Nous avions rencontré Thomas Hirschhorn en 2004, à Aubervilliers, à l’occasion de la création du Musée précaire Albinet. Ce plasticien helvète qui joue en permanence avec les éléments de l’ordinaire, avait reçu le (prestigieux, comme on dit) Prix Marcel Duchamp en 2000. Il a proposé aux habitants - Français majoritairement d’origine immigrée de première ou deuxième génération - d’un quartier reculé de cette ville de banlieue parisienne négligée par le pouvoir central, de participer avec lui à une aventure rare. Construire, sur une sorte de terrain vague jouxtant les immeubles, un lieu dédié à la création plastique contemporaine depuis le mouvement dada. Et de recevoir et in-
former le public. Et ce fut pour l’équipe de Cassandre/Horschamp, l’une des rencontres les plus importantes de notre parcours. La preuve en acte que ce dont nous parlions sans cesse dans notre revue : faire participer l’ensemble de la communauté humaine à la vie artistique, était réalisable si on s’en donnait la peine. Thomas Hirschhorn vient de célèbrer l’anniversaire des vingt ans du Musée précaire Albinet, à sa façon, en se servant de ce moment comme prétexte à se poser des questions sur la pertinence et l’efficacité d’une telle démarche, en recevant avec bonheur toutes les critiques utiles et légitimes. Thomas Hirschhorn est un homme en mouvement, un artiste au sens plein du terme.
[Site du Centre Pompidou ]
Hirschhorn marche sur (au moins) deux jambes, il critique, il crée, il invente, il proteste et il construit. En 2004, année où il lança ce sublime projet, il déclara publiquement qu’il refuserait d’exposer en Suisse tant que le politicien d’extrême-droite Christoph Blocher siégerait au Conseil fédéral du pays. Pour marquer le coup il occupa artistiquement avec Swiss-Swiss democracy [1], le Centre culturel Suisse de Paris avec la complicité du regretté et valeureux Michel Ritter, qui dirigeait l’institution. Cette occupation était un parcours-manifeste vivant et en 3 D à la mode Hirschhorn, où, à l’aide d’une profusion de ruban d’emballage, d’installations sauvages, d’écrans avec images en boucle et de petites scènes de théâtre, la démocratie du pays était sarcastiquement mise en question. La sanction ne s’est pas fait attendre très longtemps : une sévère diminution de la dotation de la Fondation Pro-Helvetia. Michel Ritter nous quittera trois ans plus tard.
Et il y avait l’invention d’Albinet où, grâce à Hirschhorn et son usage efficace et intelligent de la notoriété, les travaux et les œuvres - des gens de dada par exemple - retrouvaient leur sens initial. Comment une œuvre dont le but avoué est de casser les codes convenus, de bouleverser nos regards sur le monde et notre civilisation, peut-elle finir dans un musée à destination des seuls « connaisseurs » ? Ceux-là mêmes dont Pierre Bourdieu nous a rappelé qu’ils ont le privilège d’être dotés d’un capital culturel, c’est-à-dire, en un mot, la bourgeoisie ? Vingt après, cet anniversaire, historique à mes yeux, se déroule donc à Aubervilliers, la ville où les artistes de la Villa Mais d’Ici, parmi lesquels le collectif des Allumeur.e.s mené par Zsazsa Mercury, que nos lecteurs connaissent bien, ont réalisé depuis plus de quinze ans d’innombrables co-créations avec les habitants. Zsazsa, y est bien sûr allée en voisine passionnée, voici ce qu’elle en retient :
« Albinet, c’est un sacré truc (tout court), une utopie réalisée qui nous donne du cœur à l’ouvrage, mais aussi un sacré truc pour tous.tes les artistes qui défendent la notion d’art participatif et refusent la dichotomie entre art et co-création. Le Musée précaire Albinet internationalement connu, c’est aussi l’exemple-massue, la démonstration imparable, lorsqu’on est à court d’arguments pour défendre l’art participatif dans les institutions culturelles, qui sont encore très loin d’y adhérer. De nos jours encore, on préfère souvent utiliser le seul terme « participatif » en se gardant de lui accoler le mot « art ».
Les Allumeur.e.s sont engagé.e.s depuis leurs débuts dans ces pratiques que nous mettons en œuvre et théorisons, que nous défendons, depuis de longues années. Il était important d’être présent.e.s pour cette journée (aussi du patrimoine/matrimoine). Et c’est un événement produit par les valeureux Laboratoires d’Aubervilliers.
Ce qui est passionnant dans cet anniversaire, c’est l’approche critique qui ne s’est pas contentée de commémorer l’évènement, mais l’a prolongé en le pensant dans le contexte actuel de notre société.
Sur place, dans le très chouette quartier du Landy, au City stade, nous arrivons en milieu d’après-midi. Beaucoup de monde. Des personnes du quartier bien sûr, beaucoup d’artistes et de personnes du milieu culturel, social, associatif local, des branchés parisiens et albertivillariens. Un bon petit mélange de personnes, c’est vraiment bon enfant, comme on dit.
De grands écriteaux bombés en noir sur du carton, des maquettes en scotch PVC et carton également, dans l’esthétique arte povera de Thomas... Je me questionne sur le fossé entre l’effet produit par ces œuvres ici et dans un musée, à Beaubourg, au Palais de Tokyo ou ailleurs. Ce qui apparaît comme une sorte d’hétérotopie dans un lieu d’art reconnu, conserve-t-il la même force politique dans l’espace public non dédié d’un quartier populaire ? Je me demande s’il faut des codes particuliers pour appréhender cette esthétique ou si ça n’a aucune importance... Qu’est-ce que cette esthétique nous dit de différent lorsque ce qui est exposé l’est dans un quartier où les gens vivent des situations de précarité et d’exclusion ?
Les différentes phases du projet sont également exposées dans le « City stade », sous forme d’affichage de photographies. En les scrutant, je me fais la réflexion qu’on ne voit pas beaucoup Thomas en action dans les ateliers. Bon.
De nombreuses archives papier et vidéo documentent les rencontres et débats accompagnant le projet, et les artistes dont les œuvres ont été prêtées par les institutions.Pas une artiste femme exposée. Bon… Je gage que Thomas ferait différemment aujourd’hui.
Un film assez exhaustif sur l’histoire du musée précaire, un DJ et des prises de paroles. J’assiste à trois d’entre elles, ce qui n’est surement pas tout à fait représentatif, puisque 32 interventions sont prévues sur l’ensemble de la journée. Sylvie Brondel et Stéphanie Sevin de la PMI à l’époque (Protection infantile et maternelle), élogieuses. Jefel Goudjil, travailleur social à Avignon, coordinateur du projet Deleuze Monument en 2000, raconte, de son point de vue, l’extraordinaire outil d’éducation populaire que représente le musée. Et nous écoutons l’universitaire Evangéline Masson, enseignante à Paris Est Créteil et à Sciences Po Paris, qui avait fait à l’époque son mémoire sur le sujet dans le cadre de ses études en esthétique et sciences de l’art à Paris I. Elle fut stagiaire sur le musée précaire Albinet lors des huit semaines de l’aventure.Son angle est plus critique. Elle aborde les questions que beaucoup se posent autour de ce type de projet. Quelle légitimité ont les artistes blancs majoritaires à débouler dans les quartiers avec leurs projets que personne ne réclame. Quelle passerelle cela peut-il vraiment lancer entre des milieux aussi éloignés, par exemple, que celui de l’art contemporain et des habitant.e.s d’un quartier ? Elle narre des anecdotes, des souvenirs. Celui du jour du vernissage, où toute la crème de l’art contemporain a traversé le périphérique pour venir voir le musée. Les habitant.e.s étaient tous et toutes présentes, mais le seul lien entre les univers, c’était Thomas Hirschhorn, qui gravitait d’un groupe à l’autre sans que jamais une vraie rencontre ne soit rendue possible. L’espoir qu’elle avait eu de voir ces jeunes propulsés dans une vie autre et ça n’avait pas été vraiment le cas. Enfin son changement d’orientation par la suite. Elle est actuellement chercheuse sur les pratiques d’hospitalité et d’hébergement aux marges. Vu de l’extérieur, on se dit qu’il y a un lien. Qu’une petite révolution s’est peut-être produite en elle.
Oui, on peut certainement, presque toujours, porter à ce type de projet ce genre de critique. Car oui, quand le bal est terminé on rentre à la maison, nous reprenons nos vies, et ceux qu’on appelle « les publics » reprennent le cours de la leur. Oui, ce sont des gouttes d’eau apportées par des colibris face à l’hostilité de la société. Mais c’est oublier les transformations à peine visibles, parfois indicibles, que ces actions génèrent en nous tous et toutes, un processus long, sinueux, dont les méandres la plupart du temps nous échappent.
Oui, il est nécessaire de questionner nos pratiques sans relâche, notre place et celle des participant.e.s, contributeurs et contributrices. Cet anniversaire, en permettant d’opter pour l’angle des questionnements sociétaux, politiques et sensibles, dans une société qui, en vingt ans, a beaucoup changé, permet de prolonger l’aventure de manière vraiment pertinente. L’histoire d’Aubervilliers, héritière d’une belle tradition d’éducation populaire était un terrain spécialement fertile pour cette grande invention humaine et artistique. »
NR et Zsazsa Mercury
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