Dimanche gris, pluvieux, brouillard au réveil depuis la fenêtre de la cuisine et dans ma tête. Je rentre de plusieurs jours de formation à l’ENSAM de Charleville, fourbue, le crâne farci et ravie à la fois. État étrange et vaporeux, nourri du spleen profond qui m’envahit toujours avant les fêtes de fin d’année. Lumières et joies artificielles, obligations familiales en tous genres que je repousse et réduis autant que possible. S’ajoute aux affreux Pères-Noël qui clignotent à chaque coin de rue ou aux fenêtres, une actualité morose malgré le jaune fluorescent. Alors, je sais au fond qu’il n’y a qu’un seul remède au blues : une dose de spectacle très vivant.
Comme chaque année j’avais projeté de me rendre au spectacle du CNAC à Châlons sur Marne (ou en Champagne !) à 25 kilomètres de chez moi. Un rituel que j’aime partager avec des proches. Cette fois c’est le couac. Plus de places au moment de ma réservation tardive, pas de copains dispos pour venir avec moi, un compagnon qui part jouer de la guitare avec ses potes pour le repas de Noël d’Emmaus, une ado en goguette chez sa correspondante allemande. Me reste ma Lola, fidèle accompagnatrice toujours partante sous le bras (c’est une image car le petit colosse de 7 ans, n’y tient plus depuis belle lurette). On prend la route.
Autour de nous, palettes en feu et véhicules entassés sur des ronds-points au milieu de citoyens en gilets jaunes qui ont construit des cabanons de fortunes et expriment leur colère contre notre société déshumanisée. Ils interpellent les conducteurs, provoquent comme ils peuvent un réveil citoyen. Je me sens mal, je ne sais pas où est ma place, mais je sais où va mon cœur.
Nœuds à l’estomac. Une impression d’apocalypse envahit le paysage. Comme dans les jeux pour enfants « Et si on disait que des Français s’étaient réfugiés sur des îlots au milieu des routes nationales après une catastrophe. » Mais ce n’est pas un jeu. Vaille que vaille je décide de tenter ma chance à l’entrée. Il y a toujours des absents. Lola me glisse à l’oreille dans la foule à l’entrée en serrant contre elle sa Barbie tirée à quatre épingles : « Maman, on fait quoi si on a pas de place ? ». Je lui réponds : « dans la vie parfois faut foncer, prendre des risques sinon on a rien, et puis le hasard ça se bouscule ». Je reprends du poil de la bête.
Une prophétie ?
Oui. Je lance à la cantonnade à plusieurs reprises au milieu des spectateurs souriants « Avez-vous par hasard deux billets à revendre ? » Puis je décide de me hisser avec Lola jusqu’au comptoir « billetterie ». Elle suit en rigolant. J’explique ma situation à une dame. Je mentionne que « c’est important pour moi de voir le spectacle ce jour, j‘ai fait la route avec ma fille, je viens chaque année et cette fois je voudrais écrire une chronique pour l’Insatiable et c’est la dernière à Châlons avant la tournée. » Magie du moment : ma bonne mine associée au sourire complice de Lola qui continue de serrer sa Barbie et son doudou agissent. Nelly nous offre deux invitations. Gênée, j’insiste pour régler mes places. Elle refuse. Et la magie ne fait que commencer. Ici, c’est un autre îlot. Une nouvelle forme circulaire comme un rond-point où tout est fête, partage. Contraste saisissant avec l’extérieur. À ce stade de ma chronique, que faire ? Que dire ?
Il est impossible de décrire ce qu’on a vu et j’ai peu envie de plonger dans une explication académique - que vous trouverez facilement dans un bon dossier de presse - je vais tenter un numéro d’équilibriste en déambulant entre notre épopée et mes ressentis. Une fois entrées dans le cirque, avec nos amis Doudou et Barbie (traînée par les cheveux), nous sommes en voyage. Au milieu d’une fumée blanche enveloppante et d’une musique de rave party, Lola me répète « Ah oui, la dernière fois on est venues et…. » elle ne finit pas sa phrase… Un gigantesque sac de plastique blanc gigote au rythme des beats au centre de la piste. In medias res. Que se passe-t-il dedans ? Ces corps en mouvement célèbrent-ils un furieux sabbat, un mystérieux rituel pour ouvrir leurs chacras ? Nous observons une humanité nouvelle sur le point d’éclore.
Le nouveau cirque électrise parfois le corps. Ce spectacle est une vraie « Friction » de haut en bas. On s’installe, on change trois fois de places pour que Lola trouve une bonne visibilité, je prends quelques photos. On se dandine toutes les deux au rythme endiablé des beats. Encore dehors nous sommes déjà dedans, dans une autre bulle gigantesque. Je change d’état d’âme en 5 minutes. Comme dirait Victoria ma fille de 14 ans : « les gens sont ambiancés » expression assez moche, typique du moment dans la bouche des ados. Je me sens plus légère.
J’aborde un jeune homme au bord de scène qui distribue des programmes. Je lui demande si j’ai droit aux photos et il me dirige vers le metteur en scène. Me voilà partie à converser avec Antoine Rigot. Affable et curieux de ma démarche il me donne les coordonnées de Nelly qui m’enverra des photos libres de droit.
Je viens chaque année au CNAC sans prendre aucun renseignement sur le metteur en scène. Parfois je connais l’équipe mais plus encore qu’au théâtre, je n’attends que la surprise, j’ai le profond désir d’être bousculée.
Ici plus qu’ailleurs tout passe par le ressenti, l’émotion, et peu par les mots. Je maîtrise moins les codes. Et comme je suis heureuse de partager ce moment avec une de mes filles. Tout s’inverse en moi. Je passe de la mélancolie à la joie.
Pour la première fois cette année elle ne me demande pas « Quand vont arriver les lions ? Les chevaux ? Où sont les clowns ? ». Elle a saisi qu’on venait voir quelque chose d’impalpable, d’incroyable, pas du cirque classique. Ouf ! Pourquoi ce F(ᴙ) ictions m’a-t-il bouleversée ? Pourquoi ne crains-je pas d’être dithyrambique ?
D’abord ce titre F(ᴙ) ictions. Énigmatique comme l’affiche. Relevée à la MJC de ma commune, elle m’a intriguée dès le premier regard. Deux personnages face à face avec une tête de valise et une autre en coton. Vont-ils sauter du muret ? Grimper au sémaphore ? S’affronter ? S’apprivoiser ? Ce « R » à l’envers n’est pas une coquetterie. C’est un miroir tendu vers nous-mêmes.
J’esquisse un scénario. Serait-ce l’histoire du rapport à notre semblable ? Qui est-on face à l’autre ? Comment trouve-t-on sa place avec lui et malgré lui ? Comment devient-on soi ? Fiction : tout est possible. Entre Fictions et Frictions tous les genres se rencontrent sur la piste : le chant lyrique, l’électro, la musique baroque, le rock, les pas de deux, les pas chassés, le métal, le chant révolutionnaire, la valse. On se frotte, on se frôle, on s’effleure, se frictionne, s’agglutine, on se heurte, on se réinvente, on se transforme, on se cherche et on finit par s’assumer dans cette valse réconciliante en tutu. La question du genre n’est plus.
Je dis « on » car les spectatrices que nous sommes se sentent totalement avec eux sur la piste. « Spect-acteur ». Lola me chuchote plusieurs fois en serrant Barbie et Doudou : « C’est dangereux ce qu’il font. Ils sont fous. C’est beau comme ils se tiennent ensemble ». Elle a saisi la poésie du geste et l’engagement des corps.
Filles ou garçons vêtus de rose chair, lorsqu’ils sont en mouvement, me renvoient au Sacre du printemps de Pina Bausch. Une transe s’empare des jeunes circassiens qui semblent ne faire qu’un. Ce sentiment de communion m’émeut au plus haut point. Ils sont 16 sur la piste et j’ai vraiment l’impression d’une équipe soudée. Lorsque l’un d’entre eux loupe son geste l’autre le rattrape, le relance. Cette solidarité frappe mon cœur, très mal en point à l’arrivée. De ce spectacle émane une force rare. Un collectif qui n’empêche pas les individus d’exprimer ce qu’ils sont. Chacun a sa place. Je ressens l’adhésion de la salle. Sensation presque exceptionnelle. Les gens viennent en famille, avec des amis. Des habitués ou pas, et tous manifestent un attachement à cette structure.
Les châlonnais, toutes catégories sociales confondues, reconnaissent le CNAC comme une part de l’identité de leur ville. Il en sont fiers. J’en aurai la preuve lors de discussions improvisées au bar à la fin du spectacle. J’ai les capacités intellectuelles d’une huître ces derniers jours et sans doute suis-je aussi sous le charme de la fougue de la jeunesse, car je viens de finir une formation à L’École Nationale de Marionnette de Charleville, où j’ai pu assister aux solos des étudiants en fin de cursus. Je n’ai pas peur d’être mièvre ni d’écrire des phrases sirupeuses. Je suis bel et bien ébahie, admirative, devant ces jeunes gens de diverses nationalités si exigeants envers eux-mêmes, qui prennent un plaisir fou à partager leur inventivité sans limite.
Enfin, les analogies fugaces que j’établis à propos d’hommes réfugiés sur un îlot après un cataclysme au milieu d’affreux rond-points ne sont pas si fortuites. J’apprendrai le lendemain du spectacle en lisant des entretiens d’Antoine Rigot et Alice Ronfard ou une note d’intention plus fournie, que le travail de mise en scène s’est fait à partir de La Tempête de Shakeaspeare. Métaphore de l’incursion d’un autre monde qui bouleverse les certitudes. L’ombre de Prospero, influent magicien exilé sur une île inhabitée, n’est pas loin.
Ferdinand et Miranda Acte V. Scène 1 :
« Ô, merveille ! Combien de belles créatures vois-je ici réunies ! Que l’humanité est admirable ! Ô splendide Nouveau Monde Qui compte de pareils habitants ! »
NOTE D’INTENTION – Le propos : « Inspirés par les thèmes que propose La Tempête de Shakespeare, Les Colporteurs invitent les étudiants de la 30e promotion du Centre national des arts du cirque à créer leur propre traversée du miroir. À partir d’écriture de courts poèmes à la manière des Haïkus ainsi que d’improvisations, ces jeunes et nouveaux artistes des arts du cirque partent à la recherche d’un univers lointain et mythique où tout est possible. Un monde inversé, celui de la création et du fantastique, de l’autre côté du miroir. »
Ah, que je n’oublie pas de mentionner ma rencontre avec Antoine Rigot. Lorsqu’il se lève à la fin du spectacle, je découvre qu’il se déplace avec des béquilles et j’apprends que c’est dû à un violent accident de la vie. Je comprends vite que s’adonner à la mise en scène lui est devenu un art à part entière pour poursuivre sa route. Pas de compassion de ma part, de la fascination. Comment exercer ce métier, une fois le corps brisé ? J’apprendrai plus tard l’origine singulière de cet accident et ses répercussions sur sa vie d’artiste. De surcroît, mon échange avec lui finit de me convaincre que c’est une belle personne et que le sens du collectif qui transpire de F(ᴙ) ictions est le fruit du cogito d’une équipe soudée.
Prendre le temps d’être là, ressentir le partage des émotions avec les autres, explorer le plaisir d’« être ensemble », de l’inattendu, assister au spectacle de la vie en mouvement avec ses imperfections, saisir l’aléatoire, être mêlée aux autres dans une connivence secrète, avoir envie de revenir, voir mon esprit envahi d’images, ressentir le besoin d’y penser et repenser encore et encore les jours suivants, m’être évadée un temps pour revenir « nouvelle », l’âme désencombrée de sa noirceur. Lola, enthousiaste, donnera la carte avec l’affiche du spectacle à sa maîtresse le lendemain à l’école. Dans les jours à venir la nouvelle Barbie apportée par le vieux barbu perdra sans doute de sa superbe pour vivre une expérience unique : celle d’être suspendue dans le vide par les cheveux et de s’enrouler autour d’un long tissu pour danser avec lui. Elle est chanceuse, grâce à sa matière en plastique polluant, les contorsions lui demandent peu d’effort. Moi, je vois maintenant la flûte de champagne à moitié pleine et me souviens de ceux qui œuvrent par leur initiative citoyenne sur la presqu’île, avec leurs propres ressources humaines pour que ce monde soit meilleur. Et il y en a chaque jour tant et plus. Je réalise que j’en fais partie, alors ᴙéjouissons-nous ! Je n’aime pas le foie gras et les huîtres me rendent malade, mais je continue d’aimer le champagne et le nouveau cirque !
Claire Olivier
F(ᴙ)ictions. Spectacle de fin d’études de la 30è promotion 2018/2019. Centre National des Arts du Cirque. Châlons sur Marne.
Mise en scène Antoine Rigot et Alice Ronfard.
Tournée :
Quelques pistes pour mieux aborder « F(ᴙ) ictions », connaître l’équipe sans rompre le charme en écoutant ou visionnant ceci. Ce que j’ai fait après la représentation.
https://www.youtube.com/watch?v=bnmiDnwgJVk
https://www.youtube.com/watch?v=VvDDwO2i-jQ
https://www.franceculture.fr/emissions/au-singulier/antoine-rigot-55-oedipe-sur-la-route
https://www.franceculture.fr/emissions/au-singulier/antoine-rigot-45-enfants-syriens
https://www.franceculture.fr/emissions/au-singulier/antoine-rigot-35-premiere-traversee-sur-un-fil
https://www.franceculture.fr/emissions/au-singulier/antoine-rigot-25-coree-du-nord-1985
https://www.franceculture.fr/emissions/au-singulier/antoine-rigot-15-la-classe-salle-de-cinema
https://www.franceculture.fr/emissions/au-singulier/antoine-rigot-15-la-classe-salle-de-cinema