Obsolescence programmée

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Enfin
des cadeaux intelligents !





   




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(mais pas grave !)

Obsolescence programmée

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par Karine Mazel
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Demain je serai grand-mère, rien à faire, ainsi va la vie à grands coups de boutoirs.
Demain je serai celle qui n’est pas connectée, qui râle sans arrêt, qui critique et refuse le progrès (je suis quand même en train d’écrire sur mon téléphone dans le RER). L’humain sera "augmenté" et je n’aurai comme prothèse que mon sonotone, mes lunettes et ma canne. Je serai comme ces vieilles têtues qui refusaient le téléphone, l’eau courante et la télé. Comme celui qui me refusa une pompe électrique pour arroser son potager, lui préférant les allers-retours, arrosoir à la main, entre la terre et la rivière.

Demain toutes les fonctionnalités de nos téléphones seront cérébralement implantées ; plus de cervicalgies à force d’être penché sur son écran, plus de tendinites du pouce à force de pianoter sur le clavier, plus de téléphone perdu, volé, cassé, internet en un battement de paupière !

Notre ordinateur interne "machealth", nous préviendra du moindre dysfonctionnement physique ou psychique et commandera instantanément les produits rééquilibrants, il surveillera aussi notre alimentation et notre temps de sommeil au titre de la prévention. Tomber malade deviendra indécent, regarder quelqu’un dans les yeux inquiétant.

Alors quand je serai grand-mère j’accueillerai mes petits-enfants dans une maison hors connexion. Moi qui n’aurai pas su m’adapter à ce progrès, je leur proposerai de prendre le temps du silence, du ciel, et de l’horizon de nos regards.

De naviguer à vue dans l’océan imprévisible des relations et des émotions et d’aller à la pêche aux mots (même les gros), aux histoires et aux chansons. Le soir nous serons fatigués et moi épuisée de leur disputes et de leur désarroi du « sans connexion ».

Si par malheur l’un d’entre eux tombait malade chez moi, je serai clouée au pilori :

Parent1 : « Il faut vivre avec son temps maman, à force ça devient dangereux pour nos enfants ! Ne nous en veuille pas, mais puisque tu t’obstines, on a décidé de ne plus te les confier. Ils sont inscrits à la garderie numérique, désolé. »

Les 3 rêves de Maurice © Olivier Perrot

Parent2 : « Ca s’est pas trop mal passé avec ta mère ? »

Parent1 :« Ho, tu sais comment elle est, excessive, virulente, et sans nuances. Toujours sa vieille rengaine : "vous avez créé des machines qui vous asservissent et vous diminuent au lieu de vous augmenter, vous leur avez délégué votre humanité. Vous pensez les contrôler, les paramétrer pour vous servir, mais ce sont elles qui vous contrôlent ! " Bref, ses idées sont vieilles, comme elle, rien de nouveau sous le soleil. »

L’implant :« ☀️ lever à 7h01 et coucher à 18h - nous sommes jeudi, pensez à sortir vos poubelles. Votre taux de cortisol est trop élevé, vous êtes stressé, prenez un jus d’orange : néofruits ou superjus, ou mégapulp, ou... »

Parent1 : « Stop pub, Ok Macsiry merci ! Merde, on est jeudi faut que je pense à sortir les poubelles ! »

Mais que je suis bête, "les poubelles à sortir" ça n’existera plus. chaque foyer sera équipé d’une machine à recycler, broyer, incinérer, ou composter parce que c’est aussi ça le progrès !

Quand je serai vieille et que mes enfants m’enverront leur hologramme à la maison de retrait(sans /e/), où ils m’auront placé pour leur bien, je ne le chargerai pas.

Quand les infirmiers hurleront à mon oreille d’être gentille et d’arrêter de débrancher la caméra qui me surveille parce que ça leur fait du travail et que ça me met en danger, je leur dirai oui et j’irai débrancher.

Quand le "robot de compagnie" paramétré en fonction de mon profil psychologique viendra me raconter des contes, me proposer des films d’auteurs et me faire une séance de psychothérapie cognitive pour que je me tienne tranquille avant le grand saut, je prie d’avoir encore la force de lui faire cramer les circuits et de m’enfuir.

Ci-gît Karine Mazel, morte d’avoir refusé le progrès.

Image © Olivier Perrot

À moins que l’humanité ne se fraye un chemin à travers le bitume, comme les coquelicots des trottoirs. Que ce mouvement de décroissance écologique, de démocratie participative et locale qui germine aux quatre coins de la planète ne rizhome le système jusqu’à l’étouffer !

Par exemple, ces plateformes internet d’échanges et de solidarité locales, et ben ça rizhome !

« T’as une perceuse, j’en ai pas, tu me la prêtes et moi je t’apprends à faire le couscous. Et hop une vente en moins pour Bricotruc, avec tout ce qui va avec.
J’ai un spectacle, vous avez des amis, un appart, une maison et hop un GUSO !
Ma grand-mère est toute seule mais elle n’est pas la seule, etc, etc... »

C’est modeste et naïf comme exemple, mais c’est réconfortant, ça veut dire qu’on peut s’organiser entre nous et penser en dehors du tout argent/marchand.
Ca veut dire que le « progrès » peut aussi servir la vie et les gens, simplement.

Un jour à la radio, j’ai entendu un grand scientifique (je n’ai pas retenu son nom), dire qu’il faudrait rendre obligatoires les cours de philosophie et de littérature dans les écoles d’ingénieurs de tous poils. J’aime beaucoup cette idée qui affirme que la pensée sensible et littéraire est nécessaire à la pensée technique, qu’elles sont complémentaires.

Parce que c’est pas le tout que leurs machines fonctionnent, que leurs formules marchent, ou qu’elles répondent à la commande du client, il faudrait quand même bien savoir ce qu’elles servent au bout du compte, et en quoi elles transforment notre monde, non ?

Karine Mazel

Quelques exemples :

https://www.huffingtonpost.fr/serge-tisseron/le-robot-therapeute-de-facebook-marche-mais-sait-aussi-tres-bien-quoi-faire-de-vos-donnees-perso_a_23264202/

http://bistrobarblog.blogspot.com/2013/05/ellie-la-robot-psychologue.html?m=1

http://www.slate.fr/story/144801/sept-metiers-robots-intelligents-prendre-en-premier



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4 commentaire(s)

Trebitsch Claire 11 mars 2019

Un régal ! Comme les autres articles que j’ai lus. Moi aussi, je résiste là où je peux.

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Sylvie Mombo 10 octobre 2018

Merci pour ton article qui me donne envie de dresser une liste de tout ce qu’une machine ne fera jamais à ma place...

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Mazel Kpossou 9 octobre 2018

Ce que je veux retenir, à l’image de ce coquelicot qui se faufile au milieu du bitume, dans ce scénario frôlant la catastrophe, c’est cet espoir en l’humain et aux solidarités multiples et intelligentes qui se développent en s’appuyant sur cette même technologie qui nous asservit. Et surtout j’ai confiance en nos enfants.

Punaise le coup de l’hologramme à la maison de retraite il m’a fait mal celui-ci !

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bruno de La Salle 8 octobre 2018

Voilà un beau programme. Je ne vous ai pas vraiment reconnue dans votre scaphandre. Ce n’est pas encore mardi gras et bien que je vous connaisse depuis un certain temps vous ne m’êtes jamais apparu comme une crèpe. Bravo pour cette incursion dans un futur auquel vous semblez vous être déjà soumise . L’imagination et la révolte paisible ne peut pas ne pas nous conduire vers une métamorphose sans combinaison artificielle. je vous souhaite une bonne nuit.

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