C’est une tendance générale des grandes institutions culturelles, en particulier parisiennes, qui confondent l’accès du public à l’art avec une dimension commerciale et/ou spectaculaire. L’esthétique entre supermarchés et Disneyland est prégnante, en particulier dans des lieux où l’on voudrait permettre au plus grand nombre de partager des expériences artistiques. Les codes du commerce donnent le ton. Avec L’Art dans la Nature - Dalí Universe, l’inénarrable Let’s Go production envahit et privatise une partie du Parc public de la Villette (Paris 19ᵉ). L’œuvre de Dali - et surtout son personnage - se prêtent assez naturellement au jeu, avec sa personnalité paradoxale et sa quête insatiable d’argent et de pouvoir.
Avida Dollars [1], rendez-nous le parc de La Villette !
Comme l’écrit Annie Lebrun dans Ce qui n’a pas de prix, beauté, laideur et politique : « Trop d’objets, trop d’images, trop de signes neutralisant en masse d’insignifiance, qui n’a cessé d’envahir le paysage pour y opérer une constante censure par l’excès ».
Alors, « Marchandisation délirante » : nous y sommes !!
J’habite sur le canal de l’Ourcq dans le 19ème arrondissement de Paris et quotidiennement, je me promène dans le parc de la Villette, à l’extrême limite du quartier. C’est pour ainsi dire un peu mon jardin. J’en connais les moindres recoins.
L’espace des sportifs près du Zenith, la luxuriante bambouseraie qui est devenue si belle avec les années, le vendeur de crêpes/chouchous et son camion, le lancinant carrousel, la ligne de fuite du canal et sa géode, le chemin de traverse sonore des peurs enfantines, La bicyclette ensevelie, œuvre d’art monumentale et pop de Claes Oldenburg...
Et puis, à partir de début novembre, une grande partie des pelouses où tant de gens pique-niquent, batifolent, jouent, dansent, font de la musique, bouquinent, se rencontrent, ont été interdites au public. Des palissades occultantes ont été mises en place. La passerelle qui permet de longer le canal et d’avoir de merveilleuses perspectives aux couleurs du temps qui passent, a elle aussi été en partie condamnée.
Des tours et des structures de régies, des passerelles préfabriquées, ont commencé à apparaître et puis les très identifiables sculptures de Dali à ponctuer l’espace. L’éléphant aux pattes de mouche, l’escargot géant et sa danseuse, plus tard des théories d’œufs lumineux cheap et vulgaires... Le traitement répétitif systématique d’éléments symboliques tels le fameux escargot. La série comme méthode conceptuelle éculée. Produits dérivés de bazar extrapolant platement l’œuvre de Dali, que même le facétieux Catalan aurait très certainement trouvés bas de gamme.
Le parc de la Villette est un lieu populaire qui a réussi le pari d’être culturellement et socialement très mixte. Bien que, depuis quelques années, l’ouverture d’espaces commerciaux a commencé à faire capoter ce beau projet intelligent sans que cela ne gène apparemment personne. Je me demande même si quelqu’un s’en est rendu compte.
Très naïvement, et en dehors de toutes considérations esthétiques, je me disais que l’idée de faire un parcours pour les fêtes de noël ouvert à toutes et à tous, c’était sympathique. Mais que nenni.
Une réouverture annoncée le 16 novembre en grande pompe...
L’Art dans la Nature - Dalí Universe de let’s Go production, créateur (si l’on ose dire), de dispositifs mégalos et faussement kitchs, a fini par ouvrir. Nous avions déjà eu à subir de la part des mêmes « producteurs-promoteurs », il y a quelques mois, Tim Burton, Le Labyrinthe. Une expérience immersive et ludique, pour toutes et tous, dans l’univers culte du cinéaste. Sombre événement commercial qui a drainé des foules.
Cette fois-ci, au programme, « un dispositif immersif et expérientiel » où l’art devient spectacle et la société à sa suite, à un tarif prohibitif de 21€ l’entrée. Autant dire que toute une partie des habitué.e.s de La Villette ne pourra pas se l’offrir.
En résumé, un divertissement se revendiquant d’une forte teneur symbolique, mais en fait surtout très simpliste, un ersatz d’art environnemental qui ne se contente pas d’être affligeant, vulgaire, tape-à-l’œil, invasif, racoleur et sans horizon : il privatise une bonne partie de l’espace public, et même le ciel, c’est un comble, à coup de lasers déchaînés qui se répercutent jusqu’au bout du quartier.
Avec très probablement une empreinte carbone exponentielle et cynique qui fait fi de tout l’écosystème du Parc et de la question de la biodiversité en milieu urbain - qui se retrouve en boite de nuit permanente pour quelques mois.
Oui, ce dispositif qui s’empare du paysage de manière assez totalitaire et polluante, heurte les sens et donne des hauts-le-cœur aux mieux endurcis. Dali reconditionné ne provoque rien de plus. Du sensationnel en creux qui ne dialogue avec rien, ni personne. Et bien sûr, la presse est muette.
Mais qui finance donc cette pauvre chose au système de valeur pitoyable, qui affiche fièrement une espèce d’outrance au goût, à l’art et à l’écologie ?
Qui permet la privation de l’espace public à des fins commerciales ?
Et pourquoi le choix de Dali, qui en dépit de son excentrisme cosmogonique, de sa mégalomanie affectée, de sa décadence assumée et plutôt sympathique et de sa méthode « paranoïaque-critique », [2] reste assez problématique, macho et misogyne, fasciné par le fascisme et la monarchie tout en se disant évidemment apolitique.
Pourquoi ne pas lui avoir préféré une artiste femme, Niki de Saint Phalle, par exemple, qui a une vraie histoire avec l’art environnemental [3] ou un collectif de créateurs.trices ayant pour médium la lumière ?
J’ai souvenir l’année passée, d’avoir pu pérégriner librement au travers du délicat parcours nocturne Lumières ! , composé d’installations utilisant des éclairages LED, des lasers à basse consommation et des matériaux écocompatibles, conçu dans le respect des consignes nationales de sobriété énergétique. Et puis, on sait que c’est envisageable. Je pense à La Nuit des Ours de Bruno Boussagol à Vallorcine ou, en Bourgogne, aux événements créés par Jean Voguet, le génial acousmaticien du CRANE.
Pourquoi ce revirement de positionnement de La Villette sur les questions d’écologie, qui sont leur fer de lance depuis plus de 20 ans ?
« Réalisme globaliste » [4], appât du gain ou paresse mentale ?
Zsazsa Mercury
[1] Sobriquet-anagramme donné à Dali par André Breton
[2] Syntagme inventé par Dali pour qualifier son travail
[3] Le jardin des tarots
[4] « Ce qui n’a pas de prix, beauté, laideur et politique ». Annie Le Brun