Suzy Storck, ce nom énigmatique ne me laisse pas indifférente. Lors de la rencontre avec le public, Magali Mougel - première autrice vosgienne à être jouée au Théâtre du Peuple de Bussang - explique que Hans Vassily Kreutz et Suzy Storck sont des noms choisis pour attirer l’attention et contraster avec les personnages empêtrés dans des « petites vies ». Je divague. Suzy pourrait être une chanteuse en vogue, une écrivaine, une philosophe, une créatrice de mode. Hans, un chercheur, un ingénieur, ou un poète maudit sorti d’une pièce d’Anton Tchekhov… Le doux sifflement qui accompagne la prononciation du nom de l’héroïne titille mon imaginaire.
Ils sont beaux, jeunes, l’avenir devant eux. Pourtant un funeste destin attend ces héros tragiques. L’un des deux visuels du spectacle correspond à ma fantasmagorie. Une Suzy qui danse entre les fumigènes sur une scène acclamée par un public invisible, ou dans une discothèque ? Le second laisse perplexe. Une poule bleutée. Je cogite.
J’ai vu Suzy Storck au Théâtre du Peuple, deux heures après avoir assisté à La vie est un songe de Calderón (cf. ma précédente chronique). Séduite par l’univers et la philosophie du lieu, éblouie par le mélange entre amateur et professionnels, j’ai pris les places un mois avant, sans savoir à quoi m’attendre. Après tout, Victoria et moi sommes à Bussang pour deux jours, autant en prendre plein les yeux dedans et dehors. Rupture totale. Autre ambiance. Le public a changé, mais n’a pas rajeuni. Certains comme nous sont restés et d’autres font leur apparition. J’entends au bar « Ah non ! Deux spectacles l’un derrière l’autre, c’est trop... En plus ça n’a rien à voir ».
Justement, c’est ça qui me plaît. Me gaver de théâtre comme de tarte à la myrtille. Saisir ce qu’un lieu comme celui-ci peut offrir à mon esprit et aux spectateurs réunis au fin fond des Vosges, ensemble au même moment. Après avoir lu une brève présentation de la pièce, juste avant le spectacle, accoudées au bar, conversation de comptoir entre deux messages à son père et à ses copains, Victoria me dira d’un ton légèrement provocateur propre à l’adolescence : « Ça a l’air bien glauque, ce texte ! »
Quelques minutes après, elle ajoute : « Mais c’est normal que des femmes ne veulent pas d’enfants. Tu sais qu’au États-Unis des gens complètements fous s’opposent à l’avortement ». Conversation interrompue. Le sujet la renvoie à son vécu de femme en devenir. Nous entrons dans la nef de bois. Je sens que notre duo mère-fille va donner matière à discussion avec Suzy la poule du dancefloor... Visiblement, Victoria se sent concernée par la thématique. À 15 ans elle n’est pas insensible et elle connaît ma position tranchée sur la question. Je ne me prive pas d’exprimer mon ras-le-bol face à la charge mentale que représente l’éducation des enfants, même si j’adore être avec mes filles et qu’elles sont le fruit de l’alliance entre la nature et la science. La légèreté laisse place à une pesanteur in medias res.
L’immense tas de linge à jardin et la machine à laver à cour, un immense plafonnier aux néons agressifs, on dirait une installation dans un musée d’art contemporain. C’est étrangement beau. Ces couleurs, cette montagne de linge. J’ai envie de grimper dessus. Je pense de suite au poids écrasant des tâches ménagères dans un foyer. Je me vois déjà ouvrir le panier à linge. Notre attention ne décrochera pas une seconde. La tension est omniprésente. Jeu frontal. Les comédiens ne dialoguent jamais face à face mais communiquent en direction du public. Victoria et moi nous sentons témoins et prises à partie. Témoins de la chronique d’un drame annoncé. Spectatrices d’une plaidoirie où un comédien-avocat-chef d’orchestre présentera avec force détails la vie de l’accusée. Peut-être va-t-on nous demander notre avis avant qu’un verdict ne soit prononcé. Toute la salle est dans la même attente silencieuse, la même écoute captive. Silence de mort.
Le récit ponctué des interventions du « choriphée » joué par Simon Delétang, distant voire glaçant, ne fait qu’accroître le suspens. Le drame sourd. Corps raidis, empêchés, la rigidité de Suzy, son regard au lointain, renforcent le malaise. Ruptures de rythme et donc ruptures de ton. Deux interludes électro pop sur lesquels se déhanchent Suzy et Hans - une seule fois ensemble sur la piste pour une rencontre choc dénuée de sensualité – nous sortent violemment de notre angoisse. Moi, j’ai envie d’aller danser avec Suzy.
Confrontation entre deux univers sonores. Les paroles futiles mais non fortuites du tube électro pop « Lady dont’ hurt me no more » d’Hattaway, sur lequel se déhanche Suzy au début, lorsqu’elle est encore reine de la piste, maîtresse du jeu. Viendra ensuite la vie étriquée de l’autre Suzy, la poule, coincée entre le foyer, l’usine de poulets, puis les enfants. Ce moment de lâcher-prise total rappelle qu’elle aurait pu avoir un autre destin si... Le réalisme de certaines scènes me ramène à ma vie. À notre quotidien. Victoria se tourne vers moi. Regards complices. Elle sait ce que je pense. Connivence. Ça sent le vécu, non ? On a déjà entendu ces phrases, chez nous ou ailleurs.
Les propos de la mère de Suzy qui intervient dans sa vie de femme et de mère de façon intrusive et abusive me glacent. En tant que femme et mère je ne supporte pas de tels jugements hâtifs, à l’emporte-pièce. « Tu es fatiguée, c’est normal d’être fatiguée avec trois enfants ». Bilan maternel lancé sans un regard, sans un coup de main. « Un joli couple avec de jolis enfants. C’est un peu la maison du bonheur, cette maison ». Il ne manque plus que le morceau de jardin avec la pelouse bien tondue. « Ce n’est pas parce que ça n’a pas été une partie de plaisir pour moi que tu ne peux pas me donner un petit-fils. » Culpabilité, pression sociale. N’en jetez plus. J’étouffe sur mon banc. Je regarde ma fille de 15 ans qui scrute la scène bouche bée. Suzy décrit un quotidien banal, répétitif, harassant, écrasée par la charge mentale et les rituels matinaux. Elle réveille la maisonnée, prépare les affaires des enfants, le café du mari, le tout avec un bébé accroché au sein. Marion Couzinié, qui interprète Suzy, exprime avec une puissance troublante et presque intolérable la douleur d’une femme qui s’oublie en tant qu’être vivant, qui n’existe que « pour » les autres, prisonnière de son propre corps et esclave de ses proches.
Ma fille le sait. Je frissonne.
Suzy est à bout. Je l’ai été. Quelle mère ne l’a jamais été ? Épuisée de « tout vouloir bien faire », obsédée par l’horloge, les heures des tétées, les repas à préparer, le ménage à faire, les sorties d’école, les remarques désobligeantes de son « plouc » de Hans. Victoria l’a ressenti. Magali Mougel situe l’intrigue dans ses Vosges natales : « Ça se passe ici. On est le 17 juin, il est 22 h 37… » On est « quelque part où on croit qu’il n’y a que des crétins et des bouseux », avec « des problèmes d’arriérés, qui sentent le café froid. » Je ne suis pas d’accord avec cette vision fermée. On a tous en nous quelque chose de Suzy Storck. Je retrouve chez elle une souffrance qui peut être partagée par des milliers de femmes d’un autre milieu. Certes ce n’est pas mon univers. « Très tôt, on détermine le potentiel de l’enfant / On détermine si on sera plutôt apte aux volailles aux fringues ou aux couches… / Elle aurait pu être couturière / Mais quand on estime que le CAP couture / ce n’est pas assez digne / alors / on passe un CAP sanitaire et social / ou un CAP petite enfance / puis un bac technique après une première année de réadaptation. »
Je suis très loin d’elle à première vue. Mon compagnon n’est pas macho et encore moins étroit d’esprit. Quand Hans lance à Suzy : « J’ai l’impression qu’il n’y a que moi qui me crève. Je rentre du travail, je me crève à travailler, toi tu n’as pas à travailler », Laurent me dirait plutôt « Je ne suis pas là ce soir, j’ai guitare, ah toi non plus, tu as théâtre, j’avais oublié ! ». J’ai eu accès aux études supérieures. Je ne vis pas dans le renoncement. Ma mère n’est pas une moraliste-culpabilisatrice. « Nous » avons voulu avoir des enfants. Je travaille. Je choisis les limites du temps dédié à ce travail. Nous acceptons les coupes budgétaires que ça implique. Nous nous en accommodons car nous choisissons ce qui est futile ou non. Je veille à ce que le travail ne m’abrutisse jamais. J’ai une vie culturelle et sociale épanouissante. Je suis indépendante. Je garde du temps de cerveau disponible. Je viens d’un milieu modeste et curieux. On pourrait croire que je suis une princesse. Mais les princesses aussi pleurent parfois, malheureuses et incomprises dans leur château. Et pas seulement à cause d’un petit pois.
Pourtant je me demande souvent pourquoi je mets presque toujours à la hâte une lessive en route avant de partir travailler, vide très souvent le lave-vaisselle après avoir bu un thé, veille à l’équilibre alimentaire de la famille et passe un coup d’aspirateur après le repas, pense à la liste de courses en voiture ou sur mon vélo. Pourquoi je me dépêche de fourrer un goûter dans le sac avant de courir sur le chemin de l’école puis du boulot. Et j’en passe...
Atavisme ? Auto-censure ? Poids d’un héritage judéo-chrétien inconscient ? Moi, la privilégiée, j’aurais aussi pu avoir cette minute d’inattention fatidique qui amènera Suzy à commettre l’irréparable et la transforme en Mater Dolorosa. Asphyxiée par mon rôle de mère « parfaite », la rage au ventre. Je me suis parfois levée le matin en me demandant qui j’étais devenue. Mais j’ai pu dire « non ». Là est la clef. Pour ça il faut s’armer de courage, ne pas renoncer. Pour avoir ce courage, il faut être accompagnée par ses proches, avoir confiance en soi et partager son quotidien avec un conjoint bienveillant. Avoir les codes. Faire fi des préjugés et autres injonctions sociales. Si le discours de la mère de Suzy est percutant, le vocabulaire et la diction qu’elle utilise ne m’ont pas convaincue. Son côté « bourgeoise » en tailleur bien coupé et escarpins ne correspond pas à son milieu soi-disant modestement « crasseux ». Décalage choisi et assumé ? Dans ce cas Magali Mougel ne parle pas uniquement des petites gens des Vosges, mais de « nous » tous. Qu’elle le dise ! Lors de la rencontre bord plateau, elle insiste sur sa volonté de situer l’intrigue dans un milieu social déterminé, mais alors pourquoi Suzy s’exprime-t-elle si bien ? Hans semble à peine dégrossi. Primaire, brutal dans son rapport au corps et à la sexualité. La scène de l’insolite entretien d’embauche dans un magasin de puériculture transcende Suzy encore nullipare. Elle est belle, droite, digne, confiante. Elle répond du tac au tac. Elle a de la ressource la reine du dancefloor. « Je suis fiable car je ne veux pas d’enfant ». Argument imparable.
Je voudrais crier ces mots plus fort que Suzy : se sentir étouffée dans son petit train de rôle de mère fait partie du jeu. Celui de la mère faussement épanouie en 2019. Avoir des enfants c’est accepter le lot de vicissitudes du quotidien qui va avec. Fini le temps où on confiait son nouveau-né à une nourrice pour reprendre sa vie oisive. Exception faite d’une richissime minorité.
Passage par la case maternité : « Bravo Madame, vous avez remporté un magnifique filet garni que vos « sœurs » vous envient : le bébé et les corvées qui vont avec. » Personne ne dit :« Vous allez supporter les cris, peu dormir, vous sentir seule, vous n’oserez pas vous plaindre, vous n’aurez plus une minute à vous, vous devrez sourire béatement, on ne vous regardera plus… Réfléchir deviendra un défi ! Vous enchaînerez les tétées ou les biberons, changerez des couches comme un robot, vous sentirez grosse et moche. Vous serez à côté de la plaque. Larguée ». Alors, il faut avoir le pouvoir de décider quand et comment devenir mère. Pouvoir dire non, mes enfants n’auront pas deux ans d’écart comme les familles parfaites sur les couvertures de magazine. Je sais de quoi je parle, sept années séparent mes filles et je m’en réjouis. Mais cette évidence pour les princesses comme moi, n’en est pas une pour toutes les femmes qui ne peuvent choisir, comme le rappelle violemment et intelligemment la gifle que se prend le spectateur. Cette pièce touche un point sensible au plus profond de nous tous, jeunes comme vieux, homme ou femme, car il parle de nos libertés, des rôles qu’on endosse, de l’injustice sociale, de nos frustrations, de nos renoncements, de nos désirs inassouvis, de nos privations et du besoin viscéral de devenir soi.
Pas d’ouverture du fond de scène sur la forêt vosgienne, cette fois. Une dizaine de spectateurs devant nous partiront peu à peu. Dérangés par une réalité insupportable ? La salle est encore presque pleine à l’issue du spectacle pour la rencontre bord plateau ce soir du 24 août. Les interventions se succèdent, pas forcément pour passer la brosse à reluire aux créateurs. Quel dommage que Magali Mougel campe sur ses positions très « féministes » et n’entende pas mieux les remises en cause ou les questionnements sur son texte. J’ai l’impression qu’elle prend toute remarque comme une critique acerbe. À mes yeux le créateur doit accepter de s’exposer aux critiques et s’ouvrir à la curiosité des spectateurs avec modestie et sens du partage.
Dommage que les deux jeunes et excellents comédiens Marion Couzinié et Charles Antoine Sanchez soient si peu diserts. Fatigués par le spectacle ? Seule la pétillante Françoise Lévy, la mère insupportable, apporte une touche de pep’s et de chaleur dans cet échange lorsqu’elle parlera technique de jeu, direction d’acteurs et esprit d’équipe. Emportée par la fougue, j’en oublie de citer l’auto-dérision mordante de Simon Delétang qui s’avoue « narcissique » et déclare adorer se mettre en scène dans un beau costume.
Suzy, femme magnifique qui s’élève au rang des héroïnes d’un quotidien asphyxiant au son d’un Stabat mater final. Toutes deux, mère et fille, sommes touchées en plein cœur. Danser sa vie ou la subir comme une poule.
Claire Olivier
Suzy Storck de Magali Mougel. Mise en scène Simon Delétang. Vu au Théâtre du Peuple de Bussang le 24 août 2019.
2 et 3 avril – Comédie de l’Est à Colmar
7 et 8 avril – Comédie de Reims
16 avril – Scènes du Jura, Scène nationale de Lons-le-Saunier
5 et 6 mai – Granit à Belfort
Puis le spectacle repartira en tournée sur la saison 2020/2021
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