Il a créé en 2017 et dirige avec Yara Ligiéro, Stéphane Saintil, Adine Barak, Soraya Jasmin et Cécilia Kiavué - pour ne citer que ces noms - DO♦KRE♦I♦S, la revue haïtienne des cultures créoles, somptueuse publication internationale et universelle bien que née à Port au Prince (et naturellement assez désargentée) qui traite de la vie des humains par le biais du geste de l’art. La démarche étant très voisine de ce que nous avons voulu faire avec Cassandre/Horschamp pendant 23 ans, et très proche aussi de la pensée de notre regretté Édouard Glissant, ça m’a tout de suite beaucoup parlé. Ajoutez à cela que nous nous sommes rencontrés avec Jean Érian Samson après qu’il m’eut écrit un très beau message consécutif à la découverte hasardeuse de Juste un mot, La révolution du sensible, mon dernier-né, et la jolie boucle est bouclée. Nous l’avons ensuite rencontré avec toute son équipe, à l’occasion de la sortie officielle du numéro 6 de la revue à L’IF, l’Irresistible fraternité de Limoges, où est offerte une très belle exposition des œuvres du puissant et regretté plasticien Sébastien Jean.
Pour souligner cette affinité et au risque de sembler immodeste, je rapporte ici en substance comment il m’a narré cette première rencontre de papier : « J’ai découvert ce livre au hasard d’une errance, dans une petite librairie d’occasion à Saint-Denis de La Réunion. C’était la fin de l’hiver 2023. Je venais d’atterrir sur l’île dans le cadre de mes recherches. La révolution du sensible m’a paru une démarche novatrice. Je voulais creuser ; curieux que je suis. En savoir plus. Sans te cacher, j’ignorais ton existence mais dès l’incipit, j’ai compris que j’avais sous mes yeux le témoignage d’une âme qui s’est donnée pour mission d’attiser les braises de la poésie vivante. Celle-là même qui s’engage auprès des voix indociles et marginalisées. Une radiographie de la société contemporaine au prisme du geste artistique et du sensible. Une remise en question d’une idée de l’art piégée dans les filets du système capitaliste. Un mot qui pourrait définir ton livre : Manifeste. Tu y dévoiles les blessures stratifiées de nos sociétés et, en partant de maintes expériences d’altérité, tu dévoiles le reflet d’une conscience collective se dressant face aux dépérissements : aborder le monde à travers les lunettes du sensible. Déconstruire nos réflexions, nos regards stériles et tenter de les reconstruire à partir de la subjectivité-même. Tout ça dans l’idée de rendre à l’art, à la poésie, leur part de lutte : choquer, bousculer, transformer. » Alors, évidemment j’ai craqué et je suis allé lui poser quelques brèves questions auxquelles il répond avec un fier lyrisme et dont, avec Yara Ligiéro, ils développent encore les thèmes dans l"éditorial de leur dernier numéro.
Comment racontes-tu la revue DO♦KRE♦I♦S et à quelle nécessité dirais-tu qu’elle répond ?
Cette revue artistique et culturelle est avant tout un espace d’épanouissement et d’affirmation des langues et des cultures créoles dont le point d’échauffement et la faille se situent en Haïti. En effet, depuis 2017 nous nous efforçons de maintenir cet espace-monde en véhiculant les cris émergeant des bétons chauds de Port-au-Prince. Ces cris qui résonnent dans les interstices du monde et qui relient Haïti, Martinique, Guadeloupe, La Réunion, Bénin, Canada, Belgique, et tant d’autres contrées présentes dans la revue. Il s’agit de décrire un itinéraire qui part d’un lieu créole et qui embrasse des engagements politiques des cultures minorisées pour une mémoire composite et créolisante. D’emblée la revue donne à apprécier des récits intimes qui se formulent par l’enchevêtrement de plusieurs expériences de rencontre, de pensée et de création.
De quelle façon cette démarche est-elle menée par votre équipe ?
Cela se manifeste surtout par la confrontation d’imaginaires multiples en donnant lieu à une publication annuelle qui épouse archipel et qui « revendique cette forêt dense où l’on s’entrelace, se croise, s’entremêle, où les lianes s’épanouissent : un maelström d’imaginaires qui agite le monde. » [1]
Quel est votre regard sur ce qu’on appelle l’art et quel rôle lui accordez-vous ?
Quand la gorge ne supporte plus le cri de l’âme, l’art, la poésie et la rencontre peuvent servir d’exutoire pour une conscientisation collective. Et DO♦KRE♦I♦S s’est constituée en véritable laboratoire qui dévoile chaque année de nouvelles formes d’expériences créatrices et humaines. Ce sixième numéro, lancé le 17 mars dernier à l’Irrésistible fraternité, à Limoges et disponible en commande sur notre site internet, se pare de fragments inédits de créations, de gestes lacunaires, de réflexions, qui se répandent dans la sphère métaphorique d’un langage poétique assumé, revendiqué. Des formes, des couleurs, des images, des espoirs, des inquiétudes. Des séquelles. Des veines rapiécées dans lesquelles circulent encore sèves vives, des amours qui se réjouissent, en tentant d’ « habiter le monde après le désastre » [2].
Comment rappeler le lien constant indéfectible entre le geste de l’art et la vie, y compris la vie politique contemporaine ?
Chaque part de lutte, chaque part d’humanité qui constitue ce collectif, est une expression singulière qui répond à la volonté de dire ou d’inventer une manière inédite d’exister, ensemble. Chaque contribution est un cri placé en écho discontinu percutant d’autres voix, retrouvant d’autres méandres, formant rouages. Ces petites expériences individuelles se retrouvent et/ou se réinventent dans le commun à travers des espaces de partages et de débats pour défaire la vision étriquée du monde – au-delà des identités et des diasporas qui parfois s’enlisent dans l’enfermement et le rejet de l’autre.
Un extrait de l’éditorial à deux voix du numéro 6 :
« J’écris parce que ma gorge s’est usée de retenir les cris aphones, mais que la corne de mes doigts supporte mieux la révolte […]. »
Karianne Trudeau Beaunoyer.
Jean Érian Samson : Sans aucun doute, nous traversons une période durant laquelle susurrer nos douleurs importe peu. Il nous faut les hurler et ceci avec une rage foudroyante, pour enfin sortir de profondes somnolences toutes les failles vives du monde. « Ce ne sont pas les informations qui manquent. Ce n’est pas le savoir qui nous manque. » [3], avait conclu le réalisateur haïtien Raoul Peck dans Exterminez toutes ces brutes, une série de quatre épisodes diffusée en 2021 aux États-Unis dans laquelle il décrit l’Occident actuel érigé sur le socle de colonisations, de traites négrières, de génocides et d’exterminations. Que dire de ces violences qui se réitèrent et qui abrasent nos sociétés funambules ? Sous nos pieds, plus profond encore ce creux qui nous attire. Après le pilonnement, les saxifrages germeront et embelliront nos ruines. Urgences haïtienne et palestinienne. Nombreux sont les peuples assiégés, enclavés par le déferlement incessant des hallebardes des puissances contemporaines ; des caprices hégémoniques qui n’ont pour but précis que d’éteindre tout élan du souffle et d’effacer toutes les parts de lutte et d’humanité qui se manifestent. Comment déjouer cette strangulation ? « Ce ne sont pas les informations qui manquent » : il nous faut peut-être un peu plus de mouvements.
Yara Ligiéro : Dans A vida é selvagem (« La vie est sauvage » en français) d’Ailton Krenak [4], le penseur indigène brésilien fait un commentaire sur la pratique d’éloignement social courante chez les Zo’é, une communauté qui évite tout contact avec la civilisation dominante. Cette pratique-là, encore plus renforcée pendant la pandémie, a assuré qu’aucun Zo’é n’attrapait le coronavirus : « Ils ont déclenché leur propre dispositif thérapeutique qui ne les a pas laissés tomber malades. » [5] Ils savaient exactement quoi faire pour éviter le virus, en affirmant que l’esprit de cette maladie se baladait dans l’air. Il paraît que, dans le monde d’aujourd’hui, embrasser un mode de vie autarcique comme celui-là s’avère un vrai défi : le droit (pas l’obligation) à l’isolement est devenu pratiquement nul… Même sur une île lointaine, on n’est plus isolé·es, ni physiquement ni virtuellement. Des personnes et des informations traversent nos chemins quotidiennement.
Que pouvons-nous faire d’autre, alors, sinon comprendre et apprendre la « langue de zuzu » [6] ? Est-ce la faute de la langue ? En plus de représenter un désir de faire partie d’un tout, elle est un outil de survie. Dans le texte Ma langue de zuzu de Evains Wêche, la dichotomie entre le français et le créole, enracinée dans certaines sphères de la société haïtienne, révèle une angoisse linguistique et identitaire, commune aux pays anciennement colonisés.
Telle une feuille de papier, rudement déchirée en plusieurs morceaux minuscules éparpillés sur le sol, nos cultures ont été (sont toujours) traversées, brisées, reconfigurées selon les volontés des blocs hégémoniques et colonialistes. Au fait, qu’est-ce qui reste après la destruction ? Ces minuscules fragments de vie par-ci, par-là, finissent par recouvrer leurs territoires légitimes, ils déploient leur propre voix à partir de ce qui avait été déchiré et ce qui les avait déchirés… Petit à petit, ces fragments se recréent et, enfin, malgré toutes les forces suprémacistes, ils grandissent. De nouvelles vies, des survies, qui raconteront leurs histoires de souffrance, de luttes, de résistance et qui transmettront, ainsi, leurs propres formes de sagesse et la version authentique de leurs histoires.
YL : L’imaginaire se construit même au-dessus des débris… Concrètement, qu’on vive d’un côté de l’océan ou de l’autre, que les dégâts soient récents ou pas, émergents ou entravés, le sol reste toujours fertile pour les artistes. La mémoire de nos racines, racontée de façon douloureuse à travers la grammaire occidentale, transmise parmi nos oralités, nos musiques, nos danses et nos fêtes, se retrouve aussi dans notre art. Dans la peinture, la représentativité prend enfin sa place ; nous, les femmes, ne sommes plus seulement un sujet de tableau. – Nous ne sommes plus des servantes à côté de « madame » [7]… Par ailleurs, ni les femmes blanches, ni nous, les femmes racisées, ne sommes plus de simples objets de désir, des normes de beauté maximale ou des sauvages érotisées [8]. – Nous sommes des peintresses. Nous nous représentons nous-mêmes, avec tout ce qui compose notre vaste imaginaire. Johanna Mirabel, que j’ai côtoyée aux Beaux-Arts de Paris il y a quelques années, tout comme Claudia Brutus, diplômée de la même école, expérimentent des narrations picturales inachevées. L’aspect d’esquisse chez les artistes met en évidence des histoires qui ne sont pas encore finies, mais qui se passent justement dans le moment présent. Même si des figures du passé (de leur univers familier ou de leurs ancêtres) y apparaissent, la transparence des éléments côte à côte crée un autre espace-temps. Tout se passe au même moment sur le plan du tableau. Leur peinture vit, ainsi que leur rêve.
JES : DO♦KRE♦I♦S est réfractaire à la finitude. Elle appelle en outre à la métamorphose, à la transgression. Je crois qu’il s’agit ici du premier numéro dans lequel la thématique s’impose aussi naturellement sur le présentoir. La couverture affiche une belle interaction graphique assortie à la poétique du/des Mòso : un logo éclaté et ses brisures dispersées sur une œuvre montrant un portrait figé – pour toujours – dans l’impact d’un coup violent laissant deviner une image recomposée, cousue, métamorphosée. À travers cette Fragmentation 1 (titre de l’œuvre), l’artiste guadeloupéen Deiron aborde, d’une manière très sensée, la fragmentation des entités créoles en mettant en exergue « le choc qui amène aux fragments » [9].
La métaphore du miroir cassé illustre parfaitement les intentions de la rédaction de la revue à travers le choix de la thématique Fragment(s)/Mòso pour ce sixième opus. En effet, en se regardant dans un miroir brisé, en plus d’être en présence du choc brutal à l’origine de cette cassure, nous nous verrons écartelé•es ; certaines parties du corps raturées, déformées, dégradées et d’autres démultipliées. Se voir littéralement morceler par une violence qui s’inscrit d’emblée sur les gènes du trauma. Pour moi, confronter notre reflet dans ce miroir cassé, celui qu’on esquive constamment, et rapiécé par l’artiste, c’est admettre de se voir multiple, tel un pied-de-vent qui s’invite dans le sombre des ouragans dévastateurs. Cette recomposition de l’image violentée retentit tout au long du défilement des pages dans l’écho du morcellement et de la fragmentation de soi.
YL : Fragments de terres, d’origines, de mémoires… Fragments de chair, de sang et de peau.
« Je rassemble les bouts trouvés, tous les garder, rien ne doit manquer, inventaire des bouts en quête engluée de toi […] » [10] (Laëtitia Tantely Deleuze). À l’extérieur et à l’intérieur, des assemblages géographiques, physiques ou impalpables témoignent de nos histoires et de nos batailles renouvelées. Pendant la traversée, qu’est-ce qu’on a dû laisser derrière nous ? Par ailleurs, qu’est-ce qui reste toujours avec nous et qu’ils ne pourront jamais nous enlever ? Sommes-nous conscient·es de notre complexité, de notre diversalité [11] ? Une fois, quelqu’un m’a dit que, comme les atomes, nous étions indivisibles. Quand on divise des cellules, on y trouve entre autres des molécules, puis en divisant ces dernières, on arrive finalement aux atomes. Les atomes sont tellement minuscules qu’on ne peut pas les fractionner. Cette belle image me soulage car je sais maintenant que, malgré tous les massacres, les groupes opprimés résisteront, créant des sphères de dissidences. Par la force cohésive, ces fragments-atomes féconderont à l’insu du geôlier et donneront lieu à des nouvelles approches identitaires.
JES : « Fragment(s)/Mòso ». Cette thématique nous invite à formuler un hommage à Sébastien Jean : un artiste haïtien morcelé. Nous revenons sur son œuvre, son parcours, ses rencontres et ses aficionados. « Avant de le rencontrer, ses toiles m’avaient frappé, comme un poing au plexus », nous dévoile Arnaud Delcorte dans une longue lettre au peintre décédé trop tôt. « […] puissant et solaire par ses œuvres, mais pas un soleil de loin, un soleil qu’on aurait contre le visage et qui brûlerait jusqu’au ventre. Un souffle incandescent. » C’est ainsi qu’Arnaud décrit son ami artiste avec qui il a publié deux recueils, dont un chez les Éditions des Vagues en 2013 sous le titre de Quantum Jah.
Sébastien Jean détournait les matériaux, brouillait les frontières entre les arts, les procédés les rendant flous ; mêlant les pratiques et poussant le geste de peindre à son paroxysme : la performance. La surface à peindre évoque le sursaut d’un champ de braises, donnant à voir des heurts de couleurs : palettes enfantines, contrastes violents combinant cendres et luminescence. Y jaillissent des créatures informes, reflets d’une somme de curiosité, de sensibilité et de rage enfouies. Les œuvres de Sébastien Jean font écho aux situations et nombreux récits qu’on retrouve dans ce nouveau numéro.
Pour les précommandes de la revue c’est ici.
Une petite vidéo de présentation de la revue en 2017
[1] https://revueprojectiles.com/2022/01/01/la-revue-do-kre-i-s-veut-la-floraison-des-voix-indociles-isolees-marginalisees-%EF%BF%BC/
[2] Coffi Babalola, Adjaï & Adonon, Achille. « Écorces des Limbes, Recherches Photographiques », Revue DO♦KRE♦I♦S, no 6 Fragments(s)/Mòso (2023) : p. 53.
[3] Raoul Peck. Exterminate All the Brutes. Documentaire. HBO, 2021, USA.
[4] Krenak, Ailton. A vida é selvagem. Cadernos Selvagem. Publication digitale, Dantes Editora, Biosfera, 2020, Brésil.
[5] Krenak, Ailton. A vida é selvagem. Cadernos Selvagem. Publication digitale, Dantes Editora, Biosfera, 2020, Brésil.
[6] Wêche, Evains. « Ma langue de zuzu », Revue DO♦KRE♦I♦S, no 6 Fragments(s)/Mòso (2023) : p. 17-19.
[7] Édouard Manet. Olympia, 1863, France.
[8] Des tableaux comme D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? ou Les Seins aux fleurs rouges de Paul Gauguin, réalisés entre 1897 et 1899 à Tahiti, démontrent un stéréotype, créé par les artistes européens de l’époque envers les femmes étrangères racisées. Cela consiste en la diffusion d’une image de femme à la fois érotique et bestiale.
[9] D’après la note d’intention de l’artiste.
[10] Deleuze, Laëtitia Tantely. « Dedans », Revue DO♦KRE♦I♦S, no 6 Fragments(s)/Mòso (2023) : p. 45.
[11] Patrick Chamoiseau définit la « diversalité » comme étant la mise en relation harmonieuse des diversités préservées.