Dans ce moment extrêmement crucial que nous traversons, je vous fais part d’une petite réflexion personnelle, déjà en partie publiée dans mon blog de Mediapart et développée dans Juste un mot, la révolution du sensible, paru aux éditions Langage Pluriel. C’est
une tentative de clarifier pour moi-même la relation entre le politique et l’humain, et esquisser brièvement quelques pistes difficiles à emprunter par le simple prisme idéo-
logique. Car elles concernent plus largement notre humanité en y incluant les aspects affectifs et psychologiques. J’essaie d’y dégager les raisons pour lesquelles bon nombre d’électeurs de notre pays, en particulier des classes populaires, ne disposent pas des éléments leur permettant de faire des choix politiques correspondant à leurs véritables intérêts, c’est-à-dire à l’intérêt commun, celui qui tient compte de tous...
La solution que je prône est de lancer un très grand chantier d’éducation populaire à même d’ouvrir les imaginaires, de façon à contrer l’offensive massive des ultralibéraux mondialisés, dont l’objectif clair est de freiner par tous les moyens possibles l’éclosion d’une pensée collective saine. C’est une proposition...
Les choix politiques de nombreux électeurs n’ont absolument rien à voir avec une réflexion sur la réalité, mais beaucoup à voir avec une profonde souffrance psychologique - ou psychique.
Il ne sert à (presque) rien de s’efforcer de les convaincre avec des raisonnements rationnels qui leur paraissent abstraits. Aucun apport de connaissance et d’informations ne pourra, à lui seul, changer ces choix. Ils sont avant tout guidés par une immense frustration impensée : une perte du senti-
ment d’appartenance et donc d’existence. Ce sentiment d’appartenance, bien sûr évoqué dans le domaine de la psychanalyse, peut être de divers ordres (de profession, de famille, de culture, de classe, etc.) mais il est l’un des fondements de la construction d’une « identité » (avec tous les guillemets nécessaires) qui permet de se situer un tant soit peu dans le monde. Les questions d’inégalité de revenus sont bien sûr importantes, mais celles qui touchent à la perception de
soi-même sont essentielles pour l’être humain.
Or, l’individualisme égoïste encouragé par le système ultralibéral qui réduit chacun à un rôle
de consommateur (et de salarié interchangeable), empêche de ressentir la dimension collective
de notre existence et, par conséquent, le sens (la valeur) de celle-ci.
La première raison de s’apprécier soi-même est de faire vivre l’idée qu’on appartient à un groupe humain reconnu dans sa valeur, comme certains membres du monde ouvrier se sont attachés à le faire, dans les siècles passés, pour compenser et tenter de défaire leur situation de domination, en participant à l’émancipation des citoyens. [1] Ces catégories sociales hautement valorisantes ont été progressivement laminées par le règne de l’argent, de la marchandise, donc de la productivité et de la mécanisation - induisant une compétitivité absurde et délétère.
Elles ne sont pas remplacées, [2] dans les classes populaires de la société mondialisée, par de
nouveaux éléments d’identification collective permettant de structurer une image positive de soi-même, la seule valeur reconnue étant l’argent. D’où un sentiment de déshérence sans issue qui n’a pas seulement des implications politiques, mais aussi psychologiques - et pousse au désespoir. C’est une des raisons de l’importance symbolique majeure du mouvement des Gilets Jaunes.
Cette frustration profonde et auto-destructrice est souvent transmise de longue date, de génération en génération. Elle s’imprime dans les êtres et les conditionne. L’ignorance et la confusion savamment entretenues par les médias ne font ensuite qu’en accentuer les effets.
Dans ces conditions, le geste politique ne peut pas être pensé.
Il n’est qu’une réaction, une tentative de reprendre pieds dans le brouillard - de se raccrocher à quelque chose qui a l’apparence du réel, pour agir contre cette insupportable sensation de manque, de déperdition - sans avoir les mots pour le dire, sans réelle pensée politique, sans tenir compte d’aucune logique. Sans reculer devant aucune contradiction.
Cet obscur sentiment de perte entretient une colère irrationnelle et lancinante, aux contours flous, sans objet clairement défini, qui s’accumule à l’intérieur de l’être et, lorsqu’elle explosera, se fixera là où elle peut. Il suffit alors au pouvoir de suggérer des boucs-émissaires [3]. Chacun sait que nos pays sont faits de métissages, et les leaders de droite et d’extrême-droite ayant - comme tout le monde - des origines variées, il est absurde d’imaginer que la question de l’étranger soit
la source de cette colère.
C’est très au-delà de la raison et c’est cette matière psychologique confuse que les capitalistes, leurs cabinets de conseil et leurs puissants médias, travaillent et malaxent en aggravant sans cesse la douleur et la confusion du peuple. En discréditant ses soutiens par tous les moyens et en lui pro-
posant l’extrême-droite comme seul exutoire possible. Ces manipulateurs savent exactement ce qu’ils font, c’est beaucoup plus proche du dressage que de la politique.
C’est ce qui a été mis en œuvre dans les années 30 [4] sur notre continent et c’est, plus récemment, de cette façon que les tenants du règne de l’argent ont fait accéder Trump au pouvoir aux USA et les ultralibéraux au sein de l’Europe, en s’appuyant très souvent sur les extrêmes-droites [5]. Tout cela ne favorise que la toute-puissance de l’argent, mais, malgré les évidences, cette réalité reste impensée par la majorité de ces êtres confus et blessés. Il faut un minimum de sérénité - et sentir un sol sous ses pieds - pour être en mesure de penser. Et c’est là, à cet endroit que, ne sachant par définition se situer que sur le plan des idées et de la raison - en fait d’un bon sens [6] auquel seuls les esprits sains sont accessibles -, la vraie gauche est désarmée et donc défaillante.
Au-delà des discours et des explications rationnelles, les âmes douloureuses doivent être rassurées et soignées. Il faut absolument, ici, un élément humain, il faut de la reconnaissance - et aussi un peu de temps. C’est pourquoi le pouvoir agit brutalement et très vite.
Après le beau geste des Nuits debout, le mouvement des Gilets Jaunes fut une magnifique tentative - forcément maladroite - de retrouver, par-delà les apparents clivages politiques, le sens profond
de la colère partagée par tous les opprimés. Ceux qui votaient FN sans réflexion (et ceux qui ne vo-
taient pas) y rencontraient ceux qui pensaient leur engagement à gauche. Ainsi, par ces échanges humains nourris, une vraie réflexion politique commençait peu à peu à prendre forme, à se construire jour après jour, entre ces gens apparemment si différents.
La rencontre, la discussion, la solidarité, la présence, la créativité parfois et l’inventivité,
l’échange de parole quotidien entre des personnes qui auparavant ne communiquaient plus
entre elles, rendu.e.s possible par ce drôle d’uniforme qui abolissait les frontières politiques, permettaient d’avancer pas à pas vers une compréhension commune des vrais enjeux,
au-delà des caricatures imposées, des cases politiques asphyxiantes et réductrices.
Le pouvoir a parfaitement bien compris ce phénomène, c’est pourquoi les Gilets Jaunes ont été pourchassés avec acharnement, salis, diabolisés, blessés.
Et l’on voit aujourd’hui comment, avec l’aide active de leurs puissants bataillons médiatiques, les tenants du règne de l’argent, du chiffre et de la quantité en général, aggravent la confusion dans les esprits en massacrant l’intelligence, en détruisant l’échange, en rendant impossible et de fait en interdisant, toute véritable analyse politique de la situation.
Leur but est simple : couper court à toute possibilité de pensée, jusqu’à ce que leurs bras armés d’extrême-droite, leurs chiens de garde, prennent le pouvoir pour imposer le règne de l’argent.
Alors, souvenons-nous que nous disposons dans ce pays d’un prodigieux outil, beaucoup trop méconnu : l’éducation populaire, qui appliqué entre autres à l’art et à la culture de tous - par
tous et pour tous -, permet de lutter efficacement contre ce phénomène.
Ces diverses pratiques d’échange artistique - et humain -, où les affects et les subjectivités sont pris.e.s en compte, pratiques que l’on peut regrouper sous le terme générique d’« outils du symbo-
lique », savent très précisément redonner sa valeur à l’imaginaire de chacun, avec ses spécificités propres, et faire naître un nouvel imaginaire collectif à partir de l’assemblage des différences.
Ça n’est plus à prouver, de très nombreuses expériences en milieux défavorisés ou stigmatisés
sont là pour l’attester. Au moment où tous les masques tombent, où les véritables enjeux ap-
paraissent au grand jour, où une conception généreuse, créative et ouverte de l’être humain,
est réellement mise en danger de mort par un capitalisme survolté, il est indispensable
et urgent de nous en emparer. L’humain se construit par ce qu’on nomme la culture,
dont le geste artistique est le premier outil.
Nicolas Roméas
[1] Pour ne prendre qu’un exemple, les artisans typographes qui imprimaient les textes des auteurs des Lumières et plus tard, ceux de la Révolution des 3 glorieuses, qui se révoltèrent aussi contre la mécanisation de l’imprimerie.
[2] (en dehors de certains partis ou, sur un autre plan, de l’effet charismatique de grandes figures politiques et syndicales)
[3] cf. Les écrits très éclairants de René Girard à ce sujet.
[4] cf « Plutôt Hitler que Blum » - par Emmanuel Mounier dans un article paru le 1er octobre 1938 dans la revue Esprit. Cet article a été repris à l’époque par plusieurs journaux à consulter dans Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF.
[5] Se souvenir par exemple de ce qui est arrivé à la Grèce il y a quelques années...
[6] La fameuse « common decency » de George Orwell.