J’ai écrit cette chronique au courant de l’été puis je l’ai mise de côté. Je suis maintenant à Alcoy, dans une petite ville d’Espagne pour un séjour professionnel et au détour d’une déambulation dans les rues je découvre ce que je crois être une immense photo.
Je me suis approchée le lendemain et j’ai découvert cette « fresque », ce trompe-l’œil...
J’étais bouleversée par son gigantisme, ses couleurs au milieu d’édifices moches et délabrés, par ce musicien pris sur le vif. Fulgurance qui m’a replongée dans ce documentaire. Ce même jour je parcours la cour de l’école dans laquelle j’interviens dans les classes de français et d’art dramatique et mes sens sont à nouveau tournés par ce film. Je vois ça.
Génial que des gamins aient peint ce mur et puissent lire cette phrase en jouant avec les copains.
Je me dis que parfois c’est bon de laisser passer du temps pour finir un papier. Encore une fois le geste artistique résonne toujours quelque part en nous. Il rebondit, heurte notre âme et y laisse des traces. Si on se laisse aller à les ressentir à les regarder des liens se créent entre eux. Tout fait sens de manière inopinée. C’est un petit miracle. J’ai pris une grosse claque de fin.
Tous ces mots me viennent alors à l’esprit après un visionnage qui n’était pourtant pas dans des conditions optimales du fond de mon canapé.
« Visages, villages, vicissitudes, vibrer, vitupérer, virage, virgule, vibrant, viatique, vibration,vibrant, vibrions,vice-versa, victoire, victorieux, vie, vieillir, vital, vitalité, vigie, vivant,vigueur, villageois, virevoltant, virer, vis à vis, viscéral, visible, vision, visite, visiteur, vivat, vibrionnant. »
Je m’attendais à voir un documentaire sociologique un peu échevelé et d’un mortel ennui réalisé par une charmante, charmeuse et incontournable vieille dame du septième art acoquinée à un jeune photographe dandy en vogue. Improbable association, alliance de la carpe et du lapin.
Avant de le regarder il y a comme une truc qui me gêne. J’ai l’impression que JR profite de sa notoriété toute fraîche pour co-construire avec une icône de la photographie des années soixante, une figure tutélaire des audacieux. Ainsi avec ce documentaire pourra-t-il se rendre plus accessible, moins « tendance », plus philanthrope, altruiste.
Je me trompe. Je vois peut-être le mal chez tous les jeunes artistes qui ont réussi à faire autre chose que du business ? J’ai mené ma petite enquête.
Agnès Varda est née en 1928, artiste touche-à-tout, avant-gardiste, présente au premières heures de la nouvelle vague. Tout à tour cinéaste, photographe, documentariste, dénicheuse de talent. Elle est inclassable. Connue pour avoir été la femme du réalisateur Jacques Demy. Elle a collaboré avec les plus grands. Elle a traversé les décennies avec une capacité à s’adapter aux transformations de notre monde et à la technologie assez surprenante. Elle revendique la volonté de se fier à son instinct dans son travail de création sans manquer de retravailler toujours et encore ses fulgurantes ou premières étincelles et fait confiance au hasard des rencontres de la vie. Quand on l’écoute parler de son travail et donner sa définition de l’art c’est une grande empathie pour l’autre qui ressort. Tout et tous l’intéressent, attisent son insatiable curiosité. Auréolée de prix et distinctions à maintes reprises elle affirme simplement et modestement vouloir créer du lien entre les hommes, en les mettant en scène, à travers différentes formes artistiques. Vouloir partager sa propre vision du monde en essayant de lui donner un sens.
JR ; Jean René est un jeune photographe de 35 ans qui s’est longtemps consacré au street art et est surtout connu pour les portraits géants qu’il colle sur les murs du monde entier dans le souci de faire dialoguer les photos avec leur environnement. Il a commencé à se consacrer à la photographie après avoir trouvé un appareil photo dans le RER en 2001. À l’âge de 18 ans, il délaisse le graffiti auquel il s’adonnait dans le 93, d’où il est originaire.
Parmi ses travaux surprenants on peut citer les portraits de femmes dans des zones de conflits, les collages dans la cité des Bosquets dans lesquelles apparaissent des photographies de ses amis lors de sa destruction. Citons également un projet participatif qui invitait des citoyens à se prendre eux-mêmes en photo pour investir en y affichant leurs propres clichés. Il se dit « engageant » mais pas engagé et ne revendique aucune volonté de changer le monde mais simplement de modifier notre regard. Il considère son art comme : « la seule trace intime et spontanée d’une réflexion sur notre séjour sur terre ».
S’il se démarque clairement des artistes du street art, c’est avant tout par la démarche de conservation de ses œuvres dont il conserve la trace. Photo dans la photo : une mise en abîme de ses propres créations, qui prennent une autre dimension. Il réalise d’immenses portraits, affichés sur les murs dans de nombreux endroits du monde - Cuba, Pays africains, quartiers sensibles - qui rendent une dimension humaine à la précarité. L’image de l’individu photographié change d’échelle. Et, soudain, l’être humain existe au-delà de sa réalité matérielle.
Le générique ressemble à un film d’animation, une illustration de l’esprit facétieux d’Agnès Varda et de la fraîcheur de JR. Les deux créatures s’animent. Un petit champignon à coiffe bicolore bombée avance doucement canne à la main et croise un grand escogriffe, chapeauté et affublé d’indéboulonnables lunettes noires. Mélodie enjouée écrite par Mathieu Cheddid. C’est drôle et léger. Rosalie Varda, sa fille, est à la production. Une grande famille mais qui a fait appel à une plate-forme de crowdfunding pour que le film puisse voir le jour. On a beau s’appeler Agnès Varda et JR , les temps sont durs. Le participatif est indispensable.
Il raconte quoi au juste ce documentaire ? L’histoire d’une femme caméléon à l’éternelle âme d’enfant, qui traverse la France avec un jeune et fougueux photographe. Ils sont au volant d’un incroyable camion magique qu’on dirait tout droit sorti d’un film de science fiction. Une sorte de photomaton sur roues. Un dispositif apte à réaliser sur place et à la demande des tirages géants de photographies d’habitants avec lesquels les réalisateurs dialoguent. Pas de récit linéaire. Flash back. Ellipses. On revient sur le processus collaboratif créatif dans la cuisine d’Agnès, autour de pâtisseries et d’un thé. Plus tard dans l’année avec des fruits sur la table annonciateurs du printemps. Un documentaire ne se fait pas d’une traite. Qu’on se le dise. !
On doit comprendre ça. Ils ont l’air de s’amuser mais ils bossent.
Une fois à l’arrêt dans un coin de l’hexagone, ils parlent, échangent, choisissent des anonymes. Ils les photographient, collent leur immense portrait sur des murs. Des retraités dans les corons, un agriculteur, une serveuse d’une ville touristique, les habitants d’une ville inachevée et fantômatique en bord de mer, des gamins, un facteur, des dockers et leurs femmes. Ils scrutent, explorent notre société à travers ces portraits de Monsieur et Madame tout le monde. Sans sensiblerie, compassion ni condescendance, ils écoutent la parole de l’autre, la recueillent, la valorisent, l’humanisent. La tendresse transpire de ce documentaire, jamais sirupeux.
L’obsession de la mise en abîme.
Un lien évident unit ces deux-là. Si JR prend des photos de ses photos, Agnès Varda devient un personnage essentiel de son propre documentaire. On la voit égrener des souvenirs de jeunesse, évoquer les belles rencontres qui ont jalonné sont incroyable parcours, montrer ses propres photos, revenir sur des lieux de son passé chargés d’émotion.
Elle voit peu ou mal car elle souffre d’une maladie oculaire, mais qu’à cela ne tienne. A deux c’est mieux. Elle en joue, il sera ses yeux pour mieux percevoir ce qu’elle ne voit plus au loin. Elle assume les limites que la vieillesse impose à son corps. Elle met en scène les conséquences de ces troubles visuels et les soins que cela requiert. Cette intrusion pourrait être impudique mais elle semble naturelle et légère. Toujours fantaisiste Agnès Varda, même au ralenti, pendant que lui caracole et court. Moi qui suis passionnée par les collectes de mémoires ou plutôt de « vie contemporaine », je suis gâtée. Ce documentaire est un voyage qui surnaturel et inoui dans un camion poétique. Une invitation au voyage qui se transforme en une initiation au quotidien de nos semblables, ces inconnus. Cette promenade est comparable au voyage d’Alice. Écouter l’invisible. Passer de l’autre côté du miroir
À travers leur regard, nous percevons les habitants de la Cité, avec des yeux dépoussiérés, sans jugement aucun.
Et moi dans tout ça ?
Je m’interroge. Qu’est ce qui différencie ce documentaire de celui de Depardon Les habitants réalisé en 2016 ? Je l’avais beaucoup apprécié. Lui aussi parti dans un camion à la rencontre des anonymes. Caravane contre camion futuriste. Conversations spontanées filmées contre portrait géant. C’est justement ce petit grain de folie qui animent Agnès et JR et qui rend le film si plein de vitalité.
Si ce documentaire s’adresse à tous alors il serait peut-être bon qu’Agnès Varda et JR expliquent clairement d’entrée de jeu la pensée qui sous-tend leur travail. Simplement pour que chacun puisse l’aborder dans toute son humanité et ne s’égare pas en n’y voyant que de simples citoyens lambdas sur grand écran. Et JR pourrait présenter sa démarche artistique afin qu’on le prenne un peu plus au sérieux. La connivence qui le relie à Agnès Varda ne doit pas se réduire à celle d’un petit-fils pour sa mamy - qu’on voit dans le film. Pourquoi d’ailleurs ?
Autre limite à souligner pour moi. Si à certains moments Agnès Varda montre à travers ce documentaire une certaine forme du naufrage qu’est la vieillesse cela ne me plaît pas. Je ne regarde pas ce documentaire pour ça. Ils finissent par tout mélanger. Le documentaire se transforme en fourre-tout. Ils ont trop de choses à nous dire. Ils sont peut-être trop pressés. J’aurais bien aimé pendant les belles images de pose sur une plage que JR finisse par nous expliquer pourquoi il refuse catégoriquement de quitter ses lunettes. Cette coquetterie devient presque ridicule, renforce son côté dandy. Dommage. Ce serait une façon de vraiment se mettre à nu, de montrer sa vulnérabilité, comme les gens qui acceptent qu’on leur vole leur image. De se mettre à leur hauteur.
C’est fini. Et moi, comment je perçois mes congénères ? Est-ce que je les regarde vraiment ? Je les observe dans quel but ? Est-ce que je les écoute vraiment ? Pourquoi certains m’intéressent et d’autres me laissent totalement indifférente ? Je m’interroge sans lunettes noires cela va de soi. Quand on s’adonne à la collecte de « vie contemporaine » il est bon de savoir pourquoi on le fait. Ce documentaire aiguise encore plus mon envie de mener des entretiens avec des anonymes. Une dernière remarque un peu acide. Si Agnès Varda met tant en scène son passé, c’est qu’elle sent la fin venir ? C’est un film pour vraiment laisser sa trace ? Poignant alors. Elle est comme sa célèbre photo de patates flétries toujours en germination.
En attendant, je profite d’être à Alcoy pour scruter et m’interroger sur ces visages autour de moi dans la rue. J’écoute les conversations dans les parcs, sur les trottoirs devant les feux bicolores, sur les terrasses des troquets bondées et chez le primeur. J’engage la conversation dès que possible avec les « desconocidos » tout en enregistrant les paroles de ceux que je côtoie chaque jour et avec qui je collabore et coconstruis ici un monde « un poquito mejor ». Eh oui, chaque espagnol aussi demeure un mystère à élucider même quand on parle parfaitement sa langue. Peut-être est ce plus facile car la chaleur humaine et la cordialité ici est de mise con « el tuteo » y « los abrazos ». Je me sens toujours en terre ibérique et j’aimerais voir de grandes photos des habitants d’Alcoy collées sur les murs des immeubles délabrés. « Las palabras oyen ».
Lien teaser : https://www.youtube.com/watch?v=zSc-Rn1RLtk