait que le public se sent public et pas créateur. Il y a de nombreuses manières d’aborder cette question cruciale : comment est-ce que l’art revient à l’intérieur du mouvement de la vie ? Je pense, par exemple, à ce qu’a fait Thomas Hirschhorn à Aubervilliers. C’est comme s’il y avait plusieurs tentatives de plusieurs endroits différents pour essayer de faire en sorte que certaines frontières s’abolissent - mais pas complètement parce qu’il y a du sacré là-dedans -, au sens premier du mot c’est-à-dire séparé, une séparation qui n’est pas définitive et qui permet la circulation entre les œuvres et nos vies. C’est une démarche subtile, différente de celle de Dada qui avait des raisons historiques très violentes de marquer les choses fortement. Ce n’est pas juste rejeter l’art du passé, c’est faire recirculer la vie entre les frontières.
Nous proposons un art habitable, (j’ai déposé la marque pour pas être emmerdé par Ikea ou Habitat). L’idée est d’inviter le public et les artistes à partager un même lieu, pas du tout comme dans un zoo. C’est un lieu qu’on peut habiter, on peut y revenir, le déplacer grâce à des créations différées après mûrissement. C’est pour ça qu’il y a une métaphore du jardin, les choses sont visibles quand elles ont un éclat, mais on peut aussi les voir en germe. Il y a à la fois ce côté virtuel : une forme abstraite ou figurative qu’on voit en tant que graine et qui va se développer de façon peut-être abstraite. Il y a des tâtonnements qui sont le début du processus, qui va prendre une allure, prédéterminée en partie, mais soumise aux aléas de l’histoire qui se fabrique ici. Il y a le fait d’explorer, de toucher aux limites. Le public peut le sentir, tu perçois un motif, il peut se cartographier, il peut devenir abstrait ou rester concret. On se rappelle que l’étiquette musique concrète a créé un contre-sens. Par musique concrète, Pierre Schaeffer entendait ce qui a été composé et déformé, non l’objet à partir de quoi ça a été créé. On s’en fout que ce soit une casserole, un piano ou un chien sauf si c’est pour du cinéma pour l’oreille. En tant que plasticien sonore, Pierre Schaeffer tendait à explorer une composition dont l’écoute tiendrait par le résultat concret audible. L’écueil pour cette notion d’art habitable, ce serait de croire qu’il n’y a que le premier dégré de l’habitabilité. Il est important en tant qu’écrin, écran-grotte, espace, mais aussi dans les autres dimensions : comment vivre, créer, évoluer dans ce monde ?
C’est pour ça que ça devait être concret dans sa perception. C’est une conception formelle et abstraite, mais en fait dans ce jeu entre abstrait et concret, les gens sont face à un déploiement possible de leurs cinq sens, même d’un sixième sens. Une expérience corporelle, intellectuelle, culturelle, par le biais d’une conversation, ou simplement de s’allonger, de passer du temps à sentir les choses avec tous ses sens. Là, n’importe quel public peut se sentir intelligent face à des choses qui ne sont pas forcément intelligibles, ce que tu appelles la révolution du sensible c’est ce que je fais. J’ai commencé ma vie comme ça, je me promène, je touche, je sens, je regarde, je me retourne, c’est ce que je voulais faire pour ce projet. Ce que j’ai conceptualisé c’est : promenez-vous, touchez. Après, il faut que les gens sentent ce qui est possible en étant dans l’œuvre de quelqu’un. On a une centaine d’artistes de toutes les disciplines qui ont prévu de faire des choses chez nous, mais on ne sait pas sous quelle forme ça émergera.
Nous sommes des humains, si nous n’avons pas de mots pour nommer les choses on est perdus. On a beau inventer des façons de le dire, quelque chose échappe toujours, et la grande difficulté c’est que dans cette société, on ne sait pas dire ce que l’on ressent avec l’art parce qu’on en est séparés. On est rassuré dans une galerie parce qu’on sait que c’est un lieu d’art, dans un musée on est rassuré, même si ce rassurement est une prison, mais en même temps, ça permet de dire : « ça c’est de l’art, ça ce n’est pas de l’art », etc. C’est la grande question à laquelle cette époque est confrontée après Dada, Duchamp, on manque de vocabulaire pour faire entendre ces choses - Duchamp parlait de l’infraordinaire - qui ne sont pas considérées comme de l’art avec un grand A, réservé aux experts et au marché de l’art, ces choses subtiles qu’on ressent et qu’on a du mal à exprimer et qui sont souvent considérées comme une perception intime difficilement partageable... Comment en arriver à cet endroit où on peut nommer ensemble des choses qui n’appartiennent à aucune des catégories grossières dans lesquelles elles sont aujourd’hui emprisonnées ?
Depuis mes quinze ans, ce que j’ai expérimenté c’est que la théorie suit la pratique, d’abord il faut pratiquer les choses, la vie repose sur l’expérience, s’il n’y a plus d’espace d’expérimentation, il n’y a plus de vie. Il faut vraiment des territoires où jouer, protéger, préserver le jeu, c’est-à-dire que si on laisse s’épanouir, qu’est-ce qu’il se passe ? On expérimente, on n’a pas forcément les mots, le travail des théoriciens vient après, il faut vraiment le comprendre, c’est comme en jazz, on va penser avant, on va penser après, mais pendant qu’on joue, on y va. Là, au niveau du lieu c’est pareil, moi je n’ai pas de mots savants pour décrire ce qu’on fait, parce que je sais qu’il y a le piège des catégories. En même temps, il faut faire système, et il faut le relativiser par rapport à un autre, donc ça, c’est philosophique. Je l’ai pratiqué, j’ai écouté beaucoup de savants parler, donc j’en ai retenu des principes qui sont des boussoles, mais il faut les mettre en jeu. Et là c’est nouveau, et je ne peux pas mettre de mots dessus, donc j’ai agi par déduction pour que les gens aient un déclic, un stimulus, pour qu’ils aient leur liberté d’appréciation. En musique contemporaine, quand on fait l’erreur d’annoncer des créations mondiales, les gens pensent que c’est de l’art, donc il vaut mieux leur dire que c’est une tentative, et en plus souvent, solitaire, parce que les compositeurs aujourd’hui sont moins collectifs qu’il y a un siècle ou deux, ils sont très isolés dans leur tentative balbutiante, leur expérimentalisme. Si on annonce que c’est une création ou une œuvre, le public se ferme, parce qu’il n’a pas le repère, donc il ne peut que se fermer. Si on ne le prend pas en otage, si on le laisse apprécier ce qui est de l’ordre du sensible, du compréhensible, de l’intelligible, du nommable ou de l’innommable - parce qu’il y a des choses qu’on ne peut pas décrire en musique, sauf si on parle d’un langage très technique, d’analyse musicale. Mais en termes de communi-
cabilité, c’est un peu limité. Donc, il faut préserver ce qui est de l’ordre de l’expérimentation, toucher du doigt, pouvoir tourner la tête, s’éloigner, faire son propre dosage de la couleur, de la lumière. Quand on va dans un isoloir de James Turrell, on sait qu’on va dans un isoloir, quand on va dans son brouillard, on peut s’en approcher et s’apercevoir qu’il y aura forcément un fond, mais on fait comme si il n’y en avait pas. Même dans les œuvres les plus cadrées. Si on prend l’œil d’un regardeur de tableau, on s’aperçoit qu’il bouge librement, donc il faudrait pouvoir faire ce que l’œil fait face à un tableau, mais avec ses deux pieds, avec ses deux mains, se coucher, s’allonger, rouler, s’asseoir, voir, lire, et entendre quelque chose au loin.
C’est ça le territoire de jeu qu’on veut proposer, un territoire où tu vas pouvoir faire appel à toutes tes compétences et performances, aux sens étymologiques des deux termes. Il y a des choses, on arrive, on a potentiellement la capacité d’analyse et de perception, de décodage, on a une performance, une capacité à agir, à se laisser agir, choisir son dosage dans tout ça, dans la capacité d’agir ou d’être agi. Et c’est là que l’art est un tout petit déplacement qui peut produire du sens. Donc, l’art habitable, c’était l’idée que les gens vont habiter ce lieu parce que leur présence a déclenché quelque chose. Leurs impressions vont rejaillir sur les gens qui ont créé.
C’est la fonction dialogique de l’art, sa fonction essentielle... D’où vient le nom donné à cet endroit ?
Dans un lieu comme ça, a priori on peut faire comme au théâtre où les gens qui sont sur scène ressentent ce que ressent le public, ça a des influences. Ici c’est un peu ça, multiplié dans toutes les directions, alors le Jardin d’hélices, c’est pas une hélice, une spirale axée, c’est plutôt une spirale désaxée, et l’idée c’est vraiment comme les avions, lorsque Marcel Duchamp s’était exclamé que c’était trop beau l’hélice d’avion, parce que ça permet d’aller dans n’importe quelle direction dans l’espace. Le Jardin d’hélices c’est un jeu de mots, on est dans une maison bourgeoise bourrée de fleurs de lys, sur les plaques de cheminée... Et l’hélice, c’est aussi l’aspect hélicoïdal des escaliers, l’hélicoïdal de l’oreille interne, et puis surtout l’idée qu’on peut aller dans n’importe quelle direction, alors pour moi c’est l’art des hélices, au sens avion ou bateau. Pour ma mère ça sera plutôt l’hélice avec toutes les écritures possibles, parce que son matériau c’est le mot, c’est une maison de mots, un jardin de mots : elle met des mots sur 100 mètres carrés.
Qu’est ce que c’est l’hélice ? Il y a plusieurs sens, c’est le combat, être en lice, et il y a le lys et lisse, ma mère joue beaucoup sur les confrontations, une situation peut en cacher une autre, son travail on peut le rapprocher du panégyrique de Guy Debord, à son inverse. Elle cite des gens, et puis il y a un moment où il faut vraiment partir à l’aventure du déchiffrement, du décryptage. D’abord, elle cite un auteur, mais ce qu’il faut voir ce sont les liens entre les citations, entre plusieurs citations, et là ça devient un travail, une fantaisie comme elle dit, on ne comprend qu’à la fin, donc il faut jouer. C’est un peu un ouvre-boîte, ça permet aux gens d’entrer dans le jeu.
Vous êtes dans un secteur très agricole. On sait qu’aujourd’hui les frontières identitaires entre les différents groupes sociaux sont de plus en plus marquées, donc par rapport à tout ce qu’on vient de dire, c’est un peu comme s’il y avait la montée en puissance de deux tendances opposées. D’une part les gens ont vraiment besoin de savoir à quel endroit ils se trouvent, quelle est leur identité sociale, etc. Et le travail de dissolution, si j’ose dire, de frontières beaucoup trop marquées, comment peut-il être perçu par des gens qui passent leur temps à essayer de savoir où ils habitent, à quel groupe social ils appartiennent, etc.
Oui, disons que c’est un peu particulier le Périgord, parce que, vue la configuration géologique, géographique, la configuration du terrain et de l’histoire spécifique à ce territoire, le conflit se porte plutôt face à des gens qui vont racheter des terres pour installer une agro-industrie pour faire du maïs, ce qui n’est pas vraiment une bonne idée dans ce coin. Il y a beaucoup de nouveaux arrivants qui sont des trentenaires et n’ont pas la stérilité des débats antérieurs. Ils sont vraiment installés dans une vie culturelle, sociale, parce qu’ils viennent, ils travaillent, ils font les métiers, je dirais, traditionnels. Ils sont dans le tissu social. Ils apportent des réalités qu’il n’y avait pas ici. Les gens qui voudraient installer l’agro-industrie sont mal vus, ils progressent peu, parce que la configuration du terrain est telle que c’est difficile... Est-ce qu’il va rester une petite paysannerie ou pas ? Ce sont les hommes qui viennent d’ailleurs et ce sont souvent les femmes qui assurent la continuité, et ça se recoupe avec l’histoire de la Résistance, et avec celle des métiers artisanaux qui sont restés populaires. C’étaient de vrais artisans, dans ces régions de l’Est du Massif Central, du Limousin, du Nord Dordogne, de la Haute-Vienne, contrairement à Paris, où Hermès, Vuitton and co, ont accaparé l’artisanat pour en faire du luxe. Ils ont pris, en fait les anciens faubourgs de Paris, un peu comme en Angleterre avec les enclosures. Je sais qu’il y a cette forme de résistance.
Une de nos meilleures visiteuses s’appelle Nicole Cheval, c’est pour ça qu’on voulait lui faire visiter le Palais idéal. C’est une paysanne du coin qui a suivi le travail pendant 20 à 30 ans, et quand les gens te voient bosser dans le coin, tout de suite apparaissent les stéréotypes, les clivages. Mais quand les gens ont vu la démarche, les coulisses, ils peuvent s’approprier le lieu, les stéréotypes tombent et font place soit à la rencontre, soit à l’évitement. Il y a « observation » ou rumeur, mais ceux qui sautent le pas vont à la découverte. Et puis il n’y a pas de portail, chez nous, les gens payent en sortant, ils ne savent même pas s’ils vont trouver de l’art, ils viennent parce qu’ils sont touristes ou voisins, ils se promènent, et si à la sortie ils ont trouvé que c’est de l’art, tant mieux. Mais nous, on a plutôt la démarche inverse : être dans le tissu avec sa complexité. Par exemple, les chasseurs, on ne va pas les affronter stérilement, on va juste dire : « Il y a des gamins dans les fourrés, est-ce que vous acceptez de créer une zone refuge ? ». On commence par là, tu vois, si on va au casse-pipe, ça ne sert à rien, il faut commencer par ce travail de rencontre, accepter la confrontation, mais il faut arriver avec des éléments pour chaque étape, et donc notre Nicole Cheval, par exemple, c’est une des personnes qui dit les choses les plus intéressantes sur notre travail. Elle a vu l’évolution, le changement du terrain, qu’il y avait de plus en plus d’animaux qui trouvent refuge dans le terrain. Lorsqu’on est arrivés, c’était tout rasé, il y avait que les « arbres remarquables », mais c’était tout pelé. Si je te montre les photos d’il y a 30 ans, tu hallucines, il y a un contraste dingue ! Et ça, elle l’a vu, elle a vu la vie revenir sur le territoire, tu vois, ça, ça compte, par exemple. Ça marche très bien avec mon père, il fait partie de la performance, on peut dire que ce lieu, c’est un lieu de performance, parce qu’il y a la performance physique : habiter dans une maison qui est à la fois très, très confortable, et très inhabitable.
Mon père reçoit les gens individuellement, le fait qu’il soit très à l’écoute fait que les gens se sentent à l’aise, Alain est un vrai écouteur, quelqu’un qui est vraiment disponible, individuellement et de manière intimiste, ce qui fait que les gens sont surpris, parce qu’ils s’attendent à trouver un lieu public, subventionné, alors que c’est un lieu privé et intimiste, qui rend un service public : montrer un processus. Et comme il ne leur dit pas grand chose, mais qu’il joue avec eux, il a un grand succès. Sa performance d’accueil est essentielle, dans ce rapport. Il y a énormément de gens qui viennent ici, d’anciennes élèves de l’école ménagère notamment, qui sont soulagées quand elles voient le lieu où elles ont souffert - pas que, elles ont appris beaucoup de choses, parce que c’était une formation très complète, mais elles ont souffert, parce qu’à l’époque, ça rigolait pas. Mais quand elles arrivent, elles sont soulagées, parce qu’elles voient un travail de femmes, entre femmes, elles comprennent beaucoup de choses. Donc, comme mon père est très diplomate, très accueillant, il les accompagne un peu dans ce qui pourrait être un choc trop frontal.
Tout cela est animé par un esprit commun, vous êtes une sorte de clan...
Un clan-refuge. Nous sommes très différents, et on se réfugie ici.
Mes parents ont connu énormément de gens. Moi, j’ai fréquenté à peu près tous les milieux culturels. J’ai un frère, musicien, qui nous rejoint dans quelques années, qui a fait tous les métiers. J’ai bourlingué. C’est un mélange détonnant, nous n’avons pas du tout les mêmes référentiels, la même façon de penser, les mêmes lectures. Mes parents sont des vrais littéraires, Lorenzo, par exemple, n’est pas un littéraire. Moi, j’écoute, et je suis plus dans la poésie. En fait, on est une famille débordée par le public, qui a été traversée par le public, qui a été fécondée par le public... C’est sans doute pour ça que nous supportons un certain isolement actuel, parce que d’une part, on a vécu avec énormément de gens, très différents, avec des pensées parfois opposées aux nôtres. On a bourlingué dans la diversité humaine. Ce qui fait qu’actuellement, l’isolement est relatif parce qu’on sait que ça ne va pas durer. On va de nouveau avoir beaucoup de monde. Mon père a tenu à ce qu’on accueille des touristes qui ne viennent même pas pour l’art. Donc on a un brassage populaire énorme. Parce que les gens ne viennent pas pour l’art. Donc, nous ne sommes pas enfermés entre artistes. Et on rencontre des gens de toutes sortes.
Alors, s’ils ne viennent pas pour l’art, ils viennent pour quoi ?
Au départ, ils viennent parce que c’est le Périgord et qu’on a une chambre d’hôte. Après, on a beaucoup de gens qui viennent parce qu’on commence à être connus comme un Jardin remarquable, qu’on a une actualité d’artiste suffisamment référencée pour qu’on vienne nous voir pour ça aussi. Mais comme nous sommes loin des grandes villes, c’est vrai que ce n’est pas la foule. Et tant mieux, parce que l’idée, ça serait quand même de rester intime. À une époque, on avait des gens qui venaient de Bordeaux et de Limoges. Le plus grand succès populaire, entre guillemets, c’est d’avoir eu 300 personnes pendant une semaine, la nuit, en hiver. Pour un travail qui se montrait justement la nuit, en hiver. Ce qui veut dire qu’on peut, en fait, avoir des moments... En fait, on a du grand ordinaire, mais aussi des moments privilégiés, où il se passe des choses qui font qu’il peut y avoir beaucoup de gens qui passent.
Et quand je t’ai rencontré, tu m’as parlé d’une espèce de constellation de lieux uniques de la région, que tu souhaitais relier les uns aux autres. Est-ce que tu peux en dire deux mots ?
C’est que j’ai fait du stop. Je suis arrivé dans des tas de lieux en faisant du stop à partir de l’âge de 15 ans. J’ai habité aussi chez les parents de mes ami(e)s, j’ai vraiment bourlingué. Et je me suis aperçu que les lieux qui perdurent, les lieux qui développent quelque chose, ont une dimension collective. Dans la pop, par exemple, on voit très bien le fonctionnement entre le collectif et l’individu. Les petits lieux devraient se fédérer d’une manière informelle. je ne peux pas trop le décrire. C’est juste une démarche d’observateur, de promeneur. Je me suis rendu compte qu’il y a énormément de propositions dans tous les domaines. Tous les 10 km, tu as un lieu intéressant pour des raisons différentes. Mais après, dès que ça change de région, c’est difficile à faire lire. Je me suis dit que ce serait intéressant d’avoir une sorte de cartographie à usage de ces lieux. Pas pour faire un guide du routard qui bouleverserait l’équilibre intimiste de ces lieux, ou la qualité de l’accueil. Ça existe quand même dans les programmes d’ouvrir un jardin. Il y a des gens qui ouvrent un jardin une fois par an. Même dans les circuits conventionnels, on a compris qu’on ne peut pas imposer le même fonctionnement pour tout le monde.
Il serait intéressant de se dire, dans tel lieu, ça vaut le coup d’y aller à tel moment, de telle façon. Comment on appelle ça ? Par relations, lorsque j’étais aux Beaux-Arts, on est allés chez Michel Butor. Sa maison, c’est À l’écart. Quand on arrive, c’est sur le portail : À l’écart. C’est sûr que lui, il était content d’accueillir quelques petits groupes, mais pas trop. C’est-à-dire, comment faire pour que les gens ne te dérangent pas, si tu as quand même envie d’avoir du public qui vient dans les coulisses ? C’est un peu cette question, l’idée du réseau bionique. Comment faire de l’immersion qui ne tourne pas aux zoos humains ni à la démo qui t’encombre ? Comment être encore traversé ? Ça fait partie de mon concept au Jardin. En français, le mot « hôte » a deux sens. Celui qui est reçu et celui qui reçoit. Or, dans un réseau bionique, on pratique ce double sens. Quand tu vas chez quelqu’un, chez des gens, ou de petits collectifs qui ont un lieu, tu t’aperçois que les deux sens sont en œuvre. Parce que tu apportes quelque chose.
Et à la source il y a le mot hostis qui a aussi donné hostilité.
Et chez les Amérindiens, c’est pareil. L’étranger, c’est le malade. C’est le même mot. C’est celui qui perturbe le biotope. C’est celui qui perturbe l’équilibre immunitaire.
Dans le réseau de lieux uniques, il peut y avoir ce danger. On le voit bien avec le tourisme. Tu vas chez l’habitant, et l’année suivante, il va falloir aller encore plus loin. Les lieux sont victimes de leur succès. En fait, tous les lieux qui sont intéressants, remarquables, c’est un danger pour eux. Parce qu’effectivement, ils peuvent être complètement détruits par la fréquentation. Le fait d’ouvrir un lieu de travail, d’ouvrir un processus, est aussi une mise en danger.
Et mon ami Paul Blanquard, qui nous a quittés récemment, et pour lequel il y a une semaine un hommage a été rendu à Paris, travaillait beaucoup et de manière extrêmement convaincante sur deux termes, aliénation et altérité. Paul passait des heures à nous raconter pourquoi il fallait se laisser altérer et non pas du tout se laisser aliéner. Et pourtant, les deux mots renvoient à l’autre. Est-ce que l’autre doit nous corrompre ou est-ce que l’autre doit nous donner la possibilité d’en savoir un peu plus sur soi-même parce qu’il a créé un vide à l’intérieur de soi par l’écoute qu’on a de lui ?
Oui, et ce qui nous sauve, c’est que nous sommes traversés par beaucoup de diversité au niveau social. On n’est pas un clan homogène, mon père, sa façon à lui, c’est de savoir écouter, pour lui, l’exigence est à ce niveau-là. Ma mère, va être plutôt dans savoir enseigner. Ce n’est pas du tout la même chose. Mon frère va être dans savoir s’isoler. Moi, ce sera savoir accepter l’idée que je peux me laisser corrompre, me laisser altérer parce que justement, je prends le risque d’être non-labelisable. Je prends le risque d’être complètement compris à l’envers. Ça ne me dérange pas. Ce qui m’intéresse, c’est l’expérimentation. Des fois, ça m’arrange que mon père accueille n’importe qui, parce qu’effectivement, n’importe qui devient une source de curiosité, un apport, une rencontre. La surprise va être là, elle va être bonne. Savoir enseigner, comme le fait ma mère, parfois, c’est trop vertical, univoque et magistral, mais elle pratique aussi le détour pédagogique, comme elle le faisait avec ses anciens élèves à la manière du « maître ignorant », quand c’est possible. Mais c’est nécessaire, parce que sinon, si on ne fait que laisser dériver, on peut se perdre complètement. Donc, le côté enseignant de ma mère, qui est, on va dire, assez univoque...
Le côté maître, quoi.
Oui, le côté maître a cet avantage, c’est qu’elle nous procure un cadre référentiel que nous n’avons pas. Ça nous permet de mettre des mots sur ce que nous avons ressenti, mais qu’on ne savait pas nommer. Comme on ne sait pas trop gérer les catégories, le fait qu’elle ait fait des études de philo, permet d’avoir du discernement dans le maniement transcatégoriel. Et de pouvoir mettre des mots sur ce qu’on rejetterait intuitivement en disant : « ça c’est trop une tarte à la crème, ça c’est trop une arnaque ». Elle peut l’exprimer avec des mots savants. mais pour ce qui est de savoir vraiment naviguer de manière très diplomatique, il n’y a que mon père qui sait le faire.
Mes parents ont au moins un mérite, c’est que, depuis qu’ils sont devenus adultes, ils ont toujours pratiqué à la fois l’ouverture et une certaine fermeté. Alors, comment dire, ils sont surtout d’une curiosité insatiable, ils aiment l’humain. Je ne sais pas comment dire : ils aiment l’humain.
Propos recueillis par NR
Le jardin d’hélys-oeuvre
1311, route de la Loue - Domaine des Gissoux - route départementale 705
24160 - Saint-Médard d’Excideuil
http://www.lejardindhelys-oeuvre.fr/
Un portrait vidéo in situ - et ailleurs - de LO-renzo, frère de Claudio, produit par ARTE Studio, réalisé par Sébastien Guisset dans le cadre du fonds de soutien ADAGP-GOOGLE, dont LO-renzo a été lauréat en 2023.
[1] James Turrell, né le 6 mai 1943 à Los Angeles, est un artiste américain dont les principaux média d’expression sont la lumière et l’espace. Il vit et travaille à Flagstaff en Arizona, ainsi qu’en Irlande. Turrell revendique pour sa démarche artistique la double appartenance à la culture scientifique et technique, et à la culture atlantique et pacifique.
[2] Appareil destiné à élever l’eau des puits, constitué de godets attachés sur une chaîne sans fin qu’entraîne une roue placée au-dessus du puits. (Les godets plongent renversés dans l’eau, remontent pleins et se déversent dans un réservoir en passant.