« Sans débats, ça n’a pas de sens »

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« Sans débats, ça n’a pas de sens »

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Il y a ceux qui donnent une très grande importance à la forme, il y a ceux qui considèrent que ce qui compte le plus, c’est ce qui est dit et les échanges que ça provoque. Et il y a la compagnie Avec vue sur la mer et son metteur en scène Stéphane Verrue, qui depuis des années passe de l’un à l’autre et fait aujourd’hui tourner le célèbre pamphlet d"Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire avec la volonté d’ouvrir le débat, en particulier avec les jeunes générations. Cette météorite jaillie du 16ème siècle, a depuis quelques années repris place dans la pensée politique contemporaine et elle semble en effet avoir des choses importantes à nous dire.

« Vous vous affaiblissez afin qu’il [le maître] soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. » Étienne de La Boétie

Conversation avec Stéphane Verrue autour du Discours de la solitude volontaire d’Étienne de La Boétie, avec François Clavier.

Comment êtes-vous entré en contact avec ce texte d’Étienne de la Boétie écrit aux alentours de 1548 par un jeune homme à peine âgé de 18 ans ? Et pourquoi vous a-t-il semblé utile de le faire entendre aujourd’hui ?

J’avais entendu à la radio en 2010 une brève chronique de Boris Cyrulnik où il citait le Discours de la servitude volontaire qui était un texte important à ses yeux (il a ensuite préfacé Le Petit La Boétie illustré édité en 2020 aux Éditions du Ruisseau) et ça m’a tout de suite enthousiasmé. J’en ai immédiatement perçu les résonances contemporaines et j’en ai parlé avec mon ami le comédien François Clavier, qui est toujours prêt à s’embarquer dans des aventures d’éducation populaire un peu folles. Et on s’y est mis ! On l’a fait avant tout avec la volonté d’ouvrir le débat avec des jeunes, c’est une part importante de notre mission de service public.

Votre travail est toujours orienté dans cette direction ?

J’ai fait beaucoup de choses différentes au long de mon parcours. Auparavant, j’avais monté plusieurs Dramaticules de Beckett avec les comédiens porteurs de handicap de la géniale compagnie de l’Oiseau-Mouche, à Roubaix, c’était une autre expérience, magnifique, avec de très belles relations avec les comédiens et le public. J’ai aussi fait de l’agit-prop pour les plus jeunes (rires), en montant entre autres les Contes pour enfants pas sages de Prévert, c’était très « rentre-dedans » et les échanges ensuite ont été extrêmement riches… J’ai également mis en scène des textes de surréalistes belges et là, c’était une autre forme, très proche du cabaret, avec des interpellations des gens dans la salle. Et j’ai ensuite monté un spectacle sur les philosophes présocratiques avec le soutien du Conseil Départemental du Pas-de-Calais qui ouvrait aussi de très belles discussions avec les jeunes. En fait, j’ai construit mon chemin personnel à partir d’un certain nombre d’expériences et de rencontres.

Pour le Discours, la forme est pour vous beaucoup moins importante que le fond...

Hors de toute considération d’ordre purement théâtral ou "spectaculaire", durant ce travail, notre obsession (à François et moi) fut toujours de faire en sorte que le texte de La Boétie soit parfaitement compréhensible "hic et nunc". Les retours que nous avons recueillis laissent à penser que nous avons plutôt bien travaillé...

En le lisant et en l’écoutant aujourd’hui, je me dis que c’est un texte écrit par un jeune homme idéaliste né évidemment bien avant Marx et le développement des sciences humaines et sociales. Tous les éléments du débat contemporain n’y sont donc pas présents.

Oui, c’est une base pour ouvrir le débat et bien sûr l’enrichir de lectures contemporaines. Le fait que des ouvrages soient disséminés sur la scène, et que François s’en empare pour en lire des extraits au fur et à mesure est un symbole très fort de la démarche, l’ouverture à la connaissance, à la culture comme outil de la pensée. Étienne de la Boétie est un jeune homme périgourdin du 16ème siècle, un garçon de « bonne famille » comme on disait jadis, grand lecteur, très cultivé, qui se nourrissait de ses nombreuses lectures pour aiguiser son regard sur le présent et l’avenir, spécialement sur les rapports de domination sociale. La pensée de La Boétie est inspirée par - et en dialogue soutenu avec - les « maîtres anciens » qu’il a lus... Il y a dans le Discours plusieurs citations d’auteurs comme Tacite, Homère, Platon, Ciceron et j’en ai aussi ajouté quelques autres.

Connaît-on exactement la genèse de cet écrit ?

La révolte des Sauniers dans le Sud-Ouest de la France où il est né et où il vit, et surtout la très violente répression qui s’abattra sur eux, a beaucoup contribué à déclencher sa réflexion. C’est l’époque où le roi tente d’unifier l’impôt sur le sel, la gabelle. Les régions de marais-salants, dont la Guyenne (qui recouvre le Sud-Ouest de la France), s’insurgent : jusqu’à 20 000 hommes se joindront à la jacquerie des « Pitauds », réprimée dans le sang en 1542 par Anne de Montmorency. La Boétie prend fait et cause pour les insurgés et son Discours surgit de la prise de conscience par le jeune homme de cette situation de domination violemment entretenue dont il pense avoir décelé le ressort essentiel, en inversant, par un oxymore assez provocateur, l’ordre apparent des causalités.

Comment le texte a-t-il circulé en son temps ?

Le pamphlet circulait sous le manteau grâce aux protestants calvinistes, qui, face aux persécutions, avaient décidé de le publier en 1574 dans Le Réveille-Matin des Français, puis sous le titre de Contr’un dans les Mémoires de l’Estat de France sous Charles IX, chronique protestante. C’est sa lecture qui a donné envie à Michel de Montaigne de rencontrer l’homme et de publier le pamphlet. Ils se rencontrent alors qu’ils sont tous deux magistrats, vers 1557, et de cet évènement naît une intense amitié, à laquelle Montaigne rend un bel hommage dans ses Essais.

En quoi ce texte écrit par un jeune homme au 16ème siècle, vous semble-t-il apte à susciter une réflexion contemporaine ?

Il met en question des a priori politiques très largement partagés sur les ressorts des injustices sociales. Et ce faisant, il pousse à s’exprimer, discuter, à parler ensemble pour confronter les idées. Ce qui est le plus important pour François Clavier et moi, dans ce travail commun, c’est de susciter le débat en l’amenant sur les enjeux de la société actuelle. Nous le portons depuis 2011 et nous avons toujours envie de le jouer, partout, dans des collèges, des lycées, des facs, chez les ATP [1], surtout devant des gens jeunes. La dernière fois en date que nous l’avons joué, à l’université Paris 8, le débat, très fourni, a duré beaucoup plus longtemps que le spectacle. Pour ce qui est du jeu scénique, nous avons beaucoup parlé avec François de l’adresse aux spectateurs. Pour moi, il est très important qu’il leur parle le plus directement possible. Nous ne cherchons pas du tout à investir les scènes nationales ou les centres dramatiques nationaux. Nous avons joué à l’université d’été de La France Insoumise, près de Valence, devant plus de 500 personnes, avec un débat passionnant en extérieur, qui n’en finissait pas. Ce que nous voulons avant tout, c’est ouvrir un dialogue et donner aux jeunes gens l’envie de lire, pas seulement des auteurs du passé, mais aussi, aujourd’hui, Pierre Bourdieu, Hannah Arendt, Gunther Anders, par exemple.

Appeleriez-vous ce que vous faites ici du théâtre, une performance, ou plutôt de l’agit-prop ?

En fait, il y a une vraie nécessité née du territoire où je vis. Comme je suis dans le Nord Pas de Calais, ce qu’on appelle maintenant « Les Hauts de France », j’ai assisté à la montée en puissance de l’extrême-droite sur ce territoire et ma démarche est, depuis longtemps, de m’adresser de façon volontariste à la jeunesse, qui n’est pas encore contaminée par une vision délétère du monde qui atteint surtout les générations plus anciennes. Donc, c’est sûr qu’il y a un aspect agit-prop. Je suis du côté de l’éducation populaire et je soutiens pas mal d’autres compagnies, comme Protéo, par exemple (qui a monté un très remarquable Apocalypse selon Anders), qui vont dans ce sens, bien que je pense que le terme soit aujourd’hui dévoyé. Éducation populaire, ça ne veut pas dire qu’on va éduquer le peuple, c’est une démarche d’échange réciproque, de partage de savoirs et de savoirs-faire, on l’oublie trop souvent.

C’est pour ça que les débats sont aussi importants à nos yeux. J’aime l’art du théâtre et j’en ai beaucoup fait de façon plus « classique », j’ai monté Corneille par exemple (Surena), sa dernière pièce, là j’étais au service de Corneille et de ses alexandrins, nous montrions une confrontation entre le pouvoir et un homme, le « héros », et je ne me posais pas la question de savoir si je faisais de l’agit-prop (rires). Mais ici, notre but n’est pas du tout de nous produire devant une salle passive, il est avant tout de provoquer des conversations, des témoignages, des confrontations…

La performance-représentation à Paris 8, introduite par la voix puissante de la chanteuse Bila accompagnée par Camilo, est émaillée de petits incidents techniques qui l’éloignent d’un jeu théâtral peaufiné comme on en a parfois l’habitude. Est-ce que c’est assumé par vous ? Est-ce que ça dit quelque chose de la situation actuelle du spectacle vivant et de la culture en général dans notre pays ?

En fait, ça parle de notre engagement, en particulier celui de François Clavier qui est prêt à intervenir partout, dans absolument n’importe quelles conditions, même les pires. Ce qui compte c’est que les mots du Discours soient entendus et mis en débat public. Le grand metteur en scène Tchèque Otomar Krejca qui était très stanislavskien et avec qui j’ai beaucoup travaillé, avait coutume de dire « Le plus important, ce n’est pas ce que je vais faire de la pièce, c’est l’effet que la pièce va produire sur moi ». C’est un peu la devise de ma compagnie, Avec vue sur la mer.

Propos recueillis par NR

La vidéo de la dernière performance à l’université Paris 8 (MDP Boetie)

Le site de la compagnie Avec vue sur la mer




[1Fondée en 1966, la Fédération d’Associations de Théâtre Populaire relie des associations de spectateurs de la France entière, du sud au nord, à travers une passion commune, le théâtre. Elle rassemble quinze associations. Elle est un lieu d’échanges, de partage et de circulation des œuvres et des idées. Spectateurs, programmateurs, relais engagés du monde du théâtre, les Amis du Théâtre Populaire vivent leur passion avec dynamisme et vitalité. Bénévoles, ils déploient tout au long de l’année leur enthousiasme pour accueillir les spectacles qu’ils souhaitent partager avec d’autres.

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