L’art de relever la tête

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L’art de relever la tête

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par claire olivier
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Claire Olivier, l’une de nos chères rédactrices - et amie -, aux aventures artistico-familiales bien connues et adorées de nos lecteurs, vient de vivre une expérience médicale très éprouvante dont le récit peut utilement donner à réfléchir sur la formation de nos médecins en matière de relations humaines ainsi que sur la véritable force de l’art ; l’importance vitale de sa présence dans nos parcours. Le voici.

Confusion mentale © Claire Olivier


Toute ressemblance avec une personne existante n’est pas fortuite. Ton ressenti est une affaire purement personnelle. Six mois après avoir appris que tu étais atteinte d’un cancer du sein et avoir suivi la plus lourde partie du protocole de soins, tu sors de l’apnée. Le cancer du sein est la pandémie féminine de ces dernières décennies. Une femme sur huit sera touchée ! Et plus uniquement à partir de 50 ans. Dans ton parcours tu as rencontré bien des jeunes femmes atteintes elles aussi. C’est une histoire incroyable que tu aurais pu lire dans un roman. Un scénario de comédie dramatique. Mais il ne s’agit pas de fiction. Il s’agit de « ta réalité ».

Tu tombes le masque pour t’épancher mais tu le garderas pour sortir sur les injonctions de la dictature sanitaire en vigueur. Ton témoignage n’engage que toi. Il n’implique que le centre médical dans le lequel tu as été soignée. Tu as appris de source sûre qu’il y avait bien mieux ailleurs en matière d’attention accordée au patient patient.

Délire cellulaire © Claire Olivier

Six mois empêchée d’écrire. Un maelström de sentiments pour conjurer les ténèbres. Tu ressens maintenant un besoin irrépressible de mettre en mots ce que tu as dans les tripes. Six mois cerveau et corps encombrés, figés, tétanisés. Tu es prête et tu as une bonne raison. Le calme s’installe enfin après la tempête.

Il y a quelques jours tu as rencontré avec ton compagnon le chirurgien plasticien spécialisé dans la reconstruction mammaire post cancer. Un homme affable, posé, précis. Un des rares médecins qui te consacre deux trésors d’une valeur inestimable  : du temps et de la prévenance. Un sauveteur, celui qui te projette vers la lumière dans « ton » monde d’après.

Guéridon en devenir © Claire Olivier

Les médias nous accablent à longueur de journée : dehors il y avait la vie avant la covid et il y a celle d’après, paraît-il. Pour toi il y a l’existence en liberté avant la maladie. Pendant les soins tu es en captivité. La vie d’après te semble soumise à de sérieuses restrictions mais tu la sens à nouveau palpiter en toi, même avec une muselière.

Sans titre © Claire Olivier

Au moment où tu écris ces lignes une sensation d’étrangeté te saisis : tu fais encore partie de ce monde étrange et menaçant qui s’agite mais tu resteras toujours en décalage. Ta légèreté et ton insouciance ont disparu. Cela n’empêche pas le goût de la vie.

Ton embarcation va chavirer le 17 mars.
La veille de l’annonce tu faisais joyeusement du vélo avec copains et enfants sous un ciel de printemps et vous avez terminé la journée dans la douceur ensemble autour d’une bouteille de champagne, avec la distanciation sociale déjà requise.

Le lendemain tu écopes d’une double peine.
Le jour où Macron affirme « La guerre est déclarée » pour annoncer à nos concitoyens le confinement tu te demandes si c’est à toi qu’il parle personnellement.
Ce vocabulaire martial te déplaît. Dans quelle guerre es-tu, toi ? Quel est l’ennemi si ce n’est ton propre corps ? Tes idées noires ? Elles, oui, il faut les pousser dans leur retranchement.

Ce soir-là tu as pensé au film de Valérie Donzelli dont c’est le titre [1]. Il t’a émue. Il retrace la lutte de son couple contre la maladie de leur petit garçon Adam.

Chaise 1 © Claire Olivier

Pourquoi ne pas avoir écrit avant ? Peur du nombrilisme. La planète ne s’est pas arrêtée de tourner avec ton drame. Peur d’exposer ta vulnérabilité. Presque interdite dans le culte ambiant de la performance. Peur du pathos et d’un lyrisme déchaîné. Trop souvent il faut se taire, s’effacer et souffrir en silence, ne pas déranger. Disponibilité intellectuelle réduite à néant. C’est dans l’air du temps. Peur des horreurs que tu allais écrire eu égard à tes sombres pensées. Qui aurait envie de les supporter ?

Tu ne vas pas étaler avec force détails ton parcours du combattant et faire pleurer dans les chaumières. Ta détermination est tout autre. Tu es mue par la colère face à l’incapacité du corps médical spécialisé en oncologie à prendre en charge les tourments de l’âme. Le manque de disponibilité et d’écoute ont participé à ton mal-être. Tu es transportée par une conviction. La création a sauvé ton esprit et t’a permis d’ébaucher une lente réhabilitation au monde.

Tu sais que l’accès à des médecines douces et autres pratiques parallèles souvent décriées, méconnues voire méprisées des médecins allopathes, t’a conduit à cesser de te soumettre comme une souris terrifiée au diktat de la blouse blanche.

Tu sais que le seul moyen de faire un pas devant l’autre et te sentir exister, est de « faire » avec ton corps des choses dont tu perçois l’évolution dans un univers hostile. Tu as connu une longue période dépressive. Coincée au creux de la vague.

Pendant d’interminables semaines les médias nous ont noyés sous un flot de chiffres et statistiques anxiogènes et contradictoires. Autocentrée, tu écoutais d’une oreille distraite. Par la suite tu choisis de fermer les écoutilles. Durant cette période d’enfermement les maladies chroniques ont continué de sévir. Tu notes l’évocation sommaire de l’arrêt des dépistages et du danger des dommages collatéraux qui en découle. Tu es passée entre les gouttes. Dernière semaine d’examens de contrôle possible.

Chaise 2 © Claire Olivier

Tu t’indignes. Durant le confinement les hôpitaux n’étaient pas occupés « que » par des victimes de la covid. Les autres malades existaient ! Je les ai vus de mes yeux vus. Il était indispensable que chacun citoyen responsable veille au grain et se terre. Un autre bon vieux virus nommé « la trouille » une fois inoculé à la population par moult piqûres de rappel est une recette miracle. Tellement efficace que certains malades ont volontairement cessé de suivre leur traitement ! Toi tu affrontes l’ouragan.

On a loué avec raison le dévouement, l’abnégation et le courage du personnel soignant durant la crise sanitaire. Tu ne peux que partager ce ressenti et faire part de ton soutien. Néanmoins tu vas aller à contre-courant de ces courbettes. Tu t’insurges contre l’incapacité des grands " pontes " à créer une relation de confiance. Compétence indispensable à l’équilibre psychologique du patient.

Tu as besoin de fulminer avec véhémence contre un corps médical spécialisé distant, indélicat, maladroit. Incapable de faire face à l’angoisse du malade. Des cliniciens dépassés et mal à l’aise devant la détresse humaine qui deviennent détestables. Deux options en alternance pour t’expliquer la situation que tu vas affronter : Le recours à un langage scientifique qui t’échappe. Te prendre pour une débile profonde et donc ne rien expliquer du tout.

Chaise 3 © Claire Olivier


Allopathique peut rimer avec antipathique.

Les spécialistes se cuirassent ou s’immunisent avec le temps pour ne pas absorber la souffrance de l’autre. S’ajoute au manque de sollicitude le poids d’une logique comptable impitoyable. Un patient égal dix minutes top chrono.

Alors à chaque visite tu t’enfonces un peu plus dans ta chaise. Tu crois qu’on te ment, que personne ne t’écoute ni ne te comprend. Tu deviens parano. Tu n’as plus toutes tes facultés. Tu as l’impression qu’on te prend pour une folle à lier. Ce que tu deviens peu à peu sans t’en rendre compte.

En six mois tu vis 100 ans.

L’annonce brutale d’une maladie à 46 ans alors que tu es sportive, ne fumes pas, manges le plus possible bio. Ton seul vice avouable est d’aimer le bon vin !
Tu as tout fait pour l’éviter cette putain de maladie et tu réalises qu’elle n’épargne personne. Tu les as accompagnées les copines touchées elles aussi par un cancer du sein, mais là c’est ton corps qui te trahit. Quand elles étaient malades tu as été présente, mais c’est ton tour et tu réalises que tu n’as pas forcément été à la hauteur. Des absurdités tu as dû en lâcher toi aussi, en pensant les soutenir.

C’est une autre histoire qui touche ta chair. Ton navire coule à pic. Tu ne t’étais même pas rendue compte que cette saloperie s’installait en toi insidieusement. C’est un cauchemar, tu vas te réveiller.

Chaise 4 © Claire Olivier

En dehors d’une fatigue chronique et d’un sentiment permanent d’intranquillité, aucun signe avant-coureur. Tu n’as pas senti le vent venir. La première nuit après l’annonce tu ne dors pas et quand le jour se lève, le confinement s’ajoute à cette situation surréaliste. Dans quel monde de fous vis-tu ?

Remise en question totale. Tu ne le réalises pas. Pour sortir du coaltar tu vas faire naufrage, t’enliser. Puis trouver un ancrage. Hisser de nouveau la voile pour enfin larguer les amarres.

Périple qui implique une série d’étapes expéditives et brutales.

23 mars. Après une heure d’attente dans la voiture pour ne croiser personne dans les couloirs de la clinique, tu accèdes à une longue visite avec un excellent chirurgien masqué. Vigilance extrême. Ta gynéco dira de lui qu’il est « une machine de guerre ». Tu avais oublié que tu étais sur la ligne de tir. Rappelle-toi : « la guerre est déclarée ». Le bleu de ses yeux te terrifie et anéantie tu n’entends pas la moitié de son discours. Heureusement ton compagnon présent a d’autres oreilles.

Il faut agir dans l’ordre d’apparition des cibles.

25 mars. Opération radicale puisque la taille de ton petit sein ne permet pas de le remodeler dans l’acte. Le tout en un temps record puisque personne ne sait si les blocs opératoires seront disponibles la semaine suivante.

Situation hallucinante. Dans la salle d’opération tu captes les discussions des anesthésistes et des infirmières sur les sandwiches de leur déjeuner, la météo du prochain week-end de confinement. Ils noient leur inquiétude dans l’anodin. Et tu es là clouée à la table, terrifiée à l’idée de ce qui va t’arriver. Tu subis leurs élucubrations.
Tu as attendu plus de cinq heures dans une salle impersonnelle qu’on vienne te chercher pour descendre au bloc. Après maintes questions un jeune aide-soignant désabusé vissé à son smartphone te répond : « Désolé, le chirurgien a eu une urgence. » Cinq heures pendant lesquelles la sueur a coulé dans ton dos. Cinq heures pendant lesquelles personne ne t’a demandé comment tu allais. Personne pour te rassurer ni te proposer un sédatif. Au taquet.

Chandeliers © Claire Olivier


26 mars.
Le chirurgien passe rapidement te voir dans ta chambre le lendemain : « Ça va aller, vous allez vous reprendre. Vous êtes sous le choc . C’est normal. Je vous ai mis trois fois la tête sous l’eau. » Euphémisme. Efficace et pressé comme un citron. Tu as déjà sombré profondément dans une eau saumâtre. Retour express à la maison. Il ne faut pas traîner dans les couloirs et risquer de contracter la covid. Tu rentres comme un soldat-zombie.

Quelques semaines de répit pour tenter d’aborder la situation avec discernement. Récupérer des forces vives. Aborder un confinement hors norme au milieu des primevères du jardin. Mirage ?

8 avril. Visite de contrôle post-opératoire. Tout va bien Madame. Bonne cicatrisation. Bras actif. Protocole de soins auquel tu ne saisis pas grand-chose. Tu es la proie d’un état de sidération qui t’écrase. Comme tu es jeune, la meilleure solution c’est de tirer sur une mouche avec un bazooka pour éliminer toute hypothétique cellule néfaste.

Je passe la paperasserie administrative à laquelle tu dois consacrer deux heures par jour alors que tu es complètement abrutie, sans aucun accompagnement. Stressées, des secrétaires te remettent parfois des compte-rendus d’examens d’autres patients ! Tu dois être en vigie permanente. Merci les copines expertes pour leurs conseils pratico-pragmatiques !

Chandeliers 3 © Claire Olivier

27 avril. Un mois après, les soins lourds annoncés commencent sans que tu ne comprennes quelles en seront les conséquences physiques et psychiques. Lors d’une vague consultation d’annonce on te présente les grandes lignes et les possibles effets secondaires. Tu es déjà passée en mode sous-marin. Se protéger pour affronter la situation. Chimio adjuvante. Radiothérapie. Hormonothérapie. Ça a l’air limpide. Une routine pour eux, un tsunami pour toi.

Tu pénètres un service impersonnel où tout semble banal sauf pour toi. Les infirmières sont de gentils robots sous pression. Quelques jours après la première cure, la dégradation physique s’installe. Insupportable. Vertiges en permanence. Tu as toujours faim. Tu dévores. Jamais on ne te dira si c’est une réaction possible.
L’épuisement se fait sentir puis les troubles hormonaux, les angoisses, les envies suicidaires. La dépression. Tu disjonctes. Personne ne t’a parlé de l’horrible « brouillard de chimio ». Celui qui bouffe tes neurones. Atteint tes neurotransmetteurs et tes synapses. [2]

Mai. Le temps d’une éclaircie mentale, tu réalises que tu es rentrée chez toi mutilée. Personne ne t’a expliqué que tu pourrais un jour récupérer ton intégrité physique. Personne n’a évoqué le trauma subi. On a sauvé ta peau - point barre. Fallait-il dire : « Merci Professeur Bistouri » ? Celui-là a complètement disparu des radars. Tu te demandes si hors covid plus d’attention te serait accordée. Sans doute. Avide de savoir et coupée du monde, tu regardes une multitude de vidéos dans lesquelles témoignent des femmes. L’écran d’ordinateur devient l’un de tes principaux soutiens !

On ne s’occupe pas de ton esprit. Ta santé mentale n’existe pas. Tu n’es qu’un corps. Ils n’ont pas le temps. Les malades défilent. Tu connais l’origine de l’effroi : réduire un être à son enveloppe corporelle. Grand savoir-faire et zéro savoir être.

Avril-Mai-Juin
. À chaque visite - tous les 21 jours - l’oncologue te reçoit avec un masque. Tu ne vois que son regard. Il parle calmement et d’une voix douce mais tu es chaque fois plus effrayée. Tu te sens comme un animal traqué. C’est un piège qui se referme sur toi mais paradoxalement c’est pour mieux te relâcher dans la vraie vie. Voilà ce qu’on te dira par la suite très courtoisement. « Pensez bien à l’après, Madame. » Mais comment peux-tu te projeter dans cet état psychique ?

Tu réagis. Tu ne peux pas t’écraser de la sorte. Tu dois tout prendre en charge puisque la crise sanitaire empêche la mise en place de soins pour rendre supportable l’intolérable. Quelques coups de fil ponctuels des deux infirmières responsable du réseau « Lise » sont censés faire office d’accompagnement. Elles sont débordées. Tu n’es pas seule dans ton cas ! [3]

Tu demandes avec insistance un suivi psychologique. Tu contactes une naturopathe. Une sophrologue. Un homéopathe. Un hypnothérapeute. Une spécialiste de médecine chinoise. Tu renoues avec le psychanalyste-psychiatre qui t’avait suivie par le passé. Il répond toujours présent lors des crises de panique. Tu penses à celles qui n’ont pas ces ressources pour sortir de l’abîme. Ton médecin traitant, elle, reste un phare solide dans la tornade. Elle te connaît. Te conseille, t’écoute. Discute avec ta famille. Elle t’adresse à une kiné spécialisée grâce à qui tu récupéreras peu à peu ton tonus. Deux autres sauveteurs dans le raz-de-marée.

Constat : les spécialistes en oncologie et radiothérapie sont des techniciens de haute volée dont il ne faut rien attendre d’autre que des informations mécaniques et des calculs bénéfices-risques.

Tu es plongée dans un monde parallèle. Toutes les rencontres et entretiens durant le confinement se font en visio-conférence, sauf le kiné. C’est mieux que rien ! Tu t’habitues à l’inacceptable. Tu nages en pleine dystopie.

Mai. Ouf ! Accalmie. Déconfinement amorcé. Enfin, tu peux rencontrer la psychothérapeute dans son cabinet et surtout hors de cette clinique qui te sort par les yeux. Une nouvelle sauveuse en haute mer. Autour de toi les gens se grisent de l’air extérieur. Chacun reprend une vie pseudo normale dans « le monde d’après. »
Toi, tu restes plantée là. Toujours dans les abysses. Tu les regardes aller et venir, abasourdie. Que vas-tu faire de tout ce temps à la maison ? Tu dois rester prudente, éviter les contacts physiques car tu es une personne à risque. On te fout encore la pétoche.

Chandeliers 2 © Claire Olivier

Avril, mai, juin juillet, août.

Une descente aux enfers s’installe sournoisement.
En dehors de quelques sursauts pour sortir la tête de l’eau tu ne comprends pas ce qui t’arrive. Tu as perdu la boussole. Tu pleures sans cesse. Tu ne supportes plus les autres. Tu refuses de les voir. Tu n’es plus capable de les écouter. Tu deviens sociophobe. Suivre une conversation relève de l’ impossible. Tu fixes les objets pendant des heures sans savoir où va ton esprit. Voir le ciel d’un bleu limpide te fait mal. Tout te heurte. Entendre un oiseau chanter te fait pleurer. Les rires de tes congénères te font fuir. La musique te fait trembler. Promener ton chien devient impossible. Cet animal est la joie et l’innocence incarnées. Tu ne supportes plus aucun contact physique. Quand tes chats te frôlent c’est une blessure. Tu te détestes. Tu as honte de toi. Tu refuses catégoriquement de voir tes amis même virtuellement. Te regarder dans le miroir devient une torture. Tu ne ressembles plus à rien. Alors tu réalises que dans le monde d’avant tu t’aimais. Ta vie était merveilleuse. Tu revois en boucle les photos de moments heureux et c’est encore plus douloureux. Tu cherches à te faire mal. Tu t’auto-flagelles. Tu te persécutes en élevant des remparts entre toi et le monde. Tu te demandes ce que tu fais encore là. La douleur est telle que tu ne peux pas la partager. Famille et amis essaient de t’aider, mais tu es enfermée dans ton corps et ton esprit est indomptable.

Chandeliers 4 © Claire Olivier

Tu regardes les jours s’écouler en craignant chaque matin la prise de conscience de ce qui t’arrive. La nuit tu dors très peu. Crises d’angoisse, tu te lèves, déambules, cogites, tu écris, tu respires, brûles les papiers comme pour exorciser des démons mais rien ne marche. Tu refuses les anti-dépresseurs pensant faire face. Tu veux aller jusqu’au bout de la douleur.

Un jour pourtant tu n’as plus d’autre solution que de céder aux anti-dépresseurs pour te remettre à flot. La souffrance morale n’est plus tolérable et toute la famille perd pieds. Impossible de voir plus loin que le lendemain. Plus de perspective. Horizon bouché. Les produits de chimio attaquent violemment les capacités cognitives. Ils se gardent de te le dire ! Dépassement de soi. Tu te découvres des ressources insoupçonnées. Malgré l’épuisement physique et psychique tu marches chaque jour. Parfois comme une ermite en forêt. La nature est ton réconfort. Armes infaillibles contre la solitude : les ami(e)s toujours présent(e)s et tes voisines. Tôt chaque matin elles viennent te chercher et pendant une heure et quart vous marchez, vous discutez. Elles te ramènent à la vie.

Marcher c’est avancer.

Elles t’incitent à lever les yeux et à t’émerveiller peu à peu avec candeur devant des paysages, des prunes qui tombent, des tournesols, des drôles de feuilles, des arbres tordus, des plumes de cygnes. Pour faire passer ce temps qui passe inexorablement. Tu as compté les semaines, les jours. Une amie fidèle te propose de créer une clepsydre. [4]

Ta famille a été plus que présente. Ton conjoint et tes filles ont fait preuve d’une force extraordinaire mais avec le temps ils ne comprennent plus ta lente dégringolade dans l’enfermement mental. Dans le monde hospitalier personne ne s’occupe de la santé psychologique de ta famille. Eux aussi souffrent et subissent dans l’isolement. Les aidants ne sont pas aidés !

Tu t’es complètement repliée sur toi-même, toi l’animal social. Cloîtrée, tu as tourné en rond comme une damnée. Tu as roulé des heures en voiture avant d’affronter un rendez-vous comme une errante. Tu ne savais plus quel était ton point d’ancrage. Plus qui tu étais.

Coupable levez-vous. Tu pointes du doigt un système de santé efficace qui dissocie le soin performant d’un accompagnement par une parole bienveillante, éclairante et apaisante. Tu subis les soins, tu te plies au protocole comme un robot. Tu serres les dents. On t’injecte des saloperies qui te sauvent la vie sans t’expliquer ce dont il s’agit. Aucune auscultation avant chaque cure. Quand tu poses des questions tu emmerdes les médecins ! Tu le lis dans leur regard. Regard masqué que tu perçois avec d’autant plus d’acuité. Je m’en fous, j’ai ma liste de questions sur un carton. Je les pose. J’insiste. Je les préviens : je suis casse-pieds et cérébrale !

La seule façon de reprendre la main, c’est de leur faire prendre conscience que tu n’es pas qu’un énième numéro. Tu as le droit de comprendre et de savoir ce qu’on t’inflige. Ce fichu bracelet numéroté qu’on te remet lors de chaque cure est abominable. Non, tous les malades ne la bouclent pas devant un type qui a bac plus 10. Non tous les malades n’acceptent pas de faire une confiance aveugle à la médecine.

Peu à peu sans t’en rendre compte tu t’es approchée du rivage. Des amis très proches expérimentés et la psychothérapeute t’ont guidée et accompagnée par leurs conseils. Des dizaines d’échanges par SMS, ainsi que tes appels téléphoniques « au secours » t’ont permis de te ressaisir. L’infinie patience de la sophrologue t’a aidée à créer une bulle pour te protéger des endroits lugubres. Une nouvelle figure tutélaire. Tu sais comment t’évader mentalement de la salle d’attente où tu t’entasses dans un silence de mort avec toutes sortes de malades. C’est terrible. Tu dois ignorer tes semblables pour supporter ces moments. Faire de ta bulle une carapace pour te prémunir des phrases à l’emporte-pièce que pourrait prononcer le médecin.
Personne n’ose parler dans cet endroit : nous sommes tous devenus des épouvantails épouvantés.

Souvent tu as cette image de toi-même. Tu as dû tomber au fond du puits pour pouvoir ensuite t’accrocher à la paroi et remonter à la surface. Phénomène typique de la dépression. Tu dois accepter de glisser plusieurs fois avant de pouvoir te hisser à nouveau.

Septembre.
6 mois après, l’expérience n’est pas finie. Les soins non plus, mais c’est celle d’une reconstruction complète de l’être qui s’amorce. Corps et esprit. Tu ne crains plus le ressac.

Dans cette épreuve tu as basculé dans une folie pas douce du tout. Ivresse des profondeurs. Un véritable voyage à l’intérieur de toi-même. Tu as aussi découvert des gens formidables. Des femmes fortes, bénévoles et toujours présentes pour t’accompagner, répondre à tes questions et partager ton vécu. Une solidarité inouïe grâce à l’association « Ensemble pour elles ». Lucie, une jeune femme qui sort de la maladie et médecin de son métier, a été la seule à décrypter tes analyses et à te rassurer. Après de longues heures au téléphone elle te rendra visite fin juin. Moment d’émotion intense. Sororité spontanée [5].

Les amis qui t’épaulent le plus dans les moments difficiles ne sont pas ceux que tu crois. Tu dois accepter d’écouter ta petite voix intérieure pour aller vers ceux qui te font du bien et fuir les gens toxiques. Comprendre que certains ne savent pas comment réagir face à ta maladie et s’éloignent. Des proches doivent eux aussi parfois accepter ton silence. Tu en as besoin. L’amitié demeure une réserve d’énergie inépuisable. Des femmes qui ont connu la maladie iront jusqu’à t’accompagner durant les chimios. Elles reçoivent ta reconnaissance illimitée.

Après des semaines à te terrer chez toi par crainte du corona virus et terrorisée par le regard des autres - comment accepter le regard qu’on va poser sur la fille qui semblait survitaminée ? - tu comprends que céder à l’appel de l’art t’a sauvée de la noyade.

Juin-juillet-août. l’anticyclone arrive enfin. Tu renoues avec les pratiques artistiques. Tu te remets à flot. T’autoriser à peindre, casser des tesselles de mosaïques et les assembler pour leur donner des formes, regarder les teintes, toucher la matière avant de donner une seconde vie à de vieilles chaises, de vieux pots de fleurs, des chandeliers kitch ou tout autre objet. Te défouler avec des collages. Tout ce qui te tombe sous la main. Voilà ce qui t’a ramenée parmi les vivants. Et tu as mille idées à la minute ! Les mains occupées freinent le petit vélo dans le ciboulot. Des heures concentrée sur des détails te font oublier ton apparence, la récurrence des soins et te rendent l’estime de toi.

Des jours durant dans la remise du jardin, tu as pu t’enfuir mentalement et renouer avec une forme d’éblouissement. Tu as mis de côté tes pensées obsessionnelles pour apprivoiser le retour à une satisfaction personnelle. Voir l’évolution d’une création aussi modeste soit-elle, est le moteur du retour à la vie.

Marcher, fabriquer de ses mains, convoquer l’imaginaire pour fuir l’immobilisme. Oser intégrer « le monde d’après » puisqu’il existe. Faire de tes souffrance tes propres œuvres d’art pour les transcender. Exprimer avec un geste artistique ton désir muet de vivre plus fort. Ta rage de sortir de l’isolement. À la noirceur de ton âme tu opposes l’éclat des couleurs.

Tu n’es pas Séraphine de Senlis mais tu as pensé à elle. Et à l’art des fous. Pour toi ces pratiques riment avec un retour à la vie. [6]
Incapable de représenter une forme humaine, tant je me sens éloignée de mes congénères, j’ai composé avec les couleurs des formes abstraites. Chaque toile a une histoire. Chaque objet une symbolique. Le formidable exutoire de laisser libre-cours à ses pulsions créatrices.

Et une fois hissée hors du puits, assise sur la margelle, partager mes créations et en réaliser pour les autres. Imaginer, composer, inventer, préservée du nihilisme et de l’exclusion volontaire. À ce sujet je recommande chaudement la lecture de cette passionnante revue.

Même bien entourée, cette épreuve reste une traversée de l’Atlantique seule et à la rame. Et tu rames emmurée dans un obscurantisme qu’aucun médecin ne cherche à décortiquer. Tu subis, tu es vulnérable, tu es démunie, paumée.

Montagnes russes © Claire Olivier

Qu’es-tu devenue ? Les médecins te répètent à l’envi que tu restes la même. Foutaise. La maladie transforme. Pour un temps elle te rend intraitable, irascible, aigrie. Heureusement, le vent est favorable et jour après jour tes sens s’aiguisent, ton esprit s’ouvre comme un éventail. Ton organisme évacue les produits grâce au sport et à une hydratation intensive.

Certes la dépression sourdait avant la maladie qui n’en a été que le déclencheur, mais faut-il à ce point toucher le fond pour rebondir ? Hormis la psychothérapeute, personne n’interroge ton histoire personnelle pour faire lien avec la maladie.

Aujourd’hui temps clair. Vue panoramique sur l’avenir avec ondulations d’humeur.
L’expérience te fait dire qu’on ne doit jamais oublier ou refouler ces moments de détresse ; car ils nous façonnent et nous construisent. On doit avancer avec eux. Pas question d’oublier. La mémoire, puissante machine de tri sélectif, peut permettre d’accéder à la résilience. [7]

À la guerre, j’ai préféré l’Odyssée. Au masque, la vérité. À l’aliénation la création.

Sortie de crise © Claire Olivier

Petit florilège de l’indélicatesse supportée et autres aberrations entendues :

J’ai dû sélectionner pour ne pas alourdir la liste ! Je n’ai rien enregistré mais tout retenu dans mon carafon pas si ramollo que ça. Mes commentaires n’ont pas été formulés sur le coup, car la position d’infériorité du patient rend toute contestation imprononçable.

L’oncologue qui se protège en te voyant en larmes dans son bureau lors d’une consultation :
« Mais enfin Madame, pourquoi vous réagissez ainsi ? Regardez-vous chaque jour dans la glace et dîtes vous que vous êtes guérie. Il s’agit d’un traitement préventif ! »
« Vous n’allez pas mourir de ça ! »
« Positivez ! »

« Vous vous faites plus de mal que de bien à agir ainsi. Il faut reprendre une vie normale. »

Toi, tu as envie de dire avec tout le respect que je vous dois : « Ducon le jour où ce sera le tour de ta femme tu lui diras la même chose !? »
Une vie normale en plein confinement avec la tronche que j’ai et les hormones en délire, cela coule de source. Allez, ce soir on sable le champagne.

« Oui, oui bien entendu vous ferez une reconstruction. Ce sera bien pour vous habiller ! Mais la priorité c’était le traitement adjuvant ».

Toi, tu as envie de compléter... Mais oui cette opération est purement esthétique. Tellement secondaire que personne ne m’en a parlé avant ! S’habiller c’est tout de même beaucoup plus important que d’appréhender son schéma corporel bouleversé. Ne parlons pas de vie sexuelle. Quelle importance ?

« Ah ne vous inquiétez pas, les prochaines chimios c’est rien à côté du reste » . « Les premières sont costauds, mais après….Ce n’est pas grand-chose. Vous supportez très bien le traitement. »

Toi t’as envie de gueuler : « Viens donc t’en prendre une dans le cornet et on en reparle après. Tu vas pleurer ta mère ! Tu verras ce n’est pas un tour de magie avec un lapin qui sort du chapeau. »

« Les changements physiques vous savez, ce n’est que temporaire. Vous allez tout récupérer. »

Là c’est le pompon ! Ah oui, on doit supporter tout ça avec une bonne couche de rouge à lèvres, car c’est important de prendre soin de soi et porter en prime des boucles d’oreilles. Faudrait pas oublier de se faire belle !

« Mais pourquoi vous ne me faites pas confiance. Je fais ce métier depuis 30 ans. Allez, on arrête les délires. »

Et le revoilà qui enregistre son compte-rendu sur son dictaphone devant toi en précisant que tu n’acceptes pas ta maladie ! À aucun moment il ne te demande si tu consultes un psychologue, si tu suis un traitement anti-dépresseur ni comment réagit ton entourage. Encore moins quels effets secondaires tu as subis puisque tu sembles tenir debout et garde une activité physique. Ce qui compte c’est ta prise de sang. Rapide coup d’œil. Comme tu résistes bien on continue et basta ! Le tout avec le sourire de rigueur s’il vous plaît.

Renaissance © Claire Olivier

L’infirmière à qui tu demandes à quoi servent les cachets qu’on te dit d’avaler à chaque cure : « ça fait partie du protocole... C’est tout à fait normal ». Tu dois t’écraser et ingurgiter ces trucs immondes. Après une lourde insistance j’obtiens enfin des réponses.

Le radiothérapeute qui te regarde de travers et en silence : « Et vous vous en êtes aperçue comment ? »  

Tu réponds : Examen de contrôle que tu as bien failli reporter juste avant le confinement. Il est éberlué. Muet. T’as juste envie de lui dire pour le provoquer : « Ben gros plouc, j’ai attendu un an avant de consulter ! Je l’ai fait exprès. J’avais envie de morfler. »

Il t’ausculte et te demande de lever le bras, regarde ta cicatrice froidement. « Excellente mobilité. Belle cicatrice. Bon on va faire tout ce qu’on peut »

La phrase de trop. Que veut-il dire ? Et cette tape dans le dos à la fin de la consultation comme si tu étais une pauvre fille perdue. Mais comment se fait-il que tu n’aies pas pris conscience de la beauté de ta cicatrice ? Et surtout j’ai envie de dégager sa main de mon épaule. C’est pas mon pote. On a pas gardé les cochons ensemble et cette marque de compassion merdique est inappropriée.

« Je vais vous montrer des images de la radiothérapie ».

Et le voilà qui dégaine d’un vieux cahier la photo répugnante d’une femme enfermée dans la machine, la poitrine débraillée et rougie. Il ajoute : « Oui, oui la peau peut devenir couleur pain d’épices. C’est pourquoi il faut bien mettre la crème prescrite après chaque séance. » Tu penses : « c’est génial mon gars, je n’ai pas pu prendre un rayon de soleil de tout l’été car photosensible mais j’ai toujours rêvé de ce léger hâle ! » Cerise sur le gâteau, l’oncologue a qui tu demandes si la perte des sourcils bien que temporaire est inévitable comme te l’ont dit les autres femmes dans ton cas. « Mais non Madame, vous les auriez déjà perdus »). Il sourit et défait son masque. (« il faut croire les hommes pas les femmes ! » Ah ça, si c’est pas de la parole de bon vieux macho !

Dubitative, l’infirmière du service de chimio assène : « Vous dites ressentir déjà des bouffées de chaleur. Vous allez vous accoutumer. » Quelle idiote je suis, nous sommes en plein été ! À moins que la ménopause forcée ne connaisse pas de saison ?

Le radiothérapeute t’annonce 8 à 10 ans de prise d’hormonothérapie. « J’ai participé à une étude qui démontre l’efficacité du traitement sur une durée de plus de cinq ans sur des sujets assez jeunes. » « Cette prise se fera en deux fois par jour. C’est MOI qui ai décidé de ce protocole car il aide à prévenir les effets secondaires et rend l’hormonothérapie plus tolérable ». D’accord, d’accord, modeste en plus ! Et je pourrais savoir quels sont les effets secondaires ? Démerde-toi et va regarder la notice pour bien flipper ! Un peu plus maligne j’avais questionné les copines.

Enfin, quand tu demandes au chirurgien ou à l’oncologue s’il a une idée de la raison de l’installation de la maladie dans ton cas, tu entends : « Elle est arrivée par accident. » « On ne connaît jamais vraiment les raisons... » « Seuls 5 à 10 % des cancers du sein sont d’origine génétique, alors mettons cette question de côté. »

Par conséquent les cas de ma grand-mère et de ma grande tante n’ont jamais existé ! Et la future santé de mes filles, on l’oublie. Caboche comme je suis, j’ai obtenu après une bataille de plus de passer les tests génétiques fin août puisque les résultats peuvent modifier la prise en charge et le suivi médical. Aucune mention sur les perturbateurs endocriniens, le stress, les chocs émotionnels, les traitements hormonaux, la pollution. Mieux vaut un bon déni que des interrogations dérangeantes sur notre environnement. Je rappelle que je vis en plein cœur du vignoble champenois aspergé de pesticides (bien qu’une viticulture raisonnée se développe). Je ne suis pas la seule femme atteinte dans une commune de 5000 habitants. [8]

Pour sauver quelque chose de ce système médical glacial et inhospitalier je mentionnerai la seule et unique radiothérapeute compréhensive, disposée et engageante rencontrée lors d’une consultation. Elle a su trouver les mots justes et simples en me demandant comment j’allais et en m’encourageant sans regard de chien battu derrière le masque. « Madame le plus dur est passé. C’est bientôt fini. Vous avez été courageuse. Tenez bon ! Je sais, en matière d’accompagnement on est loin d’être au top. »

Je n’en demandais pas plus pour me remettre à flot.

Claire Olivier

Quelques sites et lectures pour franchir le cap :

http://lilisohn.com/blog/
http://lilisohn.com/?fbclid=IwAR2e_XijYyNHWZ7sLmtwvPhDV1tR_nRrf2X7JRT7ZpIk4UwwwMzWApEbrOs

https://www.facebook.com/lili.sohn/

https://www.rose-up.fr/magazine/les-creatives/#1

https://www.facebook.com/jepeuxpasjaichimiolabd/

https://www.facebook.com/marineillustrations/

https://www.rose-up.fr/magazine/cancer-dessin-page-facebook/




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