Je ne sais plus bien comment commence l’histoire de cette « affreuse, chic et méchante » marionnette humaine qu’est Suzanne. Je ne sais plus trop non plus comment « ce petit polar » - ainsi se nomment les petites formes itinérantes montées par La Licorne - s’achève. Peu importe. L’envie de partager ma stupeur et mon engouement pour ce spectacle et pour cette compagnie sont plus forts. Pas un jour ne se passe sans que je ne pense à Sweet home sans états d’âmes.
Place Ducale de Charleville, l’après-midi. On entre dans un semi-remorque. C’est le festival international des arts de la marionnette et je suis en formation quatre jours. Quatre jours avec le cerveau qui fourmille. Les sens en éveil. Chocs kinesthésiques en pagaille. D’atelier de pratique en rencontres artistiques, en passant par des conférences et des spectacles plus déroutants les uns que les autres. C’est dense, chaleureux, ardennais, pluvieux, joyeux. Cette formation, c’est partir en voyage au pays de la marionnette. Autres langages, autre modes d’expressions. Trois ans que je suis ce parcours d’éducation artistique et culturel évolutif – PREAC - voué à faire de nous « des ambassadeurs de la marionnette ». Des passeurs de culture prêts à défendre et faire connaître cet art protéiforme dans nos classes et ailleurs. Nous sommes une bonne trentaine, profs, comédiens, médiateurs… Je suis déjà convaincue. Pas besoin de nous affubler d’un titre honorifique ou de nous faire porter une responsabilité démesurée. J’exploite la marionnette à ma mesure dans mes classes, parfois épaulée par Èlisa, une professionnelle. Je le fais quand je le décide pour libérer la parole ou chatouiller l’imaginaire de petits trublions, d’ados indolents ou survitaminés.
Charleville se situe à 110 kilomètres de chez moi. Je connais cette ville. La couleur dorée des pierres des maisons, la brume sur la Meuse, le musée Rimbaud, l’ESNAM et la Place Ducale et son carillon reconnaissable entre tous. Quand je suis arrivée ce matin de fin septembre sous une pluie battante, l’été indien avait brusquement pris fin. Sans transition. Traversée Marne-Ardennes effectuée. Je m’arrête longuement devant les chaises en fer vissées au sol sur les quais de Meuse sur lesquelles sont inscrites des vers de poètes. « La vie est une farce à mener partout » Arthur Rimbaud. Profitons-en ! Comme pour fixer l’instant, je m’arrête. Je regarde ce qui pour moi définit le mieux l’atmosphère de cette ville, la Meuse, la brume, « La Maison des ailleurs » et mon parapluie qui s’envole près de ma valise. Le musée Rimbaud. Pas de doute je suis à Charleville.
Pendant la période du festival, la ville se transforme. Flashback. On entend toutes les langues dans les rues, on croise toutes les nationalités, des gens de tous âges : des familles, des retraités en vacances, des jeunes artistes, de vieux artisans, des curieux de passage, des locaux, des japonais qui mangent goulument des frites, des latinos passionnés qui rient aux éclats au bar du festival, des indonésiens en représentation sous la pluie. Professionnels et amateurs se côtoient dans une certaine simplicité.
L’ébullition semble douce. L’effervescence est une caresse. Pas de bousculade devant les salles. Pas de cohue dans les rues. Un moment suspendu. Le monde entier s’est-il donné rendez-vous à Charleville Mézières ? Je ne suis pas si candide. Pour tous ceux qui s’activent à orchestrer ce festival c’est une course contre la montre. Tout doit être prêt, opérationnel pour accueillir les spectateurs.
Certaines compagnies ont misé gros pour être là et présenter leur travail. C’est aussi un marché. Je ne me leurre pas. D’autres, plus modestement, mais toujours enjoués, jouent sur des placettes au coin des rues, sous les arcades de la Place Ducale.
Les bénévoles s’affairent avec le sourire. Ventes de billets, accueil, bars, boutique. C’est une manne économique pour l’hôtellerie et la restauration, les locaux louent des chambres. Je loge chez Marité et son mari. Eux-mêmes propriétaires d’une boutique vintage-restau qui ne désemplit pas. La sinistrose économique mine la ville et ce festival est un évènement artistique, culturel, et financier attendu par tous. Tant d’informations à digérer en quelques jours m’étourdissent, je suis traversée de mille sensations - que je ne peux encore nommer. Ma tête fourmille d’idées mais le manque de sommeil et l’excitation des sens me mettent dans un étrange état de réceptivité. Je suis pleinement présente, à l’écoute – délestée de tout tracas quotidien - et ivre.
La veille, j’ai vu ces gros camions sur la Place Ducale avec ces énormes figures métalliques derrière des vitrines plastifiées. Elles me font penser à celles vues cet été à Toulouse à la Halle aux Machines. Je me suis demandée ce que c’était que ce truc…
Le soir, en lisant la plaquette du festival, je découvre que la compagnie La Licorne de Claire Danscoisne a été invitée à investir La Place Ducale. Le troisième jour nous irons voir un de leurs spectacles. Je ne prépare rien, je ne fais aucune recherche. Je me rends disponible. Je cherche la surprise. C’est le meilleur moyen de n’avoir aucune attente, aucun a priori. Encore faut-il accepter de se laisser aller de la sorte.
Une compagnie inconnue de ma culture marionnettique, mais j’ai vite retenu le nom, c’est la créature fantastique la plus en vue chez les petites filles. Il y a une kyrielle d’objets dérivés à son effigie. Je ne regarderai plus jamais les licornes de Lola de la même façon. Chaque fois, je pense à cette compagnie vraiment « fantastique ». On s’entasse dubitatifs en plein après-midi dans ce camion en se demandant - spectateur exigeant - si on va réussir à voir quelque chose ! Les bancs sont en velours. Confortable. Intimiste. Les portes se referment. Le camion va-t-il démarrer ? Elle est là Suzanne, dans sa robe rose cintrée plantée devant nous entre ses quatre mètres carrés. Laide à souhait. Effrayante avec son masque qui lui confère un regard étrange, impénétrable. Ses bras sont grimés, sa musculature ressort violemment. Une Tatie Danielle en plus anguleuse, sans âge, laide, peu avenante. Entre la sorcière et la folle. J’ai un peu peur comme si j’avais 8 ans.
Suzanne est une frustrée, une aigrie, une sale bonne femme qui voudrait se débarrasser de ses voisins. Elle s’agrippe aux murs délabrés de son appartement. Elle veut rester seule et est prête à tout pour profiter de son coin de ciel bleu. Elle veut dominer. Au sens propre comme au figuré.
Pas une seconde je ne me demanderai si je vois assez bien. Suzanne est si envahissante qu’on ne peut louper une miette de ses horreurs. Elle met toute son énergie physique et psychologique dans cette opération que je nommerais « éradication vécinale à tout prix », que ça en devient hilarant. Sa folie déclenche un rire communicatif. Elle déploie des trésors d’inventivité pour avoir « la paix chez soi », comme l’écrivain Trielle chez Courteline. Mais Trielle est un bon bourgeois moins radical lorsqu’il met sa femme à l’amende pour chaque désagrément qu’elle lui cause. Suzanne est offensive et impétueuse.
Elle est vive et appliquée. Elle sort des trucs et des machins d’on ne sait où, tous fabriqués avec du matériel de récupération. Elle les secoue et les remue en tous sens et tout fait sens. Rien n’est superfétatoire. La cage à hamster, la poêle à frire, la tasse, les sacs à outils, les lettres anonymes, le couteau de cuisine, le chat éventré, le fer à repasser qui se transforme en poignée pour ouvrir la fenêtre, la maquette de l’immeuble. Aucun accessoire ne commente le texte mais suggère tout le panel de plans inouïs que Suzanne peut déployer pour arriver à ses fins. On entre grâce à eux dans l’esprit de Suzanne. Les objets sont un sous-texte. Suzanne est seule sur scène mais on pourrait croire qu’ils sont quinze. La police, la voisine, les ouvriers d’à côté, les démolisseurs. Elle les fait tous vivre par son jeu physique et cadencé. Le corps de Rita Tchenko se contorsionne, j’ai l’impression d’être au cirque. Le personnage de Suzanne est celui d’un héros de dessin animé ou d’un acteur de film muet. Un corps de ballet à elle seule. Je me demande à quel point elle improvise ou si tout est millimétré.
Je ferme les yeux 10 secondes, sa voix nasillarde et désagréable et le bruit incessant de ses talons me renvoient aux personnages inquiétants des contes de mon enfance. Si machiavéliquement drôle soit-elle, l’affreuse Suzanne me touche. Son désir de solitude absolue confine au délire. Suzanne est aussi une victime. Victime de l’ultra moderne solitude. On comprend vite que son immeuble est en passe d’être démoli. Elle défend son pré-carré. Ses voisins n’ont peut-être pas cet acharnement. Pourquoi veut-elle être si seule ?
Elle va jusqu‘à tuer des chats et chiens embarrassants, des oiseaux. Rien ne l’arrête. Elle envoie des lettres anonymes aux voisins, ou séquestre la voisine Jacqueline dans un entresol qu’on imagine aisément sous nos pieds. Jacqueline c’est son souffre-douleur. Une traîtresse qui doit payer. Elle la persécute gaiement. Elle n’a de prise que sur cette congénère.
Je sens sa peur de se voir chasser de son chez elle, de ce qui la rassure et la représente comme être humain. Voilà, je sais : elle me fait penser à ma belle-mère lorsqu’elle vivait dans un immeuble d’un quartier populaire et délaissé de Reims. Elle n’avait de cesse de critiquer ses voisins. Trouvait toujours que les enfants faisaient trop de bruit, que d’autres étaient sales, que machin avait jeté des cochonneries sur le palier. Elle regardait les pigeons sur son balcon et préférait leur parler en leur jetant du pain au lieu de dire bonjour à ses voisins, d’échanger une part de gâteau. L’appartement contigu était réservé à une association d’accueil aux migrants. Alors elle a vu défiler des familles de Hongrois, de Lituaniens , de Roumains... Jamais un mot. Jamais une parole gentille. Pour quoi faire ? On ne se comprend pas. Mais un sourire, ça l’écorchait ?
Elle m’agaçait au plus haut point. Elle allait jusqu’à tenir des propos haineux devant mes filles qui m’ont conduite à la rabrouer frontalement. Mais je savais, au fond, que ce qui la poussait à conserver cette attitude fermée et aigrie, c’était la peur. La peur de l’autre et celle de voir s’écrouler son univers morne. Plusieurs fois, les bailleurs sociaux lui ont proposé, suite à sa demande, un autre logement un peu plus loin. Dans un quartier plus calme, un appartement rénové. À chaque fois, elle a trouvé un prétexte insensé pour ne pas déménager. Trop compliqué de quitter ses 25 mètres carrés. Inconcevable de voir cette tour qu’elle détestait partir en fumée. Perdre ses repères, sortir de sa grisaille. Cesser de sortir son venin.
Alors, même si ma belle-mère ne ressemble physiquement en rien à l’anguleuse Suzanne – hormis son carré blond et son côté « toujours bien mise » - et n’aurait jamais eu autant d’idées vicieuses pour avoir la paix chez elle, elle a aussi une vie monochrome faite de rituels qui virent à l’obsession. Un côté rassurant.
C’est étonnant comme le caractère corrosif de Suzanne finit par susciter mon empathie. Je ris, mais son acidité me remue. Ce n’est pas juste une cinglée qui s’adonne à son délire de persécution. La méchanceté de Suzanne, c’est aussi celle de ma belle-mère. Celle de tous ceux qui ne peuvent pas faire un pas de côté pour aller vers l’autre, car le reste de la société les a oubliés. Suzanne a peur qu’on la déloge. Elle est comme tous ces gens qui s’accrochent à leurs murs car ils sont toute leur histoire. Je sors de la représentation fascinée par « le corps marionnette » de Rita Tchenko et pétrie de questions quant à la création de ce spectacle.
Le lendemain une rencontre avec Claire Danscoisne satisfait mes attentes. Elle est d’une grande simplicité et ouverte à l’échange. Intarissable sur son travail où l’objet est au centre et non le comédien.
Nous expérimenterons le jeu de masques avec avidité et curiosité sur cette petite scène où sévissait Suzanne. Le spectacle évolue au gré des images provoquées par la manipulation des objets. Dans le texte rien n’est figé. Le scénario peut être modifié sans fin lors des répétitions. Processus de création mouvant et passionnant. On le voit sur les photos, le corps de Rita n’est pas maquillé, comme lors de la représentation.
Arthur Lefebvre, auteur de Sweet home sans états d’âme - texte commandé par Claire - se définit lui-même comme « écriteur ». Celui qui accepte de voir son histoire transformée. Un constructeur en perpétuelle évolution, comme les acteurs.
J’oubliais un élément important. Ma belle-mère n’est pas morte. Elle a fini par déménager dans un appartement plus lumineux. Mais elle est toujours aussi désagréable. D’autres voisins sont devenus les nouvelles cibles de ses jugements à l’emporte-pièce. Une Suzanne sommeillerait-elle en chacun de nous, quant il s’agit d’avoir la paix chez soi ?
Sweet home n’est pas juste une pantomine ou une performance physique. C’est un spectacle vivant caustique et drôle qui ne manque pas d’interroger notre rapport à autrui. La proximité entre Suzanne et les spectateurs crée une complicité jouissive. J’ai deux envies. Remonter dans le semi-remorque pour un nouveau voyage piquant et venimeux à souhait. Et porter un masque pour jouer la teigne. Je nomme peu la comédienne car elle disparaît totalement sous son personnage. Rita est devenue Suzanne.
Une frustration. J’aurais aimé rencontrer Rita Tchenko pour percer le mystère de cette incroyable incarnation. Je briserais ainsi le charme du spectacle vivant et éphémère ? Rien ne sert de tout comprendre. Je suis une mini-Suzanne, parfois. J’y penserai, lorsque je râlerai après mon voisin qui a pris la dernière place pour se garer devant chez moi et qu’intérieurement je le maudis. Parfois, un autre voisin laisse innocemment la radio allumée tout l’après-midi dans son jardin quand j’aspire au silence en lui jetant un sort métaphorique.
La Licorne. Une compagnie à suivre.
Claire Olivier
Prochaine représentation : 7-23 novembre. Tourcoing. La virgule.
https://www.charleville-mezieres.fr/maison-des-ailleurs
http://musee-arthurrimbaud.fr/