Je ne connaissais pas Catherine Diverrès avant de voir Jour et nuit. Un nom vaguement lu dans une revue, une photo dans une plaquette de saison. Pas de quoi déclencher ma curiosité. Aucun a priori, nul engouement. On m’a offert les places. Un stage annulé sans me prévenir ! J’étais très en colère d’avoir fait la route depuis chez moi jusqu’au Manège de Reims pour rien. 26 kilomètres aller un samedi après-midi déprimant et gris de mars. Sympathique dédommagement de la part de Zoé qui travaille au Manège : deux places de spectacle, à choisir. Mince, j’ai déjà un abonnement.
Pif, nid douille c’est toi l’andouille devant la plaquette et le calendrier. Il ne reste qu’un spectacle possible : Jour et nuit. Compagnie Catherine Diverrès. Le fait de le choisir en roue de secours m’amuse. Je l’avoue, la photo et le texte n’avaient franchement rien d’alléchant quand j’ai pris un abonnement. Un joli menu panaché avec des variantes selon les saisons. Pour moi, moi et mon compagnon, pour toute la famille ou pour moi et les filles. Honnêtement, la suggestion d’un travail chorégraphique sur le thème du jour et de la nuit ne m’inspirait guère. Que veut dire tout ça ? Je me suis dis de façon assez triviale et par manque d’ouverture d’esprit : « Tiens encore un truc pour une bonne masturbation intellectuelle. » J’ai tourné rapidement la page.
C’est étrange, à partir du moment où j’ai eu les places je n’ai même pas cherché à me renseigner sur son univers, sa démarche. J’ai eu envie de me laisser porter comme les danseurs. Me laisser surprendre, ne pas cogiter. Je suis fatiguée de tout ça, de tout. Lasse. Un peu paumée. Le quotidien, le monde qui va mal. Le temps pour rêvasser, imaginer, inventer, me manque cruellement.
Envie d’autre chose. Mais quoi ? J’ai peut-être vu trop de spectacles en trop peu de temps. On ne m’avait pas dit qu’il pouvait y avoir une overdose du ciboulot.
Qui suis-je, où vais-je ? Dans quelle état j’erre ? Dans quelle étagère poser mon cerveau et l’enveloppe corporelle qui va avec ? Besoin de relâchement et d’un peu de légèreté et d’émerveillement peut-être. Il y a des jours comme ça.
Michèle et moi ne nous étions pas vues depuis un moment. Je suis toute guillerette. J’arrive on ne peut plus neutre face à la proposition artistique mais enjouée devant la soirée qui s’annonce. Je suis dans de très bonnes dispositions. Mes doutes n’affadissent nullement le plaisir de goûter ce moment. Au fond de moi ça crie : « Épatez-moi ! » J’ai proposé à mon amie de partager avec moi ce moment. Quand on passe la soirée avec son amie pour voler un peu de liberté c’est forcément bien. Michèle c’est mon amie de cœur. On a partagé des hauts, des bas, des creux, des bosses, des interrogations existentielles, professionnelles, éducatives. Des rires à propos de nos filles. On s’est connues à un virage de nos vies et depuis on ne fait qu’en prendre… Et on partage une curiosité pour la culture sous toutes ses formes. Jour et nuit. Même pas peur.
Je n’aurais pas proposé à un-e-amie peu versé-e-dans le spectacle vivant de venir avec moi. C’est trop risqué. Les formes artistiques abstraites ou trop hors norme se transforment parfois en véritables cauchemars qui laisseront à l’aube chez les êtres des traces indélébiles. J’en connais plus d’un qui n’a jamais voulu retourner voir un spectacle de danse contemporaine car « on ne comprend rien ». Attention donc ! Ressentir n’est pas comprendre. Tel est le paradoxe. Nous vivons saturés d’images publicitaires dont les messages mercantiles sont captés instinctivement par notre cerveau reptilien, nous luttons pour ne pas lire en diagonale tout un tas de textes informatifs dans les médias, nous sommes envahis de « fake news » mais pourtant on voudrait tout comprendre de l’art. Que chaque geste ait un sens profond et clair, et surtout facile à appréhender. Et une autre question se pose : Est-ce que le fait d’être invité change quelque chose à notre perception ? La gratuité influe-t-elle sur notre humeur, notre perception du spectacle ?
Jour et nuit sollicite intensément notre cerveau limbique et notre néocortex. Il faudra accepter de glisser dans « l’effrayante » toute puissance du rêve. Cet « inframonde » qu’on ne maîtrise pas. J’ai moi aussi du mal à m’évader d’une réalité moche mais, à cet instant, rassurante. Après avoir pris un verre dans le très sympathique « Bar à manger », on s’achemine vers la salle. Installation. Coup d’œil sur les autres spectateurs. Peu de jeunes gens. Ambiance feutrée. La salle n’est pas pleine. Jour et nuit a déjà été donné hier soir, ceci explique sans doute cela. Et puis c’est une création, donc ça peut effrayer. La compagnie a passé une partie de sa résidence dans la structure. Ce n‘est pas une valeur sûre ? Moi ça m’émoustille. Je suis requinquée. Où est passée ma prise de tête ? Le spectacle tarde a commencer. Volonté des danseurs ? Problème technique ? C’est encore le jour. La nuit se fait peu à peu dans la salle. Des danseurs entrent en scène par deux. C’est lent, long, parfois les figures sont hiératiques. Un poil soporifique. Je me demande quand ils vont commencer à danser. Je ne suis pas spécialiste en la matière mais tout de même. Je réagis comme ceux qu’on appelle vilainement les « publics non captifs », ceux qu’il faut capter.
Dès les premières minutes je me dis en mon for intérieur « cette fois si vraiment ça ne te plaît pas tu oseras dire pourquoi. » Souvent je garde des petits papiers pour moi. C’est dur d’avoir la dent dure. Mordre dans la pleine lune et le soleil serait un défi.
Au bout d’un moment, j’ai une impression de saturation hypnotique face à une cohorte d’images métaphoriques. C’est troublant, lent, mais une sensation de trop-plein s’installe ! Étrange affaire. Indigestion de nuages. Au moment d’écrire je ne sais plus trop ce que j’ai vu. En reprenant des vidéos je me remémore. Après quelques minutes je me laisse aller. Cette atmosphère a quelque chose de rassurant. Le Songe d’une nuit d’été de Shakeaspeare rôde. Suis-je dans une forêt ensorcelante ? Est-ce Obéron le roi des fées et Puck le farfadet que j’aperçois ? Bottom lui, l’homme à tête d’âne est bien là. Sur cette scène tout est possible. Notre imaginaire de spectateurs et celui des danseurs sont convoqués. C’est doux et abscons. Des figures se succèdent sans trève ni le moindre rapport. Corps tendus, beaux, élégants, aériens. Êtres improbables, des tableaux se forment devant moi. Ça semble sérieux ! Pensée de public non captif négative et néanmoins récurrente. On m’impose un truc pour me faire des nœuds au cerveau, le pauvre, à peine soulagé. Dois-je laisser mon esprit vagabonder ?
Dans cette torpeur hallucinogène, les costumes m’épatent. Un défilé de mode. Mon regard s’arrête longuement sur ces tenues brillantes, ces tissus élégants, ces corps nus. Il en faut bien. Cela manquait une danseuse et un danseur nus, nécessaire pour être dans « la vraie danse contemporaine » diront certains. Je fais ma vieille chnoque ! Allez c’est l‘heure de la tisane et au lit. Entre fascination et résignation.
À côté de moi deux hommes visiblement emballés. Ils rient, sourient, tapent du pied, joyeux. Amis de danseurs, de la chorégraphe, fans absolus, fins connaisseurs ? Je ne sais pas, je me sens décalée. Je ne sais pas du tout ce que pense Michèle, à ma droite, on ne s’est pas regardées durant le spectacle. Ça m’intrigue. Des sentiments mêlés m’envahissent. Claire, tu n’es pas claire, tu manques cruellement de lumière du jour, de vitamine D en ce début de printemps. La nuit te trouble ? Avide, amusée, perplexe. Moi qui en avais besoin, j’ai bien ri de ces figures d’un monde imaginaire. Un être hybride entre une Nana de Niki de Saint-Phalle de noire vêtue - homme ou femme -, et Édouard aux mains d’argent surgi de nulle part. Un nounours à taille humaine qui passe parfois la tête, jailli d’un paquet de Haribos géant... Ce danseur qui traîne une grosse valise dont sort l’un de ses comparse. Monsieur Hulot. Et celui qui traverse la scène de cour à jardin la tête dans un cellophane et nous fait signe comme un voyageur débile depuis la vitre d’un train… Une sorte de Mr Bean à l’improbable coupe de cheveux de Bardem dans No country for old men.
Eurêka ! Pour être là il faut absolument accepter de se laisser porter sans réfléchir. Comme dans les rêves les plus incongrus. Voyage en pays surréaliste. Vous reprendrez bien un petit cadavre exquis. Justement les surréalistes ne cherchaient-ils pas un moyen d’expression pour fuir l’horreur du réel ? Le jeu désintéressé de la pensée libère l’esprit, sollicite l’imagination. La psychanalyse aussi le démontre. Rêver permet de régler des problèmes, de trouver des solutions par associations d’idées, de se désencombrer de ses tourments. Ce mot « surréaliste » est une pure invention d’Apollinaire dans la préface des « Mamelles de Tirésias » en 1917. Rapide raccourci certes, mais c’est bien en grattant au fond de notre néocortex que les images surgissent, que les idées prennent forme. J’ai cru voir un Magritte avec cette danseuse qui vide délicatement un arrosoir à côté d’une plante. Cette sirène de terre qui se jette dans les bras de ses partenaires. C’est quoi la nuit, quoi, le jour ? Tout y passe, l’amour, la déchirure, la guerre, Adam et Eve, la guerre, la fête, le voyage, la soumission, l’inversion des rôles, la rébellion, le travestissement, la mort, la naissance, le voyage, les rencontres, la folie, les monstres… L’inconscient est invité au grand bal du « jour et de la nuit ». Lycéenne, j’étais fascinée par les univers de Max Ernst et Dalí. Cette liberté créatrice m’invitait sans cesse à me poser des questions. C’est à ce moment que j’ai commencé à percevoir la puissance de l’imaginaire, et le besoin que j’aurais de le convoquer pour survivre. Je me sens bien ici.
Parfois, c’est la rencontre, le choc entre Monsieur jour et Madame nuit. Succession d’espaces poétiques. Les danseurs sont des aventuriers qui conquièrent une terre inconnue.
Kaléidoscope géant. La vie qui défile dans « le jour et la nuit ». Le danseur coiffé d’une tête de cerf qui apparaît parfois chaussé d’un casque renvoie à certaines scènes de David Lynch, qui travaille par flashes, visions. Je replonge dans In land empire dont nous avions joué des scènes à l’atelier théâtre il y a des années. Des hommes coiffés d’immenses bonnets d’ânes surgissaient des fantasmes de Laura Dern.
Les ruptures de rythme et les musiques variés m’entraînent loin et participent au délirant voyage. Pour n’en citer que quelques-uns, Cole porter, Bela Bartok, Amy Winehouse, Billie Holidays, Jimmy Hendrix, David Bowie, André Verschuren, Miles Davis.
Je ne comprends rien mais, justement, il n’y a rien à comprendre. Ressentir. Respirer. Voyager au pays du songe du jour et de la nuit. Le jour on peut rêver aussi. C’est ce qui me manquait en arrivant. Tout dans ce spectacle est inattendu et semble décousu, comme cette chronique qui part dans tous les sens. Je suis enivrée. Plus de deux semaines après j’ai encore le Night and day de Cole Porter en tête chaque matin et la voix rauque et chaude d’Amy Winehouse peuple mon esprit à la tombée du jour avec cette énigmatique et gigantesque freak qui se dandine. Catherine Diverrès et ses danseurs m’ont fait perdre le Nord dans la nuit.
Pour accepter la proposition il ne faut espérer aucun message, mais se laisser porter. Comme les danseurs qui semblent se faire une confiance absolue en abandonnant leur corps à l’autre. Les lumières sont féeriques, dorées, mordorées, ocres, bleutées, argentées. Fête perpétuelle, nuit américaine pour danseurs. Atmosphère hors du réel. Que le jour doit-il à la nuit ? Qu’en reste-il et vice versa ? Comment nos rêves peuplent-ils nos journées ou influent-ils sur elles ?
Je reprends mes esprits ce matin. Se laisser porter n’est pas si facile. Ça demande un effort. Moi qui ne peux vivre sans spectacle vivant, c’est mon air - ce n’est pas une affirmation grandiloquente et crâne - je voudrais ne rien comprendre, mais je cherche quand même le fil conducteur. On ne peut pas s’en empêcher. Il y a toujours cette pointe de doute qui fait dire : mais ceci est-il bien sérieux ? Me prend-t-on pour une imbécile ? J’ai l’impression que ces danseurs improvisent sous nos yeux et nous jouent un tour. Work in progress, performance ? Je ne sais plus. Qu’importe le flacon pourvu qu’il y ait l’ivresse.
Jour et Nuit / Catherine Diverrès from Manège, scène nationale - Reims on Vimeo.
C’est amusant, j’ai revu il y a quelques jours le spectacle du CNAC Frictions dans lequel un jeune circassien fait l’éloge de la nuit : « le lieu de toute les transgression, où le temps s’étend, les barrières sociales s’effacent, les rencontres sincères et sans filtre se font ». C’est ce qui émane de ces images nocturnes. Tout finit dans une fête joyeuse au rythme entraînant avec tous les danseurs sur scène, une chorégraphie pop et coloré pour célébrer la vie même la nuit. Retour à l’espoir adieu la noirceur. Années hippies, légèreté, insouciance, foi en l’homme ? Je ne sais pas. Ils semblent vêtus par Vasarely. C’est un bonbon acidulé dont on voudrait qu’il ne fonde jamais, et hop, aller danser avec eux sur scène. Ça me réconcilie, ça me rassure, je me retrouve dans ce que je connais : on danse ensemble au même rythme. Ce qui pourrait ressembler à une chorégraphie télévisée n’en est pas une. C’est gracieux et raffiné, néoclassique.
Un aveu. Avant de commencer ma chronique je n’ai pu m’empêcher de faire des recherches. Je ne me sens pas légitime. Plus je lis, plus je m’enfonce dans le marasme. Soit les écrits sont trop scientifiques soit ils n’ont rien à dire. Ce n’est pas toujours un bon choix de chercher, puisqu’il s’agit d’écrire sur « mon ressenti », non de faire une analyse savante du spectacle. Et puis, c’est facile de citer des références grandiloquentes pour épater, ce n’est pas ça qui permet de dire ce qu’on a dans les tripes sur le moment, ni même après. C’est là que je me dis qu’il est important de se laisser porter et ne pas intellectualiser, le charme s’égare. C’est une expérience singulière. Plus facile à dire qu’à faire. Pour accepter ces pas de deux déstructurés, un spectateur novice - plus joli que « non captif » - doit être préparé, averti en toute simplicité. Non, vous n’allez pas voir une immense blague, mais le fruit d’un travail créatif sur le jour et la nuit par des danseurs. Dit comme ça, ça semble très ennuyeux. Comment faire ? Provoquer des rencontres encore et encore entre les gens et les artistes dans la Cité. Et si on nous invitait à dire ce que l’on pense du jour et de la nuit ? C’est un beau travail que celui de la compagnie de Catherine Diverrès en ce sens. On appelle ça la Démocratisation culturelle : donner en partage, faire des tentatives, des essais, transmettre un vécu. Je me sens comme une Montre molle de Dalí. Le temps objectif n’est plus.
Ouh là, ces tonnes de références lues au cours de mes investigations et que j’avais ignorées. C’est pour en jeter plein la vue ? Elles sont certainement pertinentes mais ce ne sont pas les miennes. Je n’écris pas pour faire le singe savant. Cependant quelques vidéos m’ont beaucoup intéressée et éclairée sur le travail de Catherine Diverrès. Son intérêt pour la culture japonaise et le butô. Sa passion pour la lenteur. Les vidéos dans lesquelles elle s’exprime ne sont pas si fréquentes.
Catherine Diverrès from LA BIBLIOTHÈQUE on Vimeo.
Quelques jours avant de reprendre mon ciboulot sur l’étagère, j’ai regardé un documentaire sur Angelin Prejlocaj, que je connais mieux, Faire danser l’invisible. c’est exactement ce que font Catherine Diverrès et sa compagnie à leur façon.
Verdict. Non, on n’est pas plus malléable lorsque l’on est invité à un spectacle et, oui, Michèle et moi avons passé une excellente soirée avec le cerveau dans l’étagère, et fait de beaux rêves ce soir-là. Diverrès, Divergent, diversiforme, diversité, divertimento, diversion, divine.
Claire Olivier
Jour et nuit, Cie Catherine Diverrès, vu au Manège de Reims
Prochaines représentations :
3 mai. Scène Nationale Le volcan. Le Havre.
12 novembre. Halles de Schaerbeek de Bruxelles.
16 novembre. Quai 9. Lanester près de Lorient.
7 et 8 Janvier. MC2. Grenoble.
Deux autres liens pour illustrer mon propos :
https://www.kubweb.media/page/herve-portanguen-vous-dansez-catherine-diverres/