Je donne personnellement une grande importance à l’art du Clown. J’ai le sentiment qu’il s’agit d’un apprentissage sublimé de la difficulté à devenir un humain, le dévoilement de nos défaillances dans notre processus de construction et l’acceptation de ces défaillances. Ce sont pour moi des virtuoses de la maladresse. Dans ce sens, c’est l’inverse de la machinisation de tout, une forme spécialement puissante de résistance à l’uniformisation des êtres et une revendication de l’inadaptation, de la gaucherie. Un rappel de ces obstacles qu’on rencontre dans l’enfance et qu’on masque ensuite le plus possible en tant qu’adultes. C’est pourquoi je pense que le Clown est un symbole très important de notre humanité. J’ai donc souhaité poser quelques questions à une clowne contemporaine que j’apprécie particulièrement, Joanna Bassi.
(Dans cet entretien clown est féminisé en clowne, selon le souhait de Joanna).
Joanna, tu fais partie d’une grande famille de circassiens depuis plusieurs générations, tu as grandi et appris le métier à une période où le Cirque était en pleine transformation. Comment les choses ont-elles évolué depuis ton enfance, du point de vue du mode de vie, du travail artistique et du rapport au public ?
Je proviens d’une tradition ancienne, mais je suis également de la génération qui a vu naître les écoles de cirque, parallèlement à nos vies itinérantes. J’avais le même âge que les élèves qui commençaient à fréquenter ces lieux, alors que j’avais déjà un numéro et que je travaillais professionnellement dans les traces de mes ancêtres. Le changement le plus remarquable fut la création de ces écoles en Europe… En France d’abord, dans les années 1970 puis dans quasiment tous les pays européens durant les trente années suivantes. Les écoles de cirque existaient dans les pays de l’Est de l’Europe depuis le début du XXème siècle, mais partout ailleurs en Occident, le cirque, son esprit et ses disciplines se transmettaient à cette époque à l’intérieur de familles, soit celles des directeurs, soit dans celles des artistes eux-mêmes.
Les cirques n’étaient pas les seuls espaces de travail de mes parents. Nous parcourions le monde de scène en scène, de music-halls en cabarets de variétés, dans des théâtres et même parfois de grandes salles de concert. Durant cette période de mes débuts, le Cirque traditionnel traversait une crise grave, avec une baisse de fréquentation due en partie à une stagnation artistique, une sorte de conformité historique à un format qui n’évoluait plus depuis deux générations. Et puis il y a aussi eu la concurrence de la télévision et des nouveaux médias mis au service d’événements populaires qui concurrençaient le cirque.
Le Cirque est passé d’une période où l’exploit et l’« extraordinaire » étaient valorisés, dans un Occident qui découvrait le monde, d’autres continents, d’autres animaux, etc., à une pratique toute différente, plus « professionnelle », moins « tribale »...
Oui, et à un moment, beaucoup de gens se sont tournés vers les sports, les jeux physiques, la compétition, soit en pratiquant eux-mêmes, soit en fréquentant des stades de plus en plus gigantesques. En comparaison, le Cirque était de moins en moins surprenant et son contenu se vit assez vite relégué à un spectacle pour les enfants, sans innovation technologique, ce qui l’avait pourtant caractérisé pendant plus d’un siècle...
Le public lui-même commençait à voyager en masse : vols charter, autoroutes, portaient les touristes au bout du monde, de sorte que l’exotisme que pouvait apporter cette forme de spectacle disparaissait. De plus, la crise du pétrole des années 70 a signé l’arrêt de mort de nombre de chapiteaux et de spectacles itinérants qui tournaient dans les territoires.
Les spectacles « visuels », qui n’étaient pas issus de la littérature, devaient impérativement se renouveler sous peine de disparaître. Beaucoup de jeunes artistes du milieu traditionnel ont alors dû renoncer à une carrière de spectacle. Peu d’artistes de ma génération ont eu le réflexe de quitter le navire avant qu’il ne sombre. Mon frère Léo Bassi et moi, nous nous sommes échappés sur un radeau rudimentaire qui s’appelait le théâtre de rue, pour remonter aux origines du spectacle populaire, pour redécouvrir comment émerveiller le public, hors du divertissement bourgeois.
Il y a donc eu la période du « Nouveau Cirque », l’arrivée des écoles de cirque, et aussi l’invention d’un espace-temps qui permet un autre type de relations, comme, par exemple, chez les très talentueux Alexandre et Délia Romanès...
Dans un sens, pendant une longue période, les écoles de cirque n’ont pas réellement renouvelé le genre. Elles l’ont certes dépoussiéré et perfectionné, mais leur objectif était plutôt d’ouvrir au tout-venant l’accès à ce monde de « rêves », de voyage, d’indépendance et d’autonomie. Mais elles n’ont pas vraiment ouvert le cirque à un nouveau public, plus large, et elles ont dû se faire subventionner pour fonctionner.
Deux générations plus tard, nous sommes confrontés à plusieurs catégories de cirques, très différentes. Le traditionnel « moderne et commercial » sous chapiteau - et aussi le cirque en dur -, le contemporain, presque élitiste, sur scène principalement, et le Nouveau Cirque qui peut se dérouler aussi bien dans la rue ou sous un chapiteau, que sur une scène. Ensuite, il y a les divertissements de masse, comme les spectacles type Cirque du Soleil, aux dimensions et au fonctionnement industriel, où le rêve semble être le thème central, mais où les artistes sont tellement nombreux et si loin du public qu’ils en deviennent anonymes et impossibles à distinguer les uns des autres. Ces cirques sont régis comme des industries, avec des chaînes de représentations programmées et très peu de possibilités d’évolution artistique personnelle pour les artistes.
Les prouesses sont ici plus du côté de la mise en scène que de la prestation individuelle, même si le niveau technique de ces artistes est des plus élevés. Quant au Cirque contemporain, la plupart du temps il ne comporte ni clowns, ni animaux… Il s’est souvent transformé en un spectacle mono-disciplinaire conceptualisé, tout jonglage, tout acrobatique, tout aérien, etc., où la plastique est beaucoup plus abstraite. Et puis il y a des spectacles intimes et très personnels créés par des compagnies indépendantes, des collectifs d’élèves etc. Ainsi, bien sûr, que la merveilleuse atmosphère du Cirque Romanès.
De quel côté de cette évolution te situes-tu ?
Tout au long de ma carrière, j’ai navigué d’une catégorie à l’autre, en mettant en scène et en écrivant mes propres spectacles. Et, parallèlement, j’ai continué à jouer mes propres solos clownesques où je pouvais réunir ce que je savais faire physiquement à l’intérieur d’une situation théâtralisée où le public était mon partenaire. Toutes mes situations impliquaient que le public ait un rôle dans mon histoire. C’est ma manière à moi de lutter contre le « public-consommateur », tout en évitant de devenir une « animatrice ».
Parle-moi de la place des femmes dans cet univers du Cirque et de l’évolution que tu as pu constater, de ce point de vue depuis tes débuts. Y a-t-il, par exemple, un humour propre aux femmes clownes ? Y a-t-il quelque chose de nouveau de ce côté ?
Pour ce qui est de la place de la femme dans le Cirque et son évolution depuis, disons, cinquante ans, tout dépend de quel type de cirque on parle, il y a des différences, il ne s’agit plus d’un seul et même univers. Mais si l’on ne considère que le cirque traditionnel « modernisé », la femme y tient à peu près la même place qu’à l’origine, il y a 250 ans, ce qui donne une idée de l’énormité de la dimension d’avant-garde sociétale qu’avait alors le cirque. Une situation d’équilibre homme/femme avec des règles assimilables à une culture tribale, forgée de génération en génération, où le voyage et le déplacement - ainsi que la mixité - caractérisaient la vie des membres de la « tribu ». Sans parler de la cohabitation avec les animaux, qui impose des contraintes journalières et un mode de vie qui en faisait en quelque sorte des agriculteurs nomades.
Un sens commun du devoir envers le public, quel qu’il soit, soude la « famille » de cirque, avec l’idée que le spectacle est tout et qu’il n’y a pas de vie en dehors de lui. Paradoxalement, la femme, abritée par cette tradition, conforme à celle-ci, y est indépendante et libre et elle peut envisager les mêmes carrières sur la piste que les hommes. Sauf celle de clowne justement, ou alors très exceptionnellement. On cite souvent le nom d’Annie Fratellini, mais en réalité elle n’a pas vraiment suivi une carrière de clowne de Cirque, plutôt celle d’une actrice... Elle s’est représentée en tant qu’Auguste pendant une période assez courte, surtout dans les théâtres et les centres culturels. C’était une sorte d’hommage fellinien qu’elle rendait à un genre en voie de disparition. Puis viennent les spectacles de Cirque directement issus des élèves des écoles. Le vieux modèle de la « tribu » a été copié ou imité avec plus ou moins de succès par certaines compagnies de Nouveau Cirque, indépendantes, qui englobent elles-mêmes des types de spectacles différents (rue, cirque, itinérant, fixe). Là, la femme tient souvent une place parallèle au reste de la société, comme une sorte de miroir de son évolution.
C’est par l’expression artistique personnelle qu’on reflète les luttes sociales, les problèmes existentiels, psychiques, et qu’on peut ainsi faire apparaître les sentiments contradictoires des humains dans le monde. On se met soi-même au centre, on s’engage directement pour confronter le public à ses problèmes, non pour lui offrir des solutions.
Comment le Clown a-t-il mué, dans tout ça ? Et pour revenir à ma question, les femmes ont-elles fait évoluer cet art ?
Pour ce qui est de l’évolution du Clown, commençons par dire qu’il lui a fallu sortir du cirque pour retrouver sa vitalité. Et c’est en quittant les formes traditionnelles qu’il devint vraiment accessible aux femmes. Mais il y a évidemment eu quelques exceptions, où les femmes, déguisées en homme, pouvaient jouer les contre-pitres y compris dans le cirque traditionnel, dans une troupe familiale.
La femme clowne a une autre ancêtre venue du cabaret, la Cancanneuse et encore avant cela, la Chahuteuse… C’est dans cet esprit d’insolence et de bravoure physique que la femme a pu trouver le comique sans abandonner son sexe. La séduction était une source d’humour et de parodie. Les danseuses du Moulin Rouge ont dû briser beaucoup de carcans sociaux, tout comme les féministes cent ans plus tard. Parmi ces carcans, bien sûr, il y avait celui de la beauté. Les femmes clownes de la fin du XXème siècle ont en fait plus hérité (sans vraiment le savoir) de l’esprit hardi de ces danseuses que des quelques tentatives comiques de femmes dans le Cirque lui-même. Personnellement, je pense qu’il n’y a plus de raison valable de distinguer les hommes et les femmes clown(e)s, ni dans le costume, ni dans la matière comique. Nous rions des mêmes choses, c’est surtout la manière qui peut changer. Le clown abolit les différences pour ne laisser paraître que l’humain.
J’aimerais avoir ton point de vue sur la place que peuvent tenir ces arts du cirque, et surtout celui du Clown, dans un monde qui tend à se déshumaniser de plus en plus. Le Clown c’est le rappel permanent de notre humanité, non ? La matière de la tragédie y est traitée à l’envers, de façon à nous faire vivre une autre catharsis, comique mais très profonde.
Oui, mais ne posons pas un fardeau trop lourd sur le dos du Clown. On pourrait dire que dans un sens il est un « guérisseur »... Mais c’est le rire qui guérit, pas le personnage. On peut aussi dire que c’est un poète, et tout aussi vulnérable. Au-delà du symbole, sa fonction est indispensable et aujourd’hui il n’a plus vraiment de foyer, il est redevenu un SDF. Il est partout et nulle part…
Quels sont les clowns qui t’ont inspirée ?
Tous les grands clowns de mon enfance (et il ne s’agit que d’hommes) m’ont marquée plutôt qu’inspirée... Et dans ce sens, je suis comme le reste du public : les Charlie Rivel, Rudi Llata et autres vedettes de cirque des années 60/70, étaient véritablement des génies du comique qui maîtrisaient tous les ingrédients du rire devant un public en symbiose avec eux. Plus tard, au gré des rencontres dans les festivals, le nouveau clown émergeait, hommes et femmes, et nous nous sommes mutuellement confortés plutôt qu’inspirés. Chacun a dû réinventer sa propre forme d’humour à l’écart du Cirque, directement, face à un « nouveau » public, dans la rue, au théâtre, dans des centres culturels, et aussi internationalement. C’est une période de tâtonnement...
Aujourd’hui, l’apprentissage se passe dans les workshops, les « master classes », les ateliers de Clown, mais je ne suis pas certaine que cette transmission ne se transforme pas elle-même en formatage, comme ce qui arriva au Cirque il y a deux générations, et pendant que le public vit des expériences de plus en plus éloignées de ce que le clown propose, celui-ci s’enferme dans une utopie qu’il ne sait pas partager.
Propos recueillis par NR.
Such as angels, they are neither men nor women, though probably the most human of them all
Most of the time, clowns are beyond… In the land of mirth, where mistakes are fondled.
They are at home where nothing hurts, death is faked and love, a parody… They were born where hasard is cleverly manipulated, to temper the mechanisms of what could have been a bad farce.
In the beginning, clowns were mocked… considered as basic beings, raw material to be sacrificed as they unwillingly showed human defects. According to certain myths, they were moulded from an earth clod… It was even their first name. « Clod ». Shakespeare himself called them so : « Clod » : almost an insult… What the story doesn’t tell, is that many centuries ago, our planet though very beautiful, was also very flat, and boredom prevailed. Beings would go round and round, with nothing to do but to searching for perfection. It wouldn’t t have taken much, maybe too strong a wind or too little a spark, for clowns not have come to life. Yes, it was indeed a close call, lest the circle of a civilisation without humour had trapped itself within, forever. Luckily the circle became a circus and clowns found a refuge where they could grow under a heaven full of stars, and dressed in baggy suits, their defects became wits and skills they could offer to a loving public. Suddenly at the turn of the 20th century, almost everywhere in the world, clowns developed a strange symptom, almost like an epidemic, quite recognisable from afar : their nose became red ?! It was a golden age… A wonderful time when public and clowns were on the same page. Many such times still will come, but we don’t know them yet. As for today, there never were as many clowns… Since their exil from Circus they are everywhere, in hospitals, in war zones, in the streets, in the theatre. We are discovering the clown within each one of us … It’s wonderful. Everybody can be a clown… even politicians ! But for a clown to exist, it is not enough to bring him out of oneself, we should take care of the world in which he is set free. A child from paradise cannot run loose where there is no humanity.
Comme les anges, ils ne sont ni des hommes ni des femmes, bien qu’ils soient probablement les plus humains de tous. La plupart du temps, les clowns sont au-delà. Au pays de la gaieté, où l’on caresse les erreurs. Ils sont chez eux où rien ne fait de mal. La mort est simulée et l’amour, une parodie. Ils sont nés là où le hasard est savamment manipulé, pour tempérer les mécanismes de ce qui aurait pu être une mauvaise farce. Au début, on se moquait des clowns, considérés comme des êtres frustes, des matières premières à sacrifier, car ils montraient malgré eux des défauts humains.
Selon certains mythes, ils auraient été modelés à partir d’une motte de terre. C’était même leur prénom. « Motte ». Shakespeare lui-même les appelait : « Clod »... presque une insulte... Ce que l’histoire ne dit pas, c’est qu’il y a plusieurs siècles, notre planète, bien que très belle, était aussi très plate, et l’ennui l’emportait... Les êtres tournaient en rond, n’ayant rien d’autre à faire que de chercher la perfection. Il n’aurait pas fallu grand-chose, peut-être un vent trop fort ou trop peu d’étincelle, pour que les clowns ne prennent pas vie... Oui, il s’en est fallu de peu que le cercle d’une civilisation sans humour ne les prenne au piège, pour toujours. Heureusement, le cercle est devenu un cirque et les clowns ont trouvé un refuge où ils ont pu grandir sous un ciel plein d’étoiles. Vêtus de costumes amples, leurs défauts sont devenus des esprits et des compétences qu’ils pouvaient offrir à un public aimant.
Soudain, au tournant du 20e siècle, presque partout dans le monde, les clowns ont développé un étrange symptôme, presque comme une épidémie, tout à fait reconnaissable de loin : leur nez est devenu rouge ! C’était un âge d’or. Un moment merveilleux où le public et les clowns étaient sur la même longueur d’onde. Ces temps reviendront, mais nous ne les connaissons pas encore. Aujourd’hui, il n’y a jamais eu autant de clowns... Depuis leur sortie du Cirque ils sont partout, dans les hôpitaux, dans les zones de guerre, dans la rue, au théâtre... Nous découvrons le clown qui sommeille en chacun de nous. C’est merveilleux. Tout le monde peut être clown, même les politiciens ! Mais pour qu’un clown existe, il ne suffit pas de le faire sortir de soi-même, il faut prendre soin d’un monde dans lequel il peut être libre. Un enfant du paradis ne peut pas être libéré là où il n’y a pas d’humanité.