Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach (Tripalium contre opus)

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Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach (Tripalium contre opus)

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par claire olivier
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Voir ce film avec mon amie Cathy au cinéma Utopia de Tournefeuille en fin d’après-midi, alors que nos filles s’ébrouent dans la piscine avec leurs pères, a valeur symbolique. À nous quatre, nous avons traversé en parallèle et à distance nos aventures respectives avec le tripalium (une étymologie discutée). L’entrée dans un univers impitoyable, un licenciement abusif, la création d’une PME, deux reconversions, une mutation, une rupture conventionnelle, des reprises d’études, un burn out. Et comme le travail n’est pas tout, quatre filles qui sont le devenir solaire de ce monde en furie.

« Personne autant que nous ne peut désirer cet ordre supérieur où, dans une nation en paix avec elle-même et avec son destin, chacun aura sa part de travail et de loisirs, où l’ouvrier pourra œuvrer sans amertume et sans envie, où l’artiste pourra créer sans être tourmenté par le malheur de l’homme, où chaque être enfin pourra réfléchir, dans le silence du cœur, à sa propre condition. » Albert Camus, Actuelles I,1944, p.55.

Cathy, Ronan et Laurent et moi sommes amis de longue date et pour toujours. Comme chaque été nos familles se retrouvent avec un plaisir indicible. Cette année, c’est chez eux dans la banlieue de Toulouse. Après toutes ces péripéties nous avons tous quatre choisi d’œuvrer plutôt que travailler. Œuvrer : Agir au service d’une cause, s’atteler à une œuvre ayant de la dignité, de l’importance, de la noblesse. Le tripalium ne nous immobilise plus. Par le travail, nous nous associons à un projet de création : le simple labeur devient une œuvre qui nous grandit. Le travail devient Opus.

Ceux qui travaillent © Condor distribution

La première fois que j’ai franchi la porte de ce cinéma j’ai été séduite. Cadre chaleureux, convivial, amical. Utopia : Tout est dans le nom du cinéma. Voir Ceux qui travaillent en plein mois d’août est une provocation. Quand vous vous livrez à l’oisiveté avec délectation, cela revient à être balancé dans l’eau froide alors que vous n’avez aucune envie de plonger. Un film qui nous extirpe de la torpeur par la violence du propos peut étrangement faire beaucoup de bien. En guise de plongeon nous traversons l’écran pour entrer dans le monde glacé d’un anti-héros englué dans son quotidien de fourmi productive et zélée. N’est-ce pas une part de nous tous ? Justement la « vacance » est le moment opportun pour recevoir le film. S’arrêter, c’est pouvoir prendre le temps de regarder autour de soi et en soi. Pour se livrer à une introspection, prendre en compte ce qui ne tourne pas rond dans notre vie, réfléchir à ce qui débloque dans notre monde. Et surtout aux rôles que chacun endosse sur la scène du drame capitaliste.

Le Cinéma Utopia à Tournefeuille © Claire Olivier

Franck c’est le comédien Olivier Gourmet. Quinquagénaire. Cadre supérieur d’une grande compagnie de fret maritime à Genève. Il orchestre le ballet d’immenses cargos qui se déplacent d’un bout à l’autre du monde. Des cargos qui transportent toutes sortes de denrées qui nous seront livrées à prix imbattables. Il gère ces flux à distance dans un fauteuil neuf, sobre et confortable. Pourtant un grain de sable en appelle un autre et la mécanique s’enraye. Franck s’enlise. La livraison va prendre du retard. Impossible à concevoir. Impossible de ne pas satisfaire les exigences du marché. J’ai l’impression d’étouffer, de manquer d’air. Tout va très vite. Je suis avec Franck. Tous les spectateurs le suivent. La caméra ne le lâche pas un instant dans ses tribulations. Il s’énerve, il veut maîtriser. Pas de sentimentalisme chez les besogneux. Tout peut s’arranger avec de l’argent.

Une urgence en appelle une autre. Le père parfait est appelé par l’école. La petite dernière a des maux de ventre. Franck fonce en grognant pour aller la chercher. Quitter son boulot ? Inconcevable. Il est irremplaçable. Il freine brusquement. Tremble. Cathy et moi aussi. Arrêt. Décision à prendre pour régler le problème. La vie d’un homme est en jeu, celle d’un migrant clandestin qui ne pèse pas lourd face à la rentabilité de l’entreprise. Appel. Franck vocifère en anglais et somme un contact d’agir vite. Il réitère son mantra : tout peut s’arranger avec de l’argent. Un plongeon maladroit est si vite arrivé. Il décide sans consulter sa hiérarchie. La défaillance et la vulnérabilité sont à proscrire. Affaire réglée. En apparence. Sa vie va basculer. Conséquence tragique pour une action brutale, inique, illégale, inhumaine. Notre conscience chavire. Où est la bouée ? Débrouillons-nous avec notre conscience engourdie. Franck a gravi les échelons à la force du poignet. Sans diplôme. Il est fier et droit. Premier arrivé au tripalium, dernier sorti. Sa femme est à la maison. Ses enfants vaquent à leurs occupations sans s’occuper de lui. Sa maison est belle, spacieuse, confortable. La piscine se construit. Tout était si bien en ordre. Comment renoncer au confort des siens chèrement acquis ? Impossible de concevoir la déception des enfants qui ne verraient pas la piscine terminée. Franck pensait bien faire. Pas d’éclaboussure. Le forfait découvert, il est sommé par sa hiérarchie de quitter l’entreprise qu’il nomme « sa » société – comme il dirait « sa » famille - pourtant il n’en est pas propriétaire. Le travail l’a rendu fou. Il n’est qu’une cheville ouvrière, l’a-t-il oublié ? Franck est viré comme un malpropre. Pas pour son geste, parce qu’il prend trop de place. Franck est devenu « Franckenstein ». Il se transforme alors en Docteur Romand [1].

Il sort de chez lui chaque matin pour zoner dans des cafétérias ou des parcs en laissant croire à sa famille qu’il part au travail. La douche froide ?, le costume, les petits déjeuners. Mise en scène quotidienne presque parfaite. Il ne veut pas faire des siens les victimes de sa folie. Il a fait faire le sale boulot à un autre « sbire » à des milliers de kilomètres. Je me prends un sac de glaçons dans le dos. Franck n’exprime aucun remord face à son geste, lors d’un entretien avec une conseillère privée. Une de ces coachs à la mode dont le rôle consiste à faire d’un humain une bête de somme version XXIème siècle. Elle affirme froidement qu’après analyse de son parcours et de sa personnalité « il est parfaitement adapté aux attentes du marché du travail actuel ». « Tous les voyants sont au vert ». L’abjection de son geste ne paraît pas l’atteindre. Immunisé par le sacro-saint travail.

Ceux qui travaillent © Condor distribution

Le face à face avec une statue monstrueuse est saisissant. Franck face à Franckenstein ?
Je pense à L’Homme qui marche de Giacometti. Seul face au monde. Comme Vladimir et Estragon attendent Godot (le “sens de leur vie”). Cet homme marche sans but, erre dans l’espace. Il est condamné à être libre, libre de marcher, dans la direction qu’il aura choisie. Franck peut-il encore choisir ? Contraint de prendre le temps de réfléchir, Franck comprend qu’il n’est qu’un rouage d’une machinerie implacable. Pas de place pour l’humanisme.

Un jour le vernis craque. Il rentre à l’improviste. La remarque de sa femme tout juste levée, le désarçonne : « T’es pas au travail ? ». Plus tard, l’ingratitude du fils aîné est à vomir : « On a accepté de ne pas avoir de père mais on n’acceptera pas de changer de niveau de vie ». Franck tente de se rapprocher maladroitement de ses enfants. Comment ne pas se mettre à sa place quand nos deux aînées ont 15 ans ! Son salut, il le doit à la plus jeune de ses filles qui doit effectuer un stage d’observation dans le cadre du travail de son père. Il l’embarque comme un bon acteur jusqu’au port d’Anvers pour voir le ballet des cargos. C’est à elle qu’on doit la seule séquence légère du film. Un anniversaire d’enfant. Seules images où s’anime la face humaine du monstre.

Ceux qui travaillent © Condor distribution

Lors de cette échappée, il découvre le quotidien d’autres petites mains. Travailleurs manutentionnaires, marins de l’autre bout du monde qu’il a incités à commettre un geste irréparable contre rétribution. Pourquoi déjà ? Au nom de l’intouchable rentabilité.

La salle de l’Utopia est calme, sereine, à l’écoute. Des spectateurs de tous âges, comme nous dans un lâcher-prise propice à recevoir le jet d’eau glacé sous le soleil. À la sortie du cinéma, éblouie par la lumière, je penserai que j’ai bien cherché à être « dérangée », car aller voir un film qui traite de la violence et de l’injustice du système néolibéral lorsqu’on se livre à la paresse est un acte masochiste. Une petite torture que Cathy et moi nous sommes infligées : un passage par le tripalium. Je culpabiliserais presque de prendre du bon temps entre amis et avec ma famille devant un personnage qui courbe l’échine sous l’humiliation de ses pairs et l’arrogance de ses enfants.

Voir Ceux qui travaillent au mois d’août c’est prendre une douche froide pour se dégourdir. C’est se faire violence. Est-elle froide la douche de Franck chaque matin dès l’aube avant de préparer le petit déjeuner pour la famille ? C’est l’archétype du parfait patriarche. Protecteur, travailleur, courageux, modeste. En août c’est le type qui vous épuise dès les première images. « Monsieur parfait » dénué d’humour. Il ne sourit jamais, Franck.

Le film est sorti fin septembre en salles, mais je me félicite de m’être soumise de plein gré à la torture en avant-première. J’ai revu ce film maintenant que les feuilles tombent. Il pleut. La douche n’en est pas moins saisissante.

Ceux qui travaillent © Condor distribution

Après des cogitations incessantes sur ce film, j’ai envie d’échanger avec Antoine Russbach, le réalisateur genevois. Bien m’en a pris.

Une longue conversation au téléphone avec un jeune homme affable et disert. Je lui explique mon ressenti. Mon enthousiasme pour ce film qui ne donne aucune leçon et ne prétend porter aucun jugement sur nos petits arrangements avec le néolibéralisme. J’insiste sur le fait que la distance entre nous et le personnage est plus forte sous le soleil quand nous n’avons pas la tête encombrée de tracas professionnels, quand nous sommes étrangement moins auto-centrés, moins aveuglés bien que le soleil brille. Il me semble que le propos touche chaque spectateur, pourtant je réalise que je mets de côté ceux qui n’ont pas le statut de Franck, qui sont de l’autre côté de la barrière, qu’il dirige à distance comme des objets télécommandés, des cargos dans une bataille navale capitaliste. Ceux qu’il exploite sans bien sans rendre compte. Que penseraient-ils de cet homme ? Certainement que c’est un immonde salaud et que notre société est faite de profiteurs. Quand j’évoque cette question, Antoine répond que le parcours de Franck déclenche généralement l’empathie et un sentiment de révolte face à ce système, quel que soit le public. Pour ma part, je suis convaincue que le fait de laisser la porte ouverte en laissant le spectateur libre de sa réflexion fait la force de ce film.

Moi-même, qui ne partage pas le modus vivendi de Franck mais ne me considère pas comme victime de l’exploitation ordinaire, je suis touchée par le personnage. Il suscite mon empathie malgré son geste barbare et son goût pour le Dieu du confort matériel. Cathy et moi faisons comme lui partie d’une même « humanité ». Parfois notre destin tend à supplanter notre libre-arbitre. Franck est un personnage de tragédie grecque. Un bouc émissaire qui reflète en eaux troubles l’image de notre époque, comme lui se voit dans un miroir en trois plans. Trois facettes de lui-même. L’homme pluriel dans une société implacable, empêtré dans ses contradictions.

Ceux qui travaillent © Condor distribution

Ne s’enrichit-on pas la plupart du temps sur le dos des autres, volontairement ou non ? Qui ne va pas envoyer un SMS avec son appareil hyperconnecté - fabriqué à l’autre bout du monde grâce à une exploitation humaine -, à la sortie du cinéma ? Faut-il payer le prix pour être un humain avec son éthique, ou laisser de côté ses valeurs pour rester vivant ? La possibilité du pire est en nous. Antoine me répond qu’à ses yeux un homme heureux n’aurait pas agi de la sorte. Franck a cru que l’accumulation de biens suffirait à son accomplissement. Errare humanum est. La connexion à l’humanité, Franck la doit à sa benjamine. Rédemption possible par l’enfant ? Un message d’espoir sur la porte entr’ouverte de la fin. Merci Antoine pour ce film, et cette riche conversation.

« Le monde ne pourra jamais être heureux tant que les hommes n’auront pas une âme d’artiste - j’entends par là tant que leur travail ne leur sera pas une source de plaisir. »  Auguste Rodin


Claire Olivier

Pour aller plus loin :

https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail"
http://www.cinemas-utopia.org/toulouse"http://www.cinemas-utopia.org/toulouse



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[1Jean-Claude Romand est un personnage réel qui s’est fait passer pour un médecin de l’OMS et à partir des témoignages de qui Emmanuel Carrère a écrit le livre L’Adversaire sur le thème de l’imposture, d’où fut tiré un film réalisé par Nicole Garcia avec Daniel Auteuil et François Berléand.

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