Ils ne sont pas là pour sucer des glaces et moi je ne n’écris pas pour enfiler des perles. Fermement décidée à ne pas mettre de patins pour écrire une chronique sur ce délirant spectacle de cirque contemporain.
On n’est pas là pour sucer des Glaces, le titre m’a sur le champ fait éclater de rire. Il m’a ramenée à une remarque récurrente de la comédienne Gisèle Tortorelo qui œuvre avec notre troupe d’amateurs acharnés « L’arrière boutique » au sujet du titre de nos spectacles. Au moment de prendre notre envol, en juin, elle lança : « Je vous préviens, si vous créez de nouveaux spectacles avec moi je ne cautionnerai pas des titres du genre : « Mémé ne suce pas que de la glace ». On vise plus d’exigence spirituelle et de qualité littéraire tout en s’adressant à tout le monde ».
Oui, dans la mémoire collective, un tel titre renvoie à des pièces de boulevard indigestes, grossières, ou à une célèbre expression populaire. Pourtant ce spectacle du CNAC est tout sauf ordinaire ou vulgaire. Audacieux, novateur, inventif, oui. Il fallait oser, ils l’ont fait.
J’assiste chaque année au spectacle de la dernière promotion de l’école nationale du cirque de Châlons en Champagne. C’est un rituel, une gourmandise de décembre. Je choisis toujours un dimanche après-midi, quand il fait gris et froid.
Je l’ai déjà écrit, le public y est très varié. Intergénérationnel. Indéfinissable. Les habitants de la ville sont attachés à la structure. L’an dernier j’avais écrit sur F(ᴙ)ictions dans les mêmes conditions hivernales. L’ambiance sociale dans le monde réel ne semble pas s’être améliorée. Plus de gilets jaunes installés dans des baraques de fortune sur les ronds-points, mais partout les grèves se succèdent. La grogne monte. Le peuple a le poil hérissé.
Dans le cirque je suis à l’abri. Loin du monde qui tremble, de mes soucis, des catastrophes qu’on nous annonce dès qu’on allume la radio. Loin d’un langage que je connais, pratique et maîtrise, qui ne véhicule que des discours négatifs, déprimants voire nihilistes. Pour continuer de croire en un avenir plus joyeux dans ce monde et ne pas risquer le repli, il me faut de plus en plus solliciter mes sens. Ils pourraient se flétrir. C’est ce qu’on cherche à faire de nous : des moutons à tête vide, imperméables à toute émotion. Toute proposition d’une autre forme de langage, d’une nouvelle fiction à partager m’est indispensable. Toute création collective me semble salutaire.
J’en suis sûre, j’ai, nous, avons besoin « d’un récit émancipateur » pour nous réinventer, rêver le monde, pour nous fédérer de nouveau. Belle expression de Roland Gori [1]... Nous sommes une famille en joie avec des amis prêts à partager un récit décalé dans une forme circulaire. Espace qui facilite le sentiment d’être ensemble, de ressentir de concert, d’interagir malgré nous, parfois face à face. Invitation à prendre en considération les réactions de l’autre, un collectif, déjà !
Génèse du spectacle avec le Galapiat cirque : Seize étudiants, neuf disciplines de cirque, neuf nationalités, 11 garçons, 5 filles. La 31e promotion du CNAC est une Babel de langues, de cultures, de pratiques. Elle prépare On n’est pas là pour sucer des glaces, son spectacle de fin d’études. Heureux hasards de traductions aléatoires, il ne s’agit en rien d’inviter à une beuverie collective, nos amis entendent mouiller leur maillot, non leur gosier.
Faire spectacle avec de jeunes gens qui sortent de l’école face à un metteur en scène qu’ils n’ont pas choisi pour un spectacle collectif dans lequel chacun doit exister, c’est un défi. Cette année, ce sont leurs jeunes aînés de Galapiat Cirque, qui s’y attellent. Eux-mêmes issus du CNAC, douze ans d’existence et déjà une belle biographie.
Flash-back
En 2006, quatre puis six jeunes artistes sortis frais émoulus de l’école, se lancent dans une aventure collective. Leur désir de commun tient en quelques mots : rencontre, transmission, partage, itinérance. Leur premier spectacle, Risque Zér0 est une création collective, sous le regard de Gilles Cailleau. Les vauriens grandissent, s’ancrent en Bretagne. Ils créent, organisent des événements, des tournées à vélo ou sur des périmètres restreints (9km2).
En 2011, ils réalisent leur rêve d’Amérique Latine entre création, montagnes et cirque social. Entretemps, de six, ils sont passés à treize, à trente... Mais tiennent, contre vents et marées, une histoire collective même s’ils poursuivent leurs créations solos. Ce spectacle concentre ce qui reste leur ADN, eux qui ont l’habitude de dire : seul on va plus vite, mais à plusieurs, on va plus loin. Raconter le spectacle est impossible. Une analyse intellectuelle serait un non-sens, une absurdité voire une supercherie. Je pourrais tourner de belles phrases alambiquées, user d’un style ampoulé, comme si je n’avais rien ressenti. Comme si j’avais simplement cherché à décrypter. Alors je fais comme les enfants. « On dirait que j’ai assisté au spectacle du CNAC et que je partage mes émotions ... »
Pas de narration linéaire ni même déstructurée. Pas non plus une succession de tableaux, plutôt un kaléidoscopes d’images fortes. C’est la puissance du spectacle. L’impression d’assister aux divagations d’une smala pour dire l’absurdité de notre monde. Fulgurance au milieu du spectacle « Voilà donc une série d’improvisations qui seraient trop bien orchestrées. Des virtuoses à l’allure si naturelle. »
Pourtant des sujets récurrents affleurent grâce à des inventions poétiques. Ils ne caracolent pas. Ici, sur cette piste, les jeunes artistes posent des questions qui les habitent, et nous habitent tous : le changement climatique, la pollution, l’hyper consommation sont abordés sans jamais donner de leçon, lancer des accusations ou régler des comptes avec les générations antérieures. Ces jeunes circassiens ne proposent aucune solution magique. Ils ne sont pas là pour sucer des glaces. Ils ne sont pas là pour faire le show. Ils ne sont pas là pour vous divertir jusqu’à vous engourdir. Nous ne sommes pas assis les fesses sur le ciment pour consommer une tranche de vaine rigolade.
Le spectacle ne manque ni d’humour ni d’espièglerie. Un fauve en peluche traverse un cerceau. Un jongleur s’interroge avec désolation ou autodérision après les numéros acrobatiques époustouflants de ses camarades : trapèze ballant et corde volante « Qu’est-ce qu’il peut faire après tout ça un jongleur ? », avec son charmant accent italien. Il retourne vite la situation à son avantage, met tout le monde dans sa poche avec ses pitrerie.
Attention, spectateur, ici votre rire ne sera pas idiot. Il n’effacera pas les critiques véhémentes et virevoltantes contre l’ordre établi. Mais sur la piste on ne haranguera pas la foule, on ne vociférera pas. On cherchera un nouveau modus vivendi, on cherchera sa place dans ce monde « de bruit et de fureur ». Je dis « on », je me sens avec eux. Des acrobaties n’en fait-on pas chaque jour pour supporter l’hypocrisie, la méchanceté, la lâcheté, la folie, l’injustice du monde ? N’allons-nous pas de pirouette en pirouette pour avancer et jouer un rôle dans le « grand théâtre du monde » ? J’y vais un peu fort avec les références littéraires, mais quand je repense à ce spectacle les idées qui affluent me submergent comme une vague. Une déferlante immense, impossible à canaliser. Voilà ce que m’évoque cette bande de jeunes venus du monde entier en proie à la fureur de vivre.
Est-ce l’affiche avec ce chef d’orchestre dépenaillé qui jaillit des flots en nous éclaboussant de sa baguette magique qui m’inspire ? Trois figures se distinguent sur la piste par leur ridicule, émouvants de fragilité. Je ne cache pas mon trouble. Le dompteur, le metteur en piste et le chef d’orchestre échouent tous trois à mener ce petit monde à la baguette. On rit de bon cœur. Notre vanité en prend un coup. Directives, ultimatum et semonces se révèlent infructueux. Les artistes qu’ils sont devenus sont ivres d’énergie, habités par l’envie de peindre une comédie humaine. La nôtre.
Regardez celui-là. Ce jeune homme qui ouvre le spectacle glisse, glisse, vacille, tombe, se relève dans le silence, mais il ne patauge pas dans la choucroute. Chaussé de blocs de glace, sa danse évoque celle d’un Buster Keaton ou d’un Monsieur Hulot. Qu’est ce que je fous dans tout ce cirque ? Telle est la question, elle nous concerne tous.
Métaphore évidente du réchauffement climatique : son comparse le rejoint pour faire fondre au chalumeau ses gros chaussons qui l’empêchent de se tenir debout. Il lutte. Comme vous et moi. Le bâton de glace en équilibre finit ses jours sur son nez.
Le silence est rompu. Vous avez glissé, eh bien chantez et dansez maintenant !
Les musiques envahissent l’espace et imprègnent votre âme. Vous êtes ailleurs. Dans un monde où on communique « autrement ».
Je dirais que pour ne pas avoir l’impression d’être là juste pour « peigner la girafe » avec ces jeunes gens fougueux, il est utile de ne pas attendre une belle histoire. Acceptez simplement d’assister à la libre expression d’une génération qui veut partager son rapport au monde, ses colères, ses espoirs, ses changements, à travers tous les agrès classiques du nouveau cirque. Certes le résultat peut sembler foutraque, j’en conviens. Mais ils ont le temps de s’assagir ! « Car, disait Jean Cocteau, la jeunesse sait ce qu’elle ne veut pas avant de savoir ce qu’elle veut ».
L’an dernier Lola, ma fille de huit ans, avait serré sa Barbie tout au long du spectacle pour se rassurer. Cette année elle était bouche bée et immobile. Commentaire lolesque final : « complètement foufou et drôle ! » tout en ajoutant : « j’ai tremblé quand ils sautaient si haut... J’aimerais bien glisser, sauter et chanter comme ça ». Elle n’a réclamé ni lion ni cheval. La magie a opéré. La Reine des neiges n’a qu’a bien se tenir. Ravie de ne plus en entendre parler !
Allez glisser sur la piste, voler dans les airs même suspendus par les cheveux - zéro torture - avec cette jeunesse impétueuse, impertinente et aventureuse. Foncez ! La tournée commence.
Claire Olivier
Promotion CNAC 2019.
https://www.youtube.com/watch?v=eEDbrFuPzOA
TOURNÉE 2020
Paris (75) - Parc de la Villette
du 22 janvier au 16 février
sous le chapiteau du CNAC
lavillette.com
Schaerbeek (Belgique) - Les halles
28, 29 février & 1er mars
halles.be
Elbeuf (76) - Cirque Théâtre d’Elbeuf
Pôle national Cirque - Normandie dans le cadre du festival SPRING
3, 4 & 5 avril
dans le cirque
cirquetheatre-elbeuf.com
Langueux (22) - Centre culturel Le Grand Pré
5, 6 & 7 juin
sous le chapiteau du CNAC
legrandpre.info
En RÉGION GRAND EST
Charleville-Mézières (08) - Théâtre municipal
24 & 25 mars à 20h30, 26 mars à 14h
sous le chapiteau du CNAC
charleville-mezieres.fr/le-theatre
Reims (51) - Le Manège, scène nationale-reims
17, 18 & 19 avril
dans le cirque
manege-reims.eu
Montigny-lès-Metz (57) - Cirk’Eole
dans le cadre du festival "Les nuits d’Eole" et de la saison "Passages"
8, 9 & 10 mai sous le chapiteau du CNAC. cirk-eole.fr/
festival-passages.org/
Après avoir passé le cap du numéro 10, on continue notre chemin. On a manifesté en soutien au peuple palestinien, contre la loi immigration, et pris part à des rassemblements contre ...lire la suite