Depuis le 4 mars 2021 la place de l’Odéon est le théâtre d’une occupation politique qui s’inscrit dans le sillage de nombreuses manifestations n’ayant encore jamais permis aux travailleuses et travailleurs du secteur culturel d’obtenir gain de cause. Mais cette fois, le mouvement va plus loin. Contrairement à l’occupation de la Philharmonie en février à l’occasion des « Défaites de la musique », qui était restée ponctuelle, le mouvement d’occupation des théâtres ne cesse de s’amplifier et de se solidariser avec d’autres. Depuis, plus d’une centaine de lieux d’art et de culture sont entrés en lutte — et cette lutte concerne tous les précaires, au-delà même du régime dit de l’intermittence — , la Colline à Paris, puis le Théâtre National de Strasbourg (deux autres théâtres nationaux), suivis d’un très grand nombre de lieux culturels dans toute la France. Un mouvement qui ne cesse de s’élargir en donnant la parole à d’autres secteurs d’activité et aux précaires en général. Et affirme ainsi que ce qu’on nomme la culture est non seulement une chose essentielle, mais bel et bien centrale et motrice dans la vie des humains.
Les occupant.e.s de l’Odéon organisent chaque jour à 14h une agora publique, au cours de laquelle sont invitées à parler toutes les personnes qui souhaitent s’exprimer sur la situation du monde professionnel de la culture, mais plus encore, sur les modes d’actions politiques permettant à tou.te.s de lutter pour les droits sociaux des travailleuses et travailleurs précaires [voir l’encadré sur les revendications des occupant.e.s en fin d’article]. Cette agora quotidienne est précédée de performances artistiques qui permettent à la fois de soutenir les occupant.e.s et de mobiliser le public sur la place de l’Odéon. Nous y sommes allés et avons rencontré divers membres de ce mouvement révolté et joyeux.
Le théâtre, lieu d’attroupement démocratique
Robin Renucci, directeur des Tréteaux de France et président de l’association des centres dramatiques nationaux, le rappelle, le théâtre est un art qui rassemble et unit : « un rituel laïque ». Il répète que nous sommes aujourd’hui privé.e.s de ces lieux qui ont été le ferment de la démocratie, « endroit de lien social, de fraternité et de transmissions », alors même « qu’aucun foyer épidémique n’a été déclaré dans un public au théâtre ». Malgré les protocoles pensés pour assurer la possibilité d’une réouverture des théâtres en toute sécurité, il déplore que « le modèle intitulé " résilience ", sur la table de la ministre et du Premier Ministre depuis janvier, sous forme d’un tableau de reprise d’activité en fonction des différents stades de l’épidémie, soit resté lettre morte ».
Ses attentes vis-à-vis du gouvernement s’inscrivent dans la continuité des revendications des occupant.e.s : « nous voulons la ré-ouverture des théâtres, avec des conditions fixées par nos organismes syndicaux. Nous voulons alerter sur les conditions de la reprise : il ne s’agit pas seulement d’ouvrir, il faut encore savoir dans quelles conditions, dans un contexte où beaucoup n’auront pas pu exercer leur activité professionnelle. C’est pourquoi d’un point de vue technique, nous appuyons la demande de prorogation des droits de l’intermittence et l’augmentation de la durée de l’année blanche — pour le moment, elle est en vigueur jusqu’au mois d’août. Nous trouvons indécent de remettre en route une réforme de l’assurance chômage dans ce contexte de fragilité : c’est ce que nous avons exprimé il y a quelques jours. Nous demandons la ré-ouverture dans les plus brefs délais des lieux culturels sur la base du protocole de reprise des activités graduées, et cette ouverture doit être assortie de la prorogation des droits des intermittents et des crédits. Les professionnels de notre secteur sont menacés par une précarité extrême ».
Il poursuit : « 20 millions d’euros ont été annoncés par le Premier Ministre, en réponse à la pression que nous exerçons auprès de la ministre. Mais ces mesures ne suffisent pas à répondre aux attentes. Certes, un accompagnement financier est nécessaire, mais il faut aussi un accompagnement prioritaire et essentiel de la jeunesse, de la nouvelle génération d’artistes coupée en plein envol, sans visibilité sur l’avenir. Que vont devenir ces jeunes gens ? Il faut que le gouvernement suspende tout projet de reforme des conditions d’accès à l’assurance chômage. C’est une nécessité dans un contexte où les plus fragilisés sont déjà victimes de la crise économique et sanitaire que l’on traverse. On ne répond pas seulement avec de l’argent au sentiment d’être méprisé. Il faut évidemment soutenir par des plans de relance financiers, mais les revendications que je viens de nommer ne sont pas que financières, elles sont aussi d’ordre organisationnel et politique. Reconduire cette année blanche de l’intermittence est une décision politique. »
Renucci insiste sur le fait que « mai 68 a commencé à l’Odéon, le signe de l’Odéon occupé rappelle cette autre mobilisation ». Depuis que nous l’avons rencontré, le mouvement d’occupation des théâtres n’a cessé de prendre de l’ampleur, permettant la mise en avant, sous une forme nouvelle, de problématiques politiques dans l’espace public et la mise en lumière de situations jusqu’alors négligées.
La position de Samuel Churin, comédien et membre de la Coordination des Intermittents et Précaires est explicite à cet égard :
[...]À mes amis qui réduisent l’occupation des 100 lieux de spectacle à une demande de réouverture, je dis : vous êtes hors-sujet.
À mes amis qui n’ont pas lu les banderoles « Retrait de la réforme d’assurance chômage » présentes partout, je dis : informez-vous et arrêtez de vomir sur cette magnifique mobilisation pour de mauvaises raisons.
À mes amis du monde de la culture qui n’ont pas compris que les lieux étaient occupés aussi par des intermittents hors spectacle, des chômeurs, des auteurs, des étudiants, je dis : allez occuper avec eux et vous comprendrez peut-être mieux les enjeux de cette lutte.
À mes amis qui pensent qu’il vaut mieux occuper ailleurs, je dis : les chômeurs n’ont pas de lieux, les théâtres appartiennent à tous, les débats passionnants lors des agoras organisées partout doivent s’amplifier. Nous avons cette occasion unique de faire le lien avec toutes celles et ceux qui vivent de contrats courts ou qui font partie de la longue liste des 10 millions de pauvres. C’est là que ça se passe, ici et maintenant. Pourquoi retourner dans l’ombre et s’isoler ?
À mes amis qui ne comprennent toujours pas ou ne veulent pas entendre, je dis : vous êtes hors-sujet, hors-sol, hors tout, n’en dégoutez pas les autres.
À mes amis occupants, je dis : continuons de mettre la lumière sur celles et ceux qui n’ont plus rien, sur les précaires réunis enfin dans un immense soulèvement collectif, amplifions, renforçons les occupations, occupons de nouveaux lieux, continuons à construire ce mouvement avec tous ceux qui ne sont jamais entrés dans ces théâtres.
Alors nous pourrons penser ensemble un projet qui ne laisse personne de côté, qui mette l’être humain au centre de toutes nos préoccupations, qui mette le bien commun au-dessus de tout.
Alors nous pourrons de nouveau jouer de grands mythes, de grandes banalités, ou de belles réalités comme l’histoire d’un ouvrier communiste nommé Croizat qui inventa les droits attachés à la personne et la sécurité sociale, prolongement du Conseil National de la Résistance.
Samuel Churin
La situation des compagnies
Johanne Gili est cofondatrice de La Fine Compagnie, un collectif artistique transdisciplinaire qui a performé le 17 mars devant l’Odéon, en soutien aux occupant.e.s du théâtre. « Nous avons été immédiatement sympathisants des occupations, notamment de l’occupation de l’Odéon — qui a été la première —, on connait des gens dedans. La performance était un soutien aux occupant.e.s, permettant d’animer leur quotidien et de rassembler du monde sur la place avant le débat publique organisé en début d’après-midi. Pour tout le monde, ça permet de se donner un peu de baume au cœur — que ce soit nous qui performions ou regardions, selon les moments. Comme nous travaillons sur la mise en forme de questions politiques, cette tribune tombait bien. La performance théâtrale et musicale a été préparée au pied levé pour l’occasion : c’est une performance issue d’un spectacle en création, Luciole, sur lequel on travaille depuis plus d’un an. Dès qu’on franchit une étape dans la création, on a tendance à aller jouer quelque part, à se montrer dans différents cadres ».
Si la situation financière des compagnies qui travaillent en salle est désastreuse, celle de la Fine Compagnie reste, pour Johanne, relativement privilégiée : « On ne faisait déjà presque plus de théâtre en salle : depuis quelques années nous sommes dans la catégorie "théâtre indépendant", qui fonctionne surtout avec des subventions publiques. Économiquement on tient le coup, tous les endroits un peu interstitiels — les écoles, les médiathèques, les centres sociaux, la rue — sont encore accessibles, ce qui fait qu’on se montre assez régulièrement malgré tout. Mais on n’est pas représentatifs de tout le secteur : il y a des gens pour qui c’est beaucoup plus dur. Pour ceux qui n’avaient pas encore accès à l’intermittence, c’est terrible, parce qu’ils n’avaient pas l’indemnisation chômage. Il y a aussi des gens très isolés... Nous, on est en résidence dans une friche culturelle — la Villa Mais d’Ici —, on baigne dans une sociabilité qui nous permet de bonnes conditions de travail ».
Malgré ce statut temporairement privilégié, le travail que la compagnie parvient à mener reste impacté par la crise sanitaire et sa gestion politique : « c’est une espèce de folie, tout s’annule, tout se reporte, tout se décale... On est dans un jeu perpétuel qui consiste à faire et défaire. Caler des dates, ça n’a plus de sens [rires]. Ça nous rend un peu zinzin. On se demande ce que ça va donner en termes de subventions publiques dans les temps à venir, on attend le double effet. Même si on n’est pas les plus impactés tout de suite, on se dit que ça va nous revenir, avec peut-être des grosses baisses de financements, et d’énormes embouteillages. Cette crise renforce mon idée que ce travail, qui lie notre volonté de création au contact réel avec des gens qui viennent de partout, est ce qui nous convient le mieux. D’ailleurs, c’est ça qui nous laisse un peu de liberté, à l’heure actuelle. C’est ça qui a du sens, plutôt que d’être dans des théâtres aux structures pyramidales, qui ne s’adressent qu’à une toute petite portion de la population en perdant toute capacité de subversion ».
« Occupons, occupons la place de l’Odéon... »
Jean-Charles, scénariste, et Franck, street reporter, sont deux occupants qui ont accepté d’échanger avec nous au sujet de la façon dont la mobilisation s’est mise en place : « naturellement, et avec colère ». Le quatre mars, au cours d’une manifestation organisée par le secteur culturel, un petit groupe s’est détaché de la manifestation partant de la place de la République. « Au cours de cette manifestation assez festive, des artistes appelaient à réinvestir les lieux publics — les théâtres, notamment, mais pas uniquement, pour réinventer la vie », raconte Jean-Charles qui ajoute, amer : « on est resté là jusqu’aujourd’hui, malheureusement on n’a pas encore été entendus. Il y a une forte résistance, donc on prévoit de rester jusqu’à ce que nos revendications soient entendues. On n’est pas forcement les bienvenus, mais on ne fait rien de mal. Depuis une semaine, la police ne nous menace pas : ils sont plutôt tranquilles mais ils savent que le mouvement s’étend et que les gens comprennent. On est plutôt soutenus en fait. Et on va gagner ! ». Nous leur demandons si la mobilisation a le soutien de la direction du théâtre et de Christophe Honoré, qui travaille avec son équipe aux répétitions d’une pièce à l’Odéon, Franck précise qu’entre les occupants et eux :« C’est assez tendu... Mais quelques techniciens nous soutiennent vraiment ».
Pour ce qui est de la coordination entre les lieux : « On veut rester en contact avec les plus de 100 lieux culturels occupés. On est sur la même longueur d’ondes, on essaie d’avancer tous ensemble », expliquent Jean-Charles et Franck. Bien que les lieux occupés soient des théâtres et leurs occupant.e.s en majeure partie des professionnel.le.s de la culture, leurs revendications concernent l’ensemble des professions précaires ou intermittentes touchées par la crise sanitaire : « aujourd’hui, ça ne concerne pas que les théâtres, rappelle Jean-Charles, notre idée, c’est que le mouvement parvienne à toucher tous les corps de métiers ».
Identifiées comme rédactrices, nous avons été interpellées par Isabelle, une travailleuse du secteur touristique venue manifester au nom de la FMITEC — la Fédération des Métiers Intermittents Tourisme Évènementiel Culture, créée en mars 2020 au début de la crise sanitaire. Déplorant que les professions intermittentes — y compris celles affiliées au régime général — ne soient pas toutes également protégées par le droit du travail, elle se réjouit que les intermittents du spectacle « ayant beaucoup plus de pouvoir de par le fait qu’ils sont fédérés, syndiqués, ce que nous ne sommes pas », aient choisi de soutenir les autres professions précarisées par la crise sanitaire et la politique actuelle, pour participer à visibiliser leurs problématiques spécifiques.
La ministre de la Culture, qui s’est rendue sur place début mars, (quelque temps avant de remettre la Légion d’honneur à Michel Sardou) n’a rien trouvé de mieux à faire que dénoncer ce mouvement comme étant non seulement « inutile », mais aussi « dangereux » pour la conservation des théâtres. Il y a pourtant d’avantage lieu de s’inquiéter du devenir des édifices sociaux et culturels durablement menacés par le gouvernement et sa gestion de la crise, que de la bonne conservation de bâtiments provisoirement occupés — les occupant.e.s n’ont d’ailleurs aucun intérêt à les dégrader. C’est précisément à la lutte pour le droit du travail et contre le mépris politique adressé au secteur culturel — entre autres —, que se consacrent depuis maintenant un mois toutes les personnes qui participent de près ou de loin à cette occupation active des lieux d’art et de culture.
Si nous ne devions retenir qu’une chose de notre passage place de l’Odéon, c’est la détermination et l’optimisme de celles et ceux qui se réunissent chaque jour sur la place publique afin de créer, de toutes pièces et sans en attendre l’autorisation, un espace de parole — de geste politique et artistique — accessible à chacun.e d’entre nous.
(Clara Hubert, Victoria Tran, Héloïse Humbert
Le site du théâtre de l’Odéon occupé
PS : Si vous souhaitez soutenir le mouvement, la plupart des théâtres occupés ont organisé des cagnottes disponibles en lignes !
Eclairant, précis, bien documenté...quand les ondes nationales évitent le sujet. Bravo ! Claire.
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