Basquiat/Louis Vuitton. Paris. Cela fait une dizaine de jours que nous sommes allés visiter l’exposition « Jean-Michel Basquiat ; la rage de vaincre / Egon Schiele : La rage de vivre » à Paris en famille. Et je suis habitée par un sentiment étrange et déroutant : une sorte de courroux qui prend des formes sinueuses au fond de moi. Je m’emporte contre l’Institution et moi-même. Recherches et lectures n’ont fait que nourrir ma défiance et mes doutes face à l’icône. Ce ressenti s’est répandu assez vite au fil d’une semaine maussade après une journée familiale automnale agréable et ensoleillée.
Pour aller à Paris nous prenons le train. 1H 15 de rêverie à la fenêtre, de coloriages, de bribes de lectures, de bons mots échangés. C’est une aventure pour la plus jeune de mes filles, Lola, 7 ans. L’aînée, Victoria, du haut de ses 14 ans est rodée à l’exercice. Habituée à ces escapades culturelles, qui ne sont pour elle que joie, fantaisie et plaisir. Lola est excitée, elle connaît Paris, mais elle prend le train pour la première fois. Elle nous a demandé avec insistance de visiter la Tour Eiffel car on va « toujours dans les musées ». Chaque fois qu’elle est venue à Paris, la pauvre a visité un, voire plusieurs musées ! - souvent à sa portée. Lola n’est pas un singe savant ; elle connaît Hundertvasser, Picasso, Picabia, Le Douanier Rousseau, Van Gogh, Kupka, Klee, Dalí, Matisse entre autres. Avant d’aller voir Basquiat je lui avais dit en bonne pédagogue pénible : « Viens, on va regarder un peu sur Internet qui c’était, ce qu’il a fait. » Je n’ai aucun bouquin de cet artiste à la maison. Réponse catégorique de Lola : « Non, moi je veux la surprise, je ne veux rien voir avant... » J’acquiesce, après tout on verra.
Victoria est plus encline à la phase de sensibilisation. Sûrement attirée par l’appel à la rébellion que représente le peintre. On discute un peu. Mon compagnon, Laurent, connaît certaines grandes lignes du parcours de l’artiste. Sans être fasciné par ce dernier il est de nature curieuse. Moi je suis très enthousiaste. Des amis sont restés « envoûtés », « ne font qu’y penser », « rêvent la nuit de ses toiles » des jours après. Ébahis, séduits, secoués. Nous partons avec chacun un petit bagage ou pas pour pénétrer le temple aux multiples facettes de verre, Vuitton Land. Je sais pas mal de choses sur « Jean-Michel » comme disent les aficionados. Mes connaissances remontent à mes cours d’arts plastiques du lycée quand je m’éclatais à mettre de grands aplats de peinture sur les toiles immenses avec les copains !
J’ai aussi mené mes investigations avant de venir en écoutant « une vie une œuvre » sur France Culture en podcast en faisant le ménage ! C’est mon côté rebelle. Je suis assez loin des revendications de Jean-Michel. Après une marche sous le soleil d’automne à regarder les immeubles cossus du 16 ème en expliquant à mes filles cette « petite enclave dans Paris », on arrive devant l’imposant édifice aux écailles de verre. Victoria et moi sommes déjà venues pour l’expo MOMA. Laurent étudie, scrute le bâtiment, Lola s’amuse de la cascade, regarde le jardin au loin, ourdit certainement des plans machiavéliques pour profiter un maximum du Jardin d’acclimatation qu’elle convoite depuis la rue. Elle est très facétieuse.
Malgré des billets « coupe-file » on attend, on nous fouille. On est habitués à ce protocole sécuritaire, mais dès le début je ressens un malaise en observant les visiteurs. Pas beaucoup de mixité. Des « bobos », des artistes, beaucoup d’étrangers, des touristes chics et quelques familles comme nous. Bref, des gens acquis à la cause ou des VIP qui empruntent la troisième file. Chez Vuitton le visiteur de troisième choix est le plus privilégié !
Une fois dans le temple il faut à nouveau faire la queue, immense, pour accéder au vestiaire. J’écoute. Plusieurs commentaires insistent fortement sur la quantité incroyable d’œuvres et de techniques qu’il a utilisées en si peu d’années.
Ils le plaignent presque, semblent avoir de la compassion. Je m’interroge : est-ce la seule chose qu’ils ont retenue ? Lola est en admiration devant une immense statue figurant une rose, installée dans le hall. Elle regarde partout, court, chante. Tout de même un type qui peint tant et plus du matin au soir et du soir au matin étourdi par les affres de la création et en musique et qui utilise tous les supports, tente toutes les techniques. Oui d’accord et après. Il fait son boulot. Nous on fait quoi toute la sainte journée ? Trepalium. On ne va pas geindre sur son sort. L’atmosphère est triste à souhait.
Nouvelle queue pour aller aux toilettes. Puis attendre encore comme un troupeau devant l’escalator pour avoir accès au Graal : les œuvres de deux jeunes écorchés vifs morts à 28 ans. Bien entendu j’ai souvent fait la queue pour aller au musée sans grogner mais là je me sens prise au piège. J’ai un léger pressentiment. Aller voir Basquiat et mourir d’impatience, c’est le but de ces visiteurs. Pouvoir dire « j’y étais ! ». Deviendrai-je un mouton pour rejoindre la procession ?, me dis-je un peu violemment. Aucun feuillet explicatif à l’entrée. La boutique est pleine à craquer. Mes suspicions s’élèvent... C’est drôle. J’ai une réaction primaire. Je passe devant les tableaux de Schiele comme s’ils n’avaient aucune importance. Beaucoup font de même. Je veux voir Basquiat le magnétique. Suis-je moi aussi victime de l’endoctrinement des coups médiatiques ? La famille se disloque et chacun va à son rythme…
Premier choc de grands autoportraits qui agressent mon œil, m’appellent littéralement. Je reste longtemps devant. J’ai envie d’en savoir plus sur le bonhomme. Des photos de Basquiat, très à son avantage, sont affichées le long des couloirs. Beau gosse métis avec un regard coquin et frondeur, et en plein acte créatif. Comment en penser du mal ? Beau, jeune, métisse… Artiste ? Je m’arrête devant les œuvres. Ce trop-plein de symboles m’interroge. Je ne comprends pas, ou plutôt je ne ressens pas assez. Les commentaires des cartels sont indigents. Quelques encarts à l’entrée des salles pour retracer son parcours. Ça ne me suffit pas. J’ai soif de connaissances. Je ne supporte pas de ne pas comprendre. Je ne vois plus ni mes filles ni Laurent. Je prends des notes. Mon côté bonne élève. J’ai une mémoire graphique et un besoin viscéral d’en savoir plus, qu’écrire m’aide à raisonner. Laurent, Lola et Victoria avancent vite. Quelques salles plus loin on s’envoie des messages « Oh là la, c’est pas bien dans les musées ! »… Je demande à Victoria ce qu’en pense Lola : « C’est des gros gribouillis !, c’est pas le Monsieur de la photo qu’a fait ça, ils ont des gros pieds les bonhommes ! ; c’est moche, je m’ennuie... » Elle gribouille dans son carnet.
Victoria : « Moi j’aime les oranges et les jaunes quand il jette la peinture ». « Il devait être très malheureux ». « Pourquoi une couronne, pourquoi une épée, une tête de mort ? C’est quoi toutes ces lettres sur les tableaux ? Peindre sur une palette, j’adore ! Pourquoi il se drogue ? C’était la mode ? Parfois on dirait Picasso. » Long silence. Laurent : « J’aime les couleurs vives, mais je ne comprends pas. Le message n’est pas clair du tout. » « Il y a trop de monde. » « Le propos manque de profondeur, non ? » Verdict sévère.
J’écoute les remarques des visiteurs. Que dire. Souvent le silence. On n’ose pas dire qu’on ne comprend rien ? Le recueillement devant l’icône ? Ou alors : « C’est saisissant ! Cette force, cette puissance du geste de vie et cette rage... » Cela ne veut rien dire finalement. Je passe et repasse devant les œuvres. J’arrive à la salle dédiée à sa collaboration avec le vampire Warhol. De grandes toiles avec deux artistes. Mais encore ? Je ne comprends rien au but de ce travail à quatre mains. Le manque d’adhésion de la famille me perturbe.
Choc : le tableau final ; la mort... Là je sens un jeune artiste au bout du rouleau. Pressé, compressé, marchandé, trahi, Il ne peut aller plus loin. En proie à ses démons, vidé, essoré, exploité ?
Je vous passe le reste des pérégrinations de la famille champenoise plus tard dans la journée dans Paris, mais nous échouerons bien à la Tour Eiffel ! Pourtant lors du déjeuner au Jardin d’acclimatation on débat gentiment, Lola insiste : « vraiment c’est n’importe quoi ! ». Victoria revient sur les gros aplats de peinture, la drogue, son rêve d’aller à New York, l’accident dont Basquiat a été victime enfant qui lui a donné la passion de l’anatomie. Laurent cherche ses mots je le sens. Il n’est pas du tout « envoûté » et moi je deviens de plus en plus suspicieuse et toujours ce besoin de comprendre. Je ne me suis pas laissée aller à l’émotion. C’est mauvais signe. Ça me dérange. Zizanie chez Vuitton Land !
Je suis un peu déçue par la réaction de Lola. Je pensais qu’une gamine se laisserait happer par le lâcher-prise de ce grand gamin. Entre art brut et expressionnisme. Est-elle déjà trop formatée par l’école, où souvent on doit dessiner bien propre, colorier sans dépasser, et écrire sur les lignes ? Pourtant cette gamine a un sacré tempérament. Elle est en extase devant les couleurs du paon qui fait la roue derrière elle avec ses raies parfaitement tracées ! Et amusée par une installation « magique » en forme de gros paquet surprise, ou serait-ce un bonbon géant enveloppé de tissus multicolore, ou une maison imaginaire ? Yayoi Kusama, tout est dit. Elle préfèrerait certainement les Jardins du Tarot de Niki de Saint Phalle. La fondation Maeght à Saint-Paul de Vence. Je peste en moi-même, ça fait des années que je projette d’aller à la Fabuloserie !
J’ai l’impression d’être piégée devant des œuvres où je ne ressens que rage et colère, qui tournent en boucle. Je ressasse. Je me sens cruche. Le lendemain, je regarderai en replay sur Arte le documentaire qui lui est consacré. C’est une révélation. Enfin je comprends la mouvance artistique et le contexte historique de l’époque. J’ai besoin de temps. La réflexion avance, je deviens un peu moins aigre, un peu plus révoltée aussi. Pas contre Basquiat, contre le monde de l’art.
Le lundi soir à table Laurent me dit, chose éclairante et lapidaire : « Je sais pourquoi je n’ai pas accroché. Ce qu’il a fait n’est pas universel. Si tu n’es pas connaisseur du New-York de l’époque, de tout le langage contenu dans ses symboles, tu passes complètement à côté. Il n’ a pas de ligne esthétique. Finalement, avec le recul ce que j’ai préféré c’est la toile de la fin qui annonce sa mort. "Riding with the death". Elle est très forte et accessible. Il a créé pour son microcosme et n’a pas réussi à faire passer son message de revendications de la place des Noirs dans l’art auprès de tous. » Sombre constat. J’ai du mal à entendre dire du mal des artistes.
Victoria enchaîne : « Oui, moi je suis d’accord et c’est glauque. Elle répète : « Je n’ai pas compris pourquoi toutes ces lettres, ces signes. Mais c’est intéressant d’essayer tous les supports. Toutes les matières. Le collage le découpage dans tous les sens. » Cerise sur le gâteau, je découvre que Lola devait préparer un exposé sur Paris à l’école quelques jours plus tard et à aucun moment elle ne m’a demandé un souvenir de cette expo pour montrer à la classe. J’ai dû prendre l’initiative. Ce qui m’a manqué c’est un traducteur de codes secrets, un décodeur de hiéroglyphes. Nul ne peut prétendre venir voir les œuvres de Jean-Michel Basquiat, se passionner pour Schiele en même temps, capter le parallélisme profond entre les deux et comprendre leurs processus créatifs respectifs.
Une volonté de laisser dans l’ignorance ?
Une expo pour happy few ? Le mystère comme moyen facile pour créer l’engouement ? À Vuitton Land pour l’expo Basquiat /Schiele, il faut venir en connaisseur…
Dans le documentaire sur Arte on décortique sa vie, ses amis et proches témoignent. On y découvre que ce type a construit toute sa carrière avec comme but suprême d’atteindre la notoriété et de faire passer un message : revendiquer la place des Noirs dans l’art de son époque. Une revanche ? Un étendard ? Une figure christique Jean-Michel Basquiat ? C’est moins glorieux que l’exposition dont il est l’égérie. Pas si blanc le chevalier ! Il était capable de rompre brutalement avec des très proches pour arriver à ses fins.
Des amis, des comparses, des alliés, des galeristes, brusquement rejetés. Comme son ami Al Diaz avec qui il collaborait lorsqu’il sévissait en tant que mystérieux graffeur « Samo » dans les rues de New-York. Un jour il décide de mettre fin à l’aventure. Une phrase lapidaire « SAMO is dead » pour muer en Jean-Michel Basquiat.
Ce garçon avait toutes les audaces, le culot d’attirer Warhol, de solliciter les plus riches. Les galeristes se jettent sur lui comme un chien sur une vieille médaille. Rapidement sa bonne fortune le dépasse. Les paradis artificiels aident à supporter la contradiction : vivre dans le luxe pour interroger la marchandisation et créer sans limites matérielles. Certes, il est le grand précurseur du sampling, de tous les courants liés aux arts urbains. Bible, géants du jazz, rythmique du hip-hop, chaos de Pablo Picasso, magie des masques africains, vignettes de BD, ce môme digère tout dans ses toiles convulsives. Le Phénix s’est brûlé les ailes, il ne renaîtra pas de ses cendres...
Basquiat. Comment une machine infernale a fabriqué une marque ? Combien de petits Basquiat ont suivi et luttent contre leurs démons avec autant de talent ? Comment mesure-t-on le talent ? « Je n’écoute pas les critiques d’art. Je ne connais personne qui ait besoin d’un critique pour trouver ce qu’est l’art » disait-il.
Si Basquiat et sa rage nous fascinent tant, nous les visiteurs-moutons qui faisons la queue du côté de la force obscure à Vuitton Land, c’est peut-être que nous n’osons pas nous accorder le droit d’exprimer artistiquement notre rage et de manifester notre désaccord à cette société. Et que dirait ce jeune rebelle, écorché vif, cultivé et esthète, de se savoir exposé chez Vuitton ? Du ruisseau choisi à la rue, en passant par les galeries mondaines, puis les institutions. Des collectionneurs du monde entier continuent de se l’arracher. Folie !
Ce grand mur blanc à la maison, qui me fait tant envie, pour laisser les enfants dessiner tant qu’ils le veulent et libérer leur colère ou laisser libre cours à leur inspiration d’un coup de crayon, sans obligation que le trait soit bien droit et que la couleur ne déborde pas, va devenir une nécessité.
J’aimerais recueillir la parole de visiteurs venus sans background culturel, histoire de voir si ma vision est tronquée, si la défiance me fait perdre mon sens commun. Mais le parcours du bonhomme est fascinant. Et j’ai envie de me ruer sur le livre La Veuve Basquiat où son ex-compagne décortique le processus créatif de « Jean-Michel ».
Dix jours plus tard, Lola dessine de drôles de figures avec son doigt sur la paroi embuée de la douche. On dirait des petits Basquiat de l’imaginaire… C’est ce qu’elle dit elle-même. Est-elle en colère ? Trois jours plus tard, surprise. J’apprends que Lola a pris la parole devant la classe lors de l’intervention d’une illustratrice.
Emmenez toujours les enfants hors des sentiers battus. L’art sème la tempête dans les esprits et les corps et provoque de la magie à contre-temps. Oui, je l’avoue, je suis encore habitée par Basquiat, moi aussi.
Claire Olivier
Merci pour ce texte très vivant qui ouvre des questions plus qu’il ne cherche à donner de réponses. L’art ne s’adresse pas seulement aux experts, il parle à différentes générations. Merci de replacer la création dans un vrai contexte de vie en nous faisant entendre des réactions de personnes de tous les âges sans oublier les enfants. Ça change des critiques qui se referment sur leur savoir.
SignalerOui excellente idée mais nous avons fait déjà beaucoup d’autres avant et certaines visites que vous suggérez ! Ce qui m’interpelle c’est l’écho dans le temps...et les traces que laissent dans la mémoire sensitive des enfants et d’une famille la confrontation avec un artiste qui ne fait pas l’unanimité ! Merci pour ce commentaire. Claire.
SignalerAvant d’emmener les enfants hors des sentiers battus, on peut aussi envisager de prendre leur développement psychologique en compte et les emmener, dès 4 ans, au Musée d’Orsay, voir les Rosa Bonheur ou Millet ou autres peintres avec plein d’animaux. Vers 6/7ans les tableaux historiques retiennent bien leur attention et un peu plus tard, les tableaux orientalistes. Sans parler de la section mobilier pleine de l’imagination débordante de ces artistes pluri-talents du début du siècle.
De 5 à 120 ans, Choco Story n’est pas mal non plus.
J’ai une entrée pour aller voir l’exposition à Vuitton et, si j’essaierai de comprendre pourquoi je n’aime pas Basquiat en voyant son travail "en vrai", je prendrai surtout le temps de voir Egon Schiele qui, à mon sens, a une autre dimension.
Après avoir passé le cap du numéro 10, on continue notre chemin. On a manifesté en soutien au peuple palestinien, contre la loi immigration, et pris part à des rassemblements contre ...lire la suite