Question fondamentale à laquelle la société contemporaine, prise en étau entre la marchandisation de tout et l’appropriation de l’art par ce qu’on appelle l’élite, ne sait plus du tout répondre. Essayons de la poser simplement, en s’appuyant sur ceux dont on parle très peu, et qui, pourtant, retrouvent le sens profond de leur pratique en reprenant le flambeau d’un véritable travail sur notre capacité à vivre ensemble. Tous ceux qui savent que l’art est un puissant outil de réparation sociétale et humaine et s’attaquent notamment aux difficultés vécues dans ces lieux de relégation de nos villes qu’on appelle les quartiers, les cités, les banlieues... Enclaves urbaines où vivent des générations de gens majoritairement originaires de nos anciennes colonies d’Afrique du Nord et subsaharienne, dont les plus jeunes ne devraient plus avoir aucune raison de se sentir étrangers au pays dans lequel ils sont nés. Commençons par brosser les grandes lignes du contexte historico-politique où se déroule cette action - ou ce drame.
On sait depuis longtemps, au moins depuis les années 1990, que les politiques ultralibéraux étatsuniens, suivis par leurs disciples du monde entier, cherchent à favoriser par tous les moyens dont ils disposent ce que Samuel Huntington appela le « choc des civilisations », opposant frontalement un certain christianisme occidental et un islamisme de combat. Ce n’est pas dur à savoir, tous les signes sont là pour l’indiquer.
En ce qui concerne les USA c’est bien évident et chacun a pu entendre Hillary Clinton elle-même raconter comment son pays avait, par stratégie, favorisé l’intégrisme islamiste dans différentes régions du monde. Pour ce qui est de notre pays, l’instrumentalisation de la colère de la jeunesse des banlieues défavorisées est palpable depuis que la droite est au pouvoir en France, c’est-à-dire depuis très longtemps. Et pour pouvoir instrumentaliser cette colère de façon à diviser le peuple, il faut d’abord la laisser se développer, créer des conditions favorables, susciter de la frustration. Inutile d’entrer dans le détail, tout cela, dont le but est évidemment la guerre de tous contre tous au profit des puissants, fut évoqué en 1995 dans La Haine de Mathieu Kassovitz et dans plusieurs autres films comme Les Misérables de Ladj Ly ou le très beau L’Esquive d’Abdellatif Kechiche.
Tous ceux qui ont des yeux, des oreilles et quelque capacité d’observation et d’analyse, constatent que depuis des décennies, les « plans banlieues » qui se succèdent sont des leurres, qu’ils ne servent que très marginalement à améliorer la vie quotidienne des habitants et, surtout, qu’ils ne sont jamais menés jusqu’au bout par les gouvernements successifs. Et, aujourd’hui, en toute logique, la situation s’aggrave. Les politiques publiques sont de plus en plus inexistantes dans les quartiers : l’absence de vraie volonté politique produit les résultats attendus. La plaie reste béante, ces jeunes gens de deuxième ou de troisième génération ne seront jamais vraiment considérés comme des citoyens français, ne sauront jamais qui ils sont. La plaie reste béante et elle s’infecte. Et chacun sait que c’est extrêmement dangereux, impossible de ne pas le savoir.
Il faut donc réparer, prendre le problème à la racine, c’est-à-dire travailler avec les enfants, très en demande d’attention et de contact, mais trop souvent livrés à eux-mêmes, dans le cadre de familles fragilisées la plupart du temps, assez désemparées et parfois « monoparentales ». Il faut considérer les jeunes êtres humains en manque d’existence avant qu’ils ne comblent ces manques n’importe comment, avec ce qui leur tombe sous la main, avec ce qu’une société consumériste leur propose ou avec ce que des marchands d’identité factice veulent leur vendre. Ou les deux. C’est un problème très grave qui concerne les humains que nous sommes. Il faut donc apporter des outils pour construire les humains, les partager. Et apprendre à s’en servir.
Or, il y a, depuis longtemps, des gens qui s’y collent avec ténacité et talent. Je veux parler des artistes. Oui, vous savez, ceux qui travaillent dans ces lieux où leur notoriété a peu de chances de resplendir, ceux que le pseudo-monde de la culture méprise, ceux qu’on maltraite en les affublant de dénominations absurdes comme « animateurs socio-culturels », par exemple, comme si l’on voulait leur interdire de considérer que leur outil s’appelle bien art.
Et que c’est à cette condition qu’il peut être opérant.
Mais ces porteurs du geste de l’art sont en réalité ceux qui savent de quoi il s’agit. Ceux qui savent à quoi sert réellement la pratique à laquelle ils ont choisi de s’adonner sans beaucoup de rétribution ni de reconnaissance : faire renaître - et vivre - l’humanité dans l’Homme. Apprendre à user de langages symboliques pour alimenter les imaginaires et ainsi tenter d’habiter ensemble le monde, un monde commun, fait de différents imaginaires qui ne s’opposent pas, mais s’entrelacent et s’enrichissent, ou, comme aurait dit le philosophe et poète Édouard Glissant, se créolisent.
C’est le moment ou jamais de rappeler ce qu’est réellement le geste de l’art et à quoi il sert.
Je ne dirais pas que les artistes peuvent tout faire, évidemment, mais je sais, pour l’avoir vécu, que le rôle de l’art est de travailler à réparer (et construire) les humains en tant que collectif - et chacun en tant que personne. Et je sais que des gens d’un courage inouï se consacrent entièrement à cette tâche. Ces artistes savent à qui ils ont affaire au-delà de toutes les étiquettes, de toutes les assignations : des êtres humains. Souvent de très jeunes êtres, fragiles, en formation, à qui on ne propose aucune sécurité, aucune stabilité, rien qui puisse servir à construire ce qu’on appelle abusivement une « identité », jamais. De très jeunes êtres humains à qui on ne permet pas de savoir qui ils sont, qui perdent pied et qu’on jette finalement en pâture aux vautours.
C’est le moment ou jamais de rappeler ce qu’est réellement le geste de l’art et à quoi il sert.
Les généreux travailleurs de l’imaginaire dont je parle ne sont pas soutenus d’en haut, ce qui est logique, compte tenu de ce que je dis en préambule. Ces véritables constructeurs d’humanité sont méprisés par des politiques catastrophiques qui ne savent pas, ou veulent ignorer, que le geste artistique est l’un des plus puissants et précieux outils de l’être humain. Ces valeureux œuvriers du symbole sont empêchés de travailler sur le long terme et très mal relayés par une presse et des médias qui ne font plus que rarement le travail de fond qu’on est en droit d’attendre d’eux. Pour avoir été en première ligne pendant plus de 25 ans avec ma revue, j’ai pu observer dans le détail que non seulement on ne laisse jamais les artistes « de terrain » qui s’aventurent dans ces territoires mener leur travail jusqu’au bout, mais, aussi, que ce travail est très peu valorisé par la presse. Une presse qui, par ailleurs, dans les moments de crise, n’enquête plus de manière approfondie et s’intéresse surtout aux faits divers en restant à la surface des choses.
Ces artistes qui sont de vrais artisans de l’humain ne sont encouragés par personne en dehors de ceux avec qui ils travaillent. On ne leur confie jamais que des missions bien trop courtes pour agir dans la durée, on leur alloue des financements de plus en plus ridicules par rapport à l’ampleur du travail accompli. Et leurs précieux alliés, les éducateurs de rue ou de quartier, ces magnifiques réparateurs d’humains, ces vrais héros de notre époque, ne sont pas non plus soutenus - c’est le moins qu’on puisse dire - et souvent en sous-effectif. Pourquoi, par exemple, ceux de la « Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence » ne travaillent-ils plus au quartier de la Monnaie à Romans sur Isère, où ils effectuaient un très beau travail ? Ces questions qui touchent à notre volonté de - et notre capacité à - vivre ensemble, sont vitales pour notre avenir. Et l’art, parce qu’il sert à inventer des langages là où des langages manquent, y tient une place centrale.
Il n’y a pas que la « planète » qui soit en danger, chers amis, il y a surtout et d’abord l’être humain. C’est le moment ou jamais de rappeler ce qu’est réellement le geste de l’art. Et à quoi il sert.
Nicolas Roméas
En dehors des photos de films, les images illustrant cet article sont issues d’un reportage sur le travail du collectif d’artistes les Allumeur.e.s avec les enfants du quartier de La Monnaie, à Romans sur Isère.