Jeudi 12 mars. Le souvenir de cette soirée est intact dans ma mémoire. C’était juste avant la fermeture des écoles, des bars, des restaurants, et des lieux culturels. Juste avant le confinement total. Juste avant d’apprendre que j’étais malade. C’était avant de connaître un état de sidération totale. Mais pas encore juste avant la fin du monde.
Quand le doute subsistait. Quand les médias nous faisaient miroiter que l’épidémie s’arrêtait aux frontières. Je faisais partie des crédules. Maintenant je deviens rebelle. Deux heures avant le spectacle on écoute rapidement un discours à la télé. Anxiogène, préoccupant. On se dit que tout ceci est bien exagéré peut-être. Moi qui suis de nature anxieuse j’insiste un peu pour aller au théâtre. Laurent est plus rétif. Quelle étrange inversion des rôles.
J’argue que l’on n’embrassera personne, qu’on ne restera pas papoter, qu’on ne va rien tripoter, ni fauteuil, ni rampe, ni porte. J’insiste. Lola avait une place pour venir avec nous, je n’ai pas envie de me priver de cette bouffée d’air. Je la pressens ultime avant très longtemps. Je renchéris. Argument de poids : N’a-t-on pas prévu d’aller voter dimanche ? Théâtre, vote, deux actes citoyens.
Victoria, 16 ans, nous a appelés dans la voiture quand nous étions en route pour le théâtre. Elle est en pleurs « Papa, maman ils vont fermer l’internat. »
Et « on » les a laissés s’embrasser, se serrer dans les bras, ne pas dormir de la nuit certainement. Mêler leurs larmes, leurs salives dans des embrassades fraternelles.
Ados en proie à la crainte de ne pas se revoir pendant des jours, ados à fleur de peau, soudés par la vie lycéenne, par leur secrets et leurs délires collectifs qui nous échappent. Tant mieux.
On riait en lui disant : « Mais enfin c’est pas grave, ça va durer 2 semaines ! » « Ce n’est pas la fin du monde ! » Moi, naïve un jour mais pas pour toujours. À l’arrière de la voiture, Lola sa sœur cadette riait de ses jérémiades. Comment imaginer ce qui allait se passer dans nos vies. Ce double tremblement de terre : la maladie pour moi et le confinement pour tous. Nos vies suspendues.
Pourtant flotte un air d’intranquillité. Je sens l’angoisse poindre en moi. Se mêlent l’enthousiasme d’assister à un spectacle VIVANT, un mauvais pressentiment lié à l’attente de résultats d’analyses et une prudente expectative face à « la corona attitude à adopter. » Billets en mains on doute jusqu’au moment de se garer : Pousser ou non les grandes portes boisées du théâtre ?
C’est incroyable d’avoir vu Bells and spells juste avant l’enfermement physique et mental. Un spectacle pluridisciplinaire qui met en scène un personnage épris de liberté, qui agit par instinct. Tout ce qu’on ne peut plus faire.
Un spectacle de rêve, d’illusion, de magie.
Tout ce que l’on a perdu.
« Grelots et enchantements » serait la traduction juste du titre mais la version anglaise Bells and spells lui donne un supplément d’âme. En le prononçant plusieurs fois la redondance phonique me donne l’impression qu’on me susurre à l’oreille une formule ésotérique pour m’endormir ou me faire tomber dans un état de conscience modifié. Faites l’expérience.
Un moment de grâce dont mon esprit un peu apaisé se repaît encore aujourd’hui.
Impossible à résumer. Je lance ce qui me traverse l’esprit : Succession de tableaux années folles aux super pouvoirs. Théâtre d’images bien plus puissant qu’une ardoise magique. Rêve ? Hallucination ?
Je regarde photos et vidéos... Ce moment féérique personne ne pourra me le voler. Ce qui est pris n’est plus à prendre. Le personnage incarné par Victoria Thiérée semble obsédé par cette idée. Je souris. En espagnol une très jolie expression dit « a mí que me quiten lo bailado ». Personne ne me prendra mes pas de danse (mes moments d’existence pleine). Voler en dansant au propre et au figuré c’est ce que ne cesse de faire l’être qu’incarne Aurélia Thiérée.
Je l’ai déjà mentionné dans mes chroniques, je suis attachée à ce lieu Le Salmanazar, scène de création et de diffusion d’Epernay, que je fréquente depuis mon adolescence. C’est un écrin. Je m’y sens bien. Un bijou à l’italienne.
C’est ici que j’ai pratiqué le théâtre en amateur durant des années avant la création de notre troupe « l’Arrière Boutique ».
L’ambiance dans la salle est étrange. Un public recueilli, beaucoup de sièges vides. Spectateurs qui ont abdiqué ou renoncé à sortir ? Si on pouvait lire leurs conciliabules dans une bulle comme dans les bd… Il y a peu de jeunes gens, c’est regrettable. Des sorties scolaires annulées dans ces circonstances anxiogènes ?
Entrée discrète. Nous nous installons tous les trois au balcon. Zéro papotage avec d’autres spectateurs. Frustrant. Presque comme si chacun observait déjà son voisin avec suspicion. Atmosphère chargée d’une inquiétude feutrée.
Noir. Plongée dans un univers décalé. Train ? Grenier ? Vieil autobus ? Ambiance 1930. Strapontins, fauteuils style Majorelle dont se lèvent des personnages comme des pantins d’une boîte. Restent deux interprètes. Aurélia et le danseur Jaime Martinez. Elle chipe tout ce qui passe. Elle court, elle court la voleuse et nous entraîne dans son sillage. J’oublie le sombre monde extérieur. Lola a les yeux rivés sur la scène et me secoue le bras à chaque tour de passe-passe. Laurent sourit mais je le sens ailleurs. Lola et moi sommes sous le charme. Les autres ne m’intéressent plus.
Elle vole son amant, une passante, un voisin.
Tout le monde y passe.
Elle pique des trucs moches, les transforme et se métamorphose à vue « comme par magie ». Nous sommes dans une contrée surréaliste et burlesque. Loin de la violence extérieure.
Une série de phénomènes étranges se déroulent.
Marionnette, pantomine, danse, magie, illusionnisme.
Cette femme est-elle folle ? Son délire lui permet d’inventer un autre monde. Celui qu’elle crée avec des porte-manteaux perroquet. Elle chevauche un animal fantastique et elle domine tout. Elle s’évade.
Pour s’échapper elle s’agrippe à un immense drap blanc suspendu et devient une créature chimérique.
Empêtrée dans des portes tournantes elle me rappelle Jacques Tati. Elle persiste. Prise d’un irrépressible besoin de possession et de transformation, elle chaparde tout ce qui lui passe sous le nez avant que la vie ne le lui reprenne. Elle veut un petit bout de chaque « AUTRE ».
Dans quelques jours on nous volera notre droit d’aller et venir au nom du bon sens collectif.
L’autre deviendra un repoussoir. Désastre.
Elle a raison cette fille qui saute, vole et virevolte, danse sa vie.
Elle s’invente un univers pour ne pas supporter celui qu’on lui impose.
Nous réinventer. C’est exactement ce que nous devons faire encore chaque jour pour vivre avec l‘épidémie et les mesures sanitaires qui à nouveau s’annoncent.
Cleptomane jusqu’au bout de ses jupons elle chaparde des petits bout de vie avec exaltation. La famille Thiérée est-elle visionnaire ?
Ecrire sur ce que m’a apporté et m’apporte encore Bells and spells c’est aussi dire combien les arts vivant peuvent réenchanter le monde, réchauffer l’âme et soulager les peines longtemps après avoir été savourés. C’est aussi dire que partager un moment artistique en famille, seul ou avec des amis en surveillant ses gestes, dans la méfiance - défiance et sans échange avec les autres perd de la saveur et du sens, mais vaut la peine.
Constat lucide après des semaines de confinement et de soins : Ce qui me manque c’est bel et bien l’accès à une culture VIVANTE. Voir, sentir, toucher, goûter, entendre pulser la vie. Le sel de l’existence. Partage, générosité, surprises et élan spontané vers l’autre sont brutalement interdits.
Manque de chair, de sueur, de cris, de voix, de brouhaha, dans ce qu’on appelle un théâtre ou tout autre lieu de rassemblement où chacun choisit de venir pour vivre ENSEMBLE un moment loin de nos vies millimétrées.
Oui Bells ans spells résonne en moi. C’était un dernier moment de grâce avant fort longtemps. Depuis je n’ai vu qu’un spectacle jeune public et une pièce de Marivaux. Expériences de la mascarade. Je persisterai.
La seule pensée de ce spectacle me rend le goût de la curiosité. J’ai des étincelles de joie dans les yeux et une musique cuivrée teintée de notes jazzy en tête. L’envie de profiter à nouveau des mystères de la création. Pulsion de VIE.
Souvent en guise d’escapade je revisite Bells and spells. Aurélia nous embarque dans son monde abracadabrant. Un monde imaginé avec sa mère Victoria - le prénom de ma fille aînée - cousu de fils invisibles.
Elle est rayonnante, solaire, vibratoire.
Lola, 9 ans, me demande à chaque tour de passe-passe : « Comment ils font ? »
« On s’en fout laisse-toi porter. C’est ça qui est magique ».
Je ne sais ce qu’elle perçoit. Laurent non plus. Chacun son imaginaire tortueux.
Ovation. Public et artistes émus et préoccupés. Aucun échange avec les autres spectateurs. Quel dommage de devoir se sauver comme des voleurs à l’issue de la représentation !
Beaucoup de critiques semblent avoir vu ici une allégorie de l’artiste qui fait feu de tout bois. Celui qui tire son inspiration du pillage des autres. Métaphore possible de l’intellectuel ou du journaliste. Cette Interprétation me semble tirée par les cheveux. Comme si le critique devait absolument trouver un sens métaphysique à l’œuvre, faute de quoi le génie créateur serait discrédité.
Je ne suis pas d’accord. Et si elle ne colportait aucun message mais ambitionnait de nous inviter à voir autour de nous au-delà de l’image première ?
La succession de tableaux poétiques créés à vue m’évoque la pareidolie. Bells and spells est aussi une traversée du miroir.
Certes il n’y a d’autre fil rouge que le parcours d’une cleptomane dingo qui se transforme à chaque numéro pour sauter des obstacles. N’est ce pas cela la vie ?
Chacun de nous est un caméléon qui évolue au cours d’une journée pour s’adapter à ses interlocuteurs, aux impondérables ou répondre aux codes sociaux. Cette femme aux multiples facettes assume son grain de folie et sait garder ses secrets de fabrication.
Certes ce spectacle ne s’appuie pas sur une pensée ou un propos politique, il dit lui-même ce qu’il a à dire. Certains pourraient lui reprocher de n’être que pure distraction. Mais par les temps qui courent les stimulations intellectuelles belles, légères et à la portée de tous sont très rares. Alors comme notre personnage il est bon de profiter de tout ce qui nous passe sous le nez quand on peut encore respirer avec ou sans masque.
Loin du divertissement qui abrutit, Aurélia Thiérée nous propose de suivre les aléas de ses larcins romanesques. Le tango dans lequel elle s’engage avec fougue avec Jaime Martinez en dit long sur la complicité qui unit les deux artistes. C’est beau, vif et pétillant. Un tantinet rigide, précision mécanique oblige. S’ils partaient dans une transe improvisée je ne pourrais plus m’arrêter de rire.
Aux pisse-vinaigre je répondrais ceci : Chacun peut trouver une pépite dans Bell’s and Spells . S’émouvoir, sourire ou rire devant ses frasques insensées. Prendre le personnage en amitié ou s’en agacer.
Oui, Aurélia Thiérée est une enfant de la balle.
Oui, toute la famille fait son cirque, des parents au frère James, hypermédiatisé.
Oui l’esthétique de Bells and spells semble vieillotte avec tous ces vieux objets dénichés on ne sait où. Oui, sa mère la met en scène. Oui, ce pourrait être une création clanique. Tradition chaplinesque oblige.
Et alors ?
La filiation spirituelle qui fait éclore du rêve et secoue les méninges des humains est noble et louable.
Oui, Aurélia Thiérée dit clairement qu’il n’y a pas de trame ni de script dans la construction du spectacle. Elle revendique sa place d’interprète d’une œuvre intuitive basée sur des improvisations. J’imagine de longues heures d’expérimentation avec des objets qui semblent sortis d’un sac de façon aléatoire. Mais avant d’acquiescer aux reproches sur le côté foutraque et sans queue ni tête du spectacle ; je rappelle que tous ces objets sont savamment sélectionnés. Il ne s’agit pas d’un happening ou d’une performance. Que sait-on du dessous des cartes ?
À moi de fixer une limite à mon euphorie retrouvée. Tout est orchestré sans fausse note. Au fil des répétitions Aurélia Thiérée s’approprie une partition qu’elle domine parfaitement. Perfection sans laquelle le burlesque et la magie n’opèreraient pas.
Néanmoins j’aimerais un peu plus de connivence avec la salle. Une touche d’imperfection nous rapprocherait.
Ce théâtre d’images peut dérouter, c’est au spectateur de créer sa propre lecture d’une imagerie fantasmagorique. Il faut lâcher prise, laisser son esprit divaguer.
Une sensibilisation peut-être utile avant de crier au « N’importe quoi, n’importe comment ». Tout le monde ne connaît pas le cirque Bonjour, le cirque imaginaire ou invisible des parents. Pionniers du nouveau cirque.
Je remercie Aurélia d’avoir répondu personnellement à mon courriel. Je suis touchée par ses mots. Je la sens inquiète et dubitative quant aux conditions d’accueil de Bells and spells comme tant d’autres compagnies. Le couvre-feu qui nous imposerait d’aller sagement au panier comme un bon toutou à sa mémère dès 21 heures va-t-il se généraliser avant l’explosion de colère générale ? Chipons au passage les propositions d’évasion mentale, même masquées. On papotera dehors en petit comité. Ne laissons pas notre fantaisie se fâner mais plutôt rougir comme les feuilles d’automne.
Claire Olivier
Pour en savoir plus :
https://www.theatre-contemporain.net/video/Bells-and-Spells
https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00533/la-poesie-decalee-du-cirque-imaginaire.html
https://www.youtube.com/watch?v=vI8skqxLyiU
http://www.cirk75gmkg.com/search/thi%C3%A9r%C3%A9%C3%A9/
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