Vendredi soir de septembre. Retour d’internat. La porte de sa chambre claque. Elle s’enferme. Victoria, 16 ans, est revêche, agacée et préoccupée. Pas son genre.
Week-end avec perturbations à l’horizon. Incursion maternelle dans l’antre adolescente. Il y a anguille sous roche.
Tendre interrogatoire. Elle lâche un flot de contrariétés. Entre autres, le sentiment d’être dépassée par des tâches complexes de l’esprit qu’elle doit accomplir pour le lycée. Cette reprise estudiantine semblait tellement jouissive au soleil de l’été indien ! Discours protecteur et rassurant de la génitrice. Apaisement. La mère tente une sortie du repère adolescent en douceur. Victoria maugrée et lâche : « Et en plus moi je veux aller voir Marivaux à la Comédie et personne pour venir avec moi dans mes copains. » « J’ai lu la pièce et j’ai vu des extraits. Ça a l’air trop bien ! » Stupéfaction de la mère. Je tombe des nues. Ma fille AIME Marivaux et lit ses pièces en dehors des lectures imposées en classe. Et je ne suis pas au bout de mes surprises.
Mi septembre Marivaux me semble encore ringard pour les adolescents. Mon esprit divague. Je vois des tableaux de Boucher, Watteau ou Fragonard. Une escarpolette, un verrou, un boudoir. Des comédiens italiens qui braillent et improvisent. Des intrigues mille fois rebattues. Des histoires d’amour entre embûches et empêchements, des histoires de suivante déguisée et fallacieuse, de jeux de la fortune et de l’amour, de confidences fausses, de vassaux sur une île.
Mes souvenirs de lycée sont poussiéreux. Je vois des personnages travestis, des inversions de rôles, des manipulations. Je me remémore des spectacles avec des valets qui courent partout, excités de faire aboutir leurs habiles subterfuges parmi les puissants. Un monde entre mensonges et trahisons. C’est moi qui prend une mine renfrognée d’ado à l’idée d’aller voir une pièce de Marivaux. Je manque clairement d’ouverture d’esprit ! Je me ressaisis.
La mère reprend ses esprits et rétorque : « Eh bien j’irai avec toi si tu veux. C’est dans 3 semaines. C’est une occasion d’être ensemble et de retourner au théâtre. » Ma fille a attisée ma curiosité. Qu’est ce qui peut bien tant lui plaire ? J’ai dû louper un truc. Curieuse, me voilà partie à l’assaut de Marivaux. J’écoute la présentation de son œuvre par une universitaire. Je lis la pièce. Je fais la bonne élève. Je propose le spectacle à une autre amie et sa fille. Elles en entraînent deux autres. Elles ont toutes les trois 16 ans. Elles sont en première. Elles étudient Marivaux en littérature (je vous parle d’un temps où les lycéens avaient cours tous les jours ! ). À la sortie du théâtre. Victoria sera emballée. Mon amie et sa fille également. Moi totalement enthousiaste. Nous mêlerons nos ressentis dans un joyeux désordre.
Erratum. La ringarde c’était moi. Marivaux se révèle un sacré Zigoto ! La Double inconstance n’a aucun goût de rance. Ça secoue, Marivaux. Je me suis pris en pleine figure une virulente critique sociale, plus que jamais d’actualité. Galin Stoev nous emmène bien plus loin que les mièvres scènes de genre de ma mémoire étriquée. Le lendemain de la représentation la mère revient à la charge avec ses gros sabots. « Alors cette pièce, tu dirais quoi ? » À la vitesse de l’éclair sortent de la bouche de Victoria des phrases avec les mots : « Beau, moderne, précis, manipulation, manipuler, riches, pauvres, pouvoir, tromper, lumières puissantes, costumes recherchés, surveillance, discours, mentir, vérité . » Du grain à moudre pour mon moulin à penser.
Quelques jours plus tard mon emballement laisse place à l’étonnement. Je découvre que ce qui l’intéresse le plus ce sont les rapports de classes mis en jeu. Je pensais que c’était l’inconstance des amours propre à son âge. Retour sur ce doux vendredi soir de la mi octobre. Victoria et moi partons tôt pour assister à la rencontre organisée avec le metteur en scène. « C’est une super occasion et on peut prendre un verre au bar de La Comédie avant la pièce. » C’était tellement mieux avant, hein ? Les bars étaient ouverts ! Dans une petite salle derrière un grand rideau noir. Une vingtaine de personnes.
Drôle d’effet de découvrir un metteur en scène en chair et en os juste avant le spectacle. Un grand type mince, chaussé de grandes lunettes et souriant avec un drôle d’accent de yaourt bulgare. Ah oui, Galin Stoev est d’origine bulgare ! Il manie le français avec précision et voue une passion à Marivaux. Il a appris les subtilités de notre langue avec ses pièces. Lassée d’entendre parler us et coutumes d’un XVIII ème siècle gracieux et « confiné » et pas assez de la mise en scène, mon attention papillonne. J’avais dû mal comprendre en quoi consistait cette rencontre. Il y a une exposition connexe du peintre rémois Perin Salbreux au Musée Le Vergeur de la ville. Mais dès Que Galin Stoev replace la pièce dans notre réalité je suis fascinée. (Voir la présentation vidéo.)
Revigorée par ce brin de causerie et un moment de convivialité volée avec mon ado en tête à tête, nous voilà installés dans la salle. Laurent nous a rejoint. Nous sommes heureux d’être au théâtre, d’être ensemble, de participer à ce temps collectif.
La salle est pleine. Public bigarré. Tous le même code vestimentaire, tous bâillonnés par un bout de tissus sur le bec - pour la sécurité de tous - . On a du mal à se reconnaître. Mon amie est en bas. On se marre car je lui montre depuis le balcon un pot de ferments de kéfir que je lui ai apporté. Le théâtre comme lieu d’échange de marchandises ! Impression d’étrangeté. Les spectateurs semblent habitués aux gestes barrières. Moi pas. Je baisse le masque pour voir la scène. À force de ricaner mes lunettes sont embuées. Temps de joie, de partage. Liberté retrouvée même masquée. La salle est réceptive et les rires fusent sous les masques. Silence glacial quand les manigances opèrent. Interrogation palpable quand le rideau tombe. Osmose salle - scène.
Je suis emportée de suite. Entrée en trombe de Silvia suivi de Trivelin :
Trivelin : « Mais, Madame, écoutez-moi. »
Silvia : « Vous m’ennuyez. »
Trivelin : « Ne faut-il pas être raisonnable ? »
Silvia, impatiente : « Non, il ne faut pas l’être, et je ne le serai point. »
Sur scène ils sautent courent, volent, se vautrent, dansent, se frottent, se caressent, se battent. Nous sommes deconfinés mais la covid attitude est de rigueur. Les flacons de gel hydroalcoolique s’invitent chez Marivaux. Et c’est avec une connivence joyeuse que Lisette se badigeonne avec ostentation du précieux liquide devant nous. Le flacon réapparaît par-ci, par-là.
Je savoure. Si l’art du comédien est le mentir vrai, eh bien je finirai par croire que personnage et comédien ne sont qu’un. L’illusion est totale. Je perçois le plaisir de jouer de la troupe. Il traverse le quatrième mur. Mon attention est captée. Scénographie disparate et intrigante (Alban Ho van). Immersion des protagonistes de La Double Inconstance dans un univers décalé. Association de l’atmosphère bucolique d’une rotonde en verre sans tain installée au centre du plateau à l’hyper technologie du palais. Contraste saisissant entre un paysage pastoral, fantasme des riches de l’époque et la salle de télésurveillance des années 80. Deux ambiances : la campagne idéale des tableaux de Boucher et le film La vie des autres ( Allemagne. Florian Henckel. 2006.) La musique de Joan Cambon s’accorde parfaitement au contraste : électro teintée d’instruments baroques. Les costumes de Bjanka Adžic Ursulov correspondent à cette troisième voie. Ni costumes d’époque ni tendance. Ils traduisent la sensualité et la férocité des personnages. Mémoire flottante de ce qui a été vécu, depuis le temps où la pièce a été écrite. J’y crois. Sans le savoir, Silvia et Arlequin sont placés sous un champ de micros et de caméras. Transformés en animaux de laboratoire. Surveiller pour mieux dompter. Le dévoiement de leurs âmes pures est progressif. Vifs, frais, naturels, sont les deux villageois au début de la pièce. Ils rejettent tous signes extérieurs de richesse. Faste et dispositions leur semblent absurdes et superfétatoires. Victoria leur ressemble.
Arlequin à Trivelin : « Par parenthèse, dites-moi une chose : il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux ! »
Silvia à Trivelin : « Que m’importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler ? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j’aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous ? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu’une princesse qui pleure dans un bel appartement. »
Face aux ruses déployées par Le Prince et Flaminia pour convertir leur amour, ils vendent leur âme au diable. Se laissent corrompre et séduire par ce qui brille.
Bonne chaire et lettres de noblesse pour Arlequin. Tenue d’apparat et douces paroles pour Silvia. Flatterie, jalousie, susceptibilité. L’affaire est dans le sac. Authentiques et transparents, ils deviennent inconstants et troubles.
Laclos n’est pas loin. Flaminia pourrait être Madame de Merteuil, Le Prince une version de Valmont. Une fois les émotions dévoyées, les jugements de valeurs sont pervertis. Le ver est dans le fruit. Le cynisme des puissants surplombe. MAIS Marivaux sème le trouble dans la scène finale. Arlequin uni à Flaminia et Silvia au Prince. Mensonge et vérité ne se distinguent plus.
Vertuchou ! Le piège s’est refermé sur les deux amoureux. Arlequin laisse entendre qu’il saura se venger. Hélas Marivaux n’a pas écrit « La Seconde double inconstance ». Privée de spectacle vivant, la mère regarde quelques spectacles en ligne avec Victoria. Activité qui ne comble pas sa frustration liée au retour du confinement. Alors elle pense et repense à cette pièce. Elle ne sait pas pourquoi. Il y a un truc qui coince entre elle et la mise en scène.
J’ai beau me torturer les méninges, je ne vois pas quel est le grain de sable qui freine mon enthousiasme. Je regarde des photos. Quelques vidéos. Me revient le propos de Marivaux encore et encore. Mais qu’est-ce qui cloche ? Je sais. Je ne sais pas le dire. C’est ce que j’ai aimé justement qui continue de brouiller mon esprit. En vrac j’écris : Impression de trop, too much. Trop de cris, trop de bling bling, trop de choses à regarder, trop de beau, trop sophistiqué, trop de moyens pour comprendre ce qui se joue dans certaines scènes. La mère demande son avis à la fille. Plus nuancé qu’auparavant. Elle lâche : « C’est un super spectacle, j’ai adoré les acteurs, la mise en scène, la musique mais si on ne connaît pas le texte de Marivaux on ne comprend pas vraiment tout ce qui se joue dans la pièce entre les personnages. Il y a trop de choses à regarder. »
La mère pesante demande des précisions. « Tu veux dire quoi exactement ? »
« Je veux dire que celui qui verrait la pièce sans l’avoir lue serait parfois perdu mais la mise en scène montre clairement que les modestes sont sous l’emprise des puissants avec la cage de verre. » « Ce sont tous les appareils pour filmer et enregistrer qui perturbent. »
La mère obstinée en remet une louche. « Et si on transposait l’intrigue dans notre monde ce ne serait pas vieillot cette pièce ? » Victoria, du tac au tac : « Mais justement, c’est très actuel. » « On manipule nos émotions tous les jours sur les réseaux et pas qu’avec des images, les mots aussi. » L’adolescente a tout compris. Le langage est pouvoir. Le dominer et savoir en jouer est plus que jamais un puissant outil.
La mère obsessionnelle a le bec cloué. Ce ne sont pas du tout le marivaudage et les atermoiements amoureux qui suscitent son interêt pour Marivaux, c’est la critique sociale tapie sous un langage raffiné. Comme je suis fière de ma fille boudeuse. Ah, voilà la limite qui est lâchée. Le déploiement technologique des appareils de surveillance. C’était donc ça qui atténuait mon élan. La mère aime le trop-plein sur scène, mais cette fois au fil de la représentation elle s’est sentie larguée et son cerveau lent peinait à intégrer tous les signaux. Heureusement elle avait lu la pièce.
Trop c’est trop. J’imagine qu’on allège de la mise en scène tout cet arsenal d’écrans, de fils, de micros. J’imagine que les pièges et autres complots montés par Flaminia et le Prince se préparent à jardin derrière une autre paroi vitrée. Plus simplement. Cela atténuerait la violence sociale du texte ? Plus de sobriété le rendrait moins contemporain ? C’est à voir.
La mise en scène de Galin Stoev pose encore une fois la question de la lisibilité des classiques. Qu’est ce qui prévaut sur scène : le texte dans une mise en scène dépouillée au risque d’être ennuyante, ou la foisonnante imagination du metteur en scène ? Je doute toujours. Il me faudrait revoir ce spectacle. Quand nous serons « déconfinés » ? En tous cas notre labrador adore le badinage. J’ai eu bien du mal à retrouver la pièce pour la chronique. Abandonnée sur le canapé, Chocolat l’a dévorée.
Claire Olivier
Marivaux : La Double inconstance (1723). Mise en scène : Galin Stoev. CDN Toulouse. Vu le 16 octobre à la Comédie de Reims.
Tournée décalée »sans nouvelles informations à ce jour. Représentations prévues 30 mars - 24 avril 2021. L’Odéon. Théâtre de l’Europe.
Et pour aller plus loin :
https://www.youtube.com/watch?v=rbBI8SER3W0
https://gallica.bnf.fr/essentiels/theme-entretiens-audiovisuels/francoise-rubellin
http://itunesu.bnf.fr/itunesu/medias/rubellin-marivaux.mp4
https://www.youtube.com/watch?v=qlvSTivGV4A
http://www.loeildolivier.fr/2019/11/galin-stoev-electrise-la-double-inconstance-de-marivaux/
https://www.lacomediedereims.fr/
La vie des autres : https://www.youtube.com/watch?v=oxjGvkyPKqk