Deuxième séance d’un atelier d’écriture et de paroles que je mène avec un groupe de femmes victimes de violences. L’objectif est d’accompagner ces femmes dans l’écriture de leurs témoignages, pour aboutir à des lectures qu’elles seront en mesure de porter et qui seront données devant des publics choisis (secteur social, médical, scolaire…). L’enjeu, en les poussant doucement à prendre la parole, car ce n’est pas du tout évident a priori, est de les amener à participer à un travail de prévention et de sensibilisation sur les questions des violences.
A. n’était pas là à la première séance. Elle arrive à la seconde, aujourd’hui donc.
A. parle vite, dans l’urgence, ses phrases sont heurtées, comme dans une course poursuite où elle chercherait à échapper à quelque chose, à tout ce qui l’encombre. Les bouts de son histoire arrivent dans le désordre, s’entrechoquent. Elle n’articule pas. Elle est en fuite. C’est difficile de la suivre. Toutes ses phrases se brisent comme sur un récif.
A. semble étouffer.
Elle lutte en permanence contre les larmes qui la submergent et entrecoupent ses phrases, brouillent sa pensée et l’articulation de son langage. Le timbre de sa voix se casse.
Les mots, chez A. sortent comme une bourrasque. Une bourrasque sèche et violente qui ne laisse aucun répit.
« Je n’ai jamais eu de chance », dit-t-elle. « Ma tête est fatiguée. Avant ma mémoire marchait bien. Tout était clair et organisé dans le souvenir, mais maintenant ma tête est fatiguée. Elle me cause des problèmes. Des fois les choses me submergent, c’est trop. Souvent, je veux mourir. Quand je vois une fenêtre ou une voiture, je pense me précipiter. Je vois un médecin. Ça fait du bien. Je participe à un groupe de parole. Parfois quand ça ne va pas, je vais dans un jardin et je pleure sans discontinuer. Je regarde le ciel. Tout me brûle à l’intérieur. Parfois je crache du sang. C’est tout ce que j’ai vécu. Mon premier mari il est mort d’un cancer. Il m’a fait du mal cet homme. J’ai souffert. Il était alcoolique. Mon nouveau mari, il est gentil. Il y a 5 ans, je suis allée au CIDFF. C’est mon patron, à C.S. qui m’a conseillé d’y aller. »
« Quand et comment les violences ont-elles commencé ? », je demande, un peu perdue devant son désarroi immense. Elle me regarde avec ses grands yeux effarés et apeurés.
« J’étais secrétaire médicale en Algérie, dans un hôpital pour enfants. C’est par mon père que j’ai connu mon premier mari. Mon père un jour, il a dit : " Il faut qu’elle arrête et qu’elle se marie. J’ai un mari pour elle." »
« Quelle arrête quoi ? » je demande. De travailler, de vivre. Probablement. Mais ça, elle ne l’a pas dit. Ce qu’elle a répondu, c’est :
« Mon père avait un mari pour moi. C’était un ami à lui. Il avait 26 ans de plus que moi. Presque l’âge de mon père. Mon père me reprochait de sortir. Il me tapait. »
« Mon père tapait fort. Il tapait moi, ma mère, mes frères et sœurs. Ma mère, elle restait avec mon père, malgré qu’il était alcoolique, à cause des frères et sœurs mais surtout parce qu’elle ne savait pas ou aller.
Une fois, elle s’est sauvée.
Elle nous a emmenés chez mes grands-parents.
Je devais avoir 10 ans.
On y est restés peut-être trois jours.
C’était une grande maison familiale.
Y vivaient, mon grand-père, ma grand-mère malade, des oncles et leurs familles.
En Algérie c’est comme ça. On vit ensemble…
Il y avait un oncle qui commandait tout.
Ma mère avait besoin d’argent pour faire des courses. Ça a fait des histoires.
Très vite, il y a eu des conflits financiers avec ma mère.
On ne pouvait pas rester.
Alors on est rentré.
Puisqu’il y avait de la violence là aussi, ma mère a choisi de rentrer. Elle a choisi la violence du couple. C’est compliqué, je n’ai jamais eu de chance. C’est encombré et sans issue dans ma mémoire. C’est comme une batterie. C’est bruyant et ça explose. »
A. c’était comme un ouragan. Des ouragans comme ça, il y en a parfois qui tentent de dire, d’appeler à l’aide, à la police ou ailleurs et qui ne sont pas entendus. Parce que ce n’est pas facile à comprendre, à entendre quelqu’un qui parle comme un ouragan. Mais il faut prendre le temps, prendre le temps d’entendre et de comprendre le désarroi de A. Le saisir.
A. reviendra, ici pour écrire et parler. Elle l’a dit. Ses yeux et le rythme de sa parole étaient plus calmes à la fin de l’atelier.
A. m’a bouleversé. Il y a aussi eu P. et M-J., mais j’en parlerai une autre fois.
#LutteContreLesViolencesFaitesAuxFemmes
Marie Crouail
13 septembre 2019
A Evreux
Visuel © Thomas Devaux
Merci pour ce partage, de ces voix invisibles, ici, d’un travail sensible pour les accompagner qui remue , c’est le moins qu’on puisse dire sur ce sujet qui fait des désastres.
SignalerAprès avoir passé le cap du numéro 10, on continue notre chemin. On a manifesté en soutien au peuple palestinien, contre la loi immigration, et pris part à des rassemblements contre ...lire la suite