« Si l’on trouve que ces peintures sont seulement noires, c’est qu’on ne les regarde pas avec les yeux, mais avec ce qu’on a dans la tête », glissait Pierre Soulages en 2009. Vite ! Il semble qu’il y ait urgence à parler de l’œuvre de Soulages. Il est partout. À la mode. Il est « stylé » ! Affiche placardée un peu partout dans Paris à l’occasion de l’exposition qui lui est consacrée. Une bonne raison à cela, Pierre soulages a soufflé ses 100 bougies le 24 décembre dernier. Naître un 24 décembre et s’appeler Soulages est de l’ordre du divin.
Des semaines que je ressasse cette chronique. J’ai compilé de la matière, écouté des programmes radio, tenté de me replonger dans mes ressentis, regardé un documentaire et c’était le néant. Je n’aime pas cette période des fêtes de fin d’année. Syndrôme « Mélancolia ante et post foie gras ». Elle me rend triste et propice à la léthargie. Les lumières agressives aux balcons sont souvent moches, l’excitation des préparatifs, la fatigue qui provoque un vide cérébral, les mouvements sociaux et la surdité de nos gouvernants, le gris du ciel, les précautions à prendre pour ne pas heurter les susceptibilités de proches attachés aux traditions. La cristallisation des névroses familiales. Je suis atteinte d’anhédonie sociale [1], consommatoire et d’anticipation. Peu encline à l’inventivité, incapable de me projeter, je n’ai pas envie de festoyer. J’ai l’impression d’avoir le quotient intellectuel d’une huître et la sensibilité d’une dinde aux marrons trop cuite. Le phénomène empire. Au lieu de laisser passer avec indifférence ces sombres passions, je les ressasse. Je déteste cet état.
J’ai toutes les conditions pour écrire : du temps de cerveau disponible, de la matière, des idées, mais je suis empêchée. Souci de princesse au petit pois. Mais j’ai retenu les paroles d’un psychanalyste : « même les princesses ont le droit d’être malheureuse dans leur château ».
En attendant j’ai broyé du noir en écoutant les cinq épisodes de « La marche de l’histoire » sur France inter, dédiés à Soulages. Un pur délice. Soulages soulage mon âme de princesse torturée. Alors j’ai fait comme Soulages j’ai accepté « d’attendre oser ». Oser écrire. Avoir la petite flamme. Voir la pépite qui éblouit et réveille au milieu des scories. Devant la toile, aujourd’hui encore chaque matin, Pierre Soulages attend de se sentir prêt à créer. Frôler les œuvres du grand bonhomme vêtu de noir et l’écouter. Se réconcilier avec la vie. Une lueur soudaine me pousse à mettre en mots la noirceur de mon âme. Je veux raviver le noir.
J’ai détesté l’émission « La dispute » sur France culture consacrée à Soulages. Propos totalement contraire à ce que j’ai ressenti à la fréquentation du grand bonhomme en noir. Un discours intello, une remise en question qui ne mène à rien, des échanges avec un peintre presque centenaire et amoindri par le poids de l’âge. Ça sent le sapin. Je réagis avec mes tripes. Le Louvre va le célébrer dans une exposition que Bourdieu aurait qualifiée de « révérence sacrée ». J’ai vu ces immenses affiches en emmenant mes filles à Orsay.
Ce n’est pas pas cette exposition qui me meut. C’est la découverte de son œuvre, de sa vie et de sa démarche, lors de la visite de son musée à Rodez en août dernier. J’imaginais un artiste au discours abscons muré dans une tour d’ivoire, inaccessible, sombre. Un cliché de l’art abstrait. Un artiste pour initiés. Il n’en est rien. Pierre Soulages est terrien, affable, curieux. Sa puissance vitale est éblouissante. Cette exposition dans le salon carré du Louvre, je lui fais la nique. Crainte de perdre l’enchantement ? En contrepartie, je lance une invitation pour partager mon émoi lors de la découverte de son musée et de son œuvre en pays de Rouergue. En arrivant à Rodez on découvre un long socle duquel émergent cinq volumes d’acier rouge corrodé. Voici le musée Soulages. Un immense jeu de cubes rouillés avec de grandes vitres qui donnent sur les paysages de l’Aubrac. Il a accepté de voir s’élever un musée à son nom à ces conditions : un musée Soulages oui, mais uniquement s’il participait à sa création et si d’autres artistes y étaient exposés. Un vrai lieu de vie et non un mausolée. Mission réussie.
Lieu impressionnant et accueillant. Un musée dans un jardin. On y entre par un grand parc arboré où des enfants folâtrent, des amoureux s’enlacent sur des bancs, des mères poussent des landaus, des ados font des picnics. J’observe toutes sortes de visiteurs. Beaucoup de familles en vacances. Les visiteurs ne semblent pas être de grands spécialistes de Soulages ni des esthètes guindés mais des curieux comme nous. On ne sent aucune solennité, aucune froideur. Un vaste hall, lumineux, épuré, avec des gens souriants pour nous accueillir. On ne voit rien de Pierre Soulages. La visite commence au sous-sol mais pas dans l’obscurité ! Il ne s’agit pas ici de revisiter ici la biographie de l’artiste ni de décrire sa démarche par un résumé hagiographique. Les programmes radio ou autres documentaires se multiplient à l’occasion de son centenaire.
Je m’en vais vous conter en quoi Soulages me fascine.
Je veux vous réconcilier avec le noir des ténèbres. Le noir n’est pas seulement la couleur du deuil, ou du luxe, de l’austérité ou de la tempérance. Fréquenter Soulages peut provoquer un élan vital.
Pierre Soulages délaisse la perfection. Il aime les traces, les fêlures, les détours, les débordements, les gouttes de peinture qui font tâche. Il revendique le dépassement des lignes. La faute devient géniale. C’est un inventeur acharné. La plupart de ses outils de travail sont des objets détournés : un balai, une brosse, des couteaux à enduire, des semelles de chaussures. Il creuse, sculpte, gratte. Il ne donne aucune leçon d’interprétation. Ses tableaux ne portent pas de nom mais des numéros et leurs dimensions. Désarçonnant ? Plutôt une invitation à se raconter sa propre histoire. Regardons plus loin et pas uniquement avec en tête la symbolique du noir. Si, pour Chevreul, le noir est une non-couleur, pour Michel Pastoureau le noir fait parler la couleur. Chez Soulages le noir émet la lumière.
Mes filles déambulent avec leur audioguide dans les vastes salles. L’ambiance est apaisée mais pas recueillie. Lola a huit ans et peut s’élancer et glisser à genoux pour s’arrêter devant n’importe quel tableau. Elle écoute ce qui lui plaît. On est loin de l’atmosphère de certaines structures muséales où le silence est de mise. Je me souviens l’avoir observée devant le tableau avec cette tâche en plein milieu. Je n’ai pas écouté le commentaire à destination des enfants, mais son attention démontre qu’elle a dû s’interroger sur ce grand bonhomme qui prône la bavure ou l’incomplétude. L’école exige de la droiture et un certaine unité dans les travaux rendus, même en arts plastiques. Il y a quelque chose de Soulages chez mes filles. Elle ne portent pas de noir – Victoria n’est pas une ado gothique – mais elles aiment la vie et ses surprises, le piquant de l’imprévisible.
N’est-ce pas ce que l’on devrait apprendre aux enfants ? Soulages n’est pas un donneur de leçon mais il y a des leçons de vie à tirer de son regard sur l’existence. Saisir l’instant. Savoir attendre. Accepter de ne pas savoir. Regarder le monde autrement que de face. Être attiré par ce qui n’est pas commun. Pour l’anecdote, j’ai appris que son appétence juvénile pour le rugby venait de la forme ovale du ballon. Ovale, originale.
L’Outrenoir n’est pas une dénomination crâne, c’est un néologisme né de la sérendipité [2] comme souvent chez lui. C’est en 1979, lors d’une période de doute et de découragement devant une toile, qu’il dit se trouver « dans les marécages du noir ». Il décide d’aller se reposer et après quelques heures découvre que cette matière est malléable, qu’elle se métamorphose. Le noir est devenu réflecteur de lumière. Sur la surface du tableau, la lumière joue par reflets et anime toute la matière peinte. Elle accentue traces, passages, enlèvements et morsures d’outils. L’action de la lumière fait définitivement échapper à la monochromie du noir unique. L’outrenoir : au-delà du noir. S’ouvre alors un autre champ mental.
Deux autres choses me passionnent chez Soulages. Son rapport au noir en tant que couleur des origines et non de la fin. N’est-ce pas du fin fond de l’obscurité que surgit l’homme à sa naissance ? N’est-ce pas dans des grottes obscures et à la lumière de flambeaux que peignaient ceux de la préhistoire ? Le noir c’est le lieu d’où l’on vient. Dans ses folles investigations, l’artiste se tourne vers l’avenir en quête de sa liberté.
Sans être asocial il a toujours refusé de s’inscrire dans une école, dans un mouvement artistique, car pour Soulages un artiste n’est intéressant que par ce qu’il dégage de singulier. Ce qui vaut pour l’artiste vaut pour tout humain. Ainsi en bonne usurpatrice de la médecine traditionnelle, je prescris à tous mes congénères une ordonnance pour se rendre à Rodez en cas de dépression saisonnière. En cas de crise dépressionnaire aigüe, couplez donc le musée Soulages et le Fenaille où, éblouis par le noir, nous avons visité son musée imaginaire. Clefs pour porter un autre regard sur cet olibrius. [3]
C’est l’ardente patience de Pierre Soulages ainsi que mes questionnements face à ses œuvres qui m’ont permis d’écrire ces lignes. Je me suis sentie comme une oie blanche devant les premiers tableaux. Pas de mots à mettre sur mon émotion. Mes filles étaient parties en riant à l’assaut du musée, audioguides vissés à l’oreille. Elles ne se posaient pas tant de questions. Audioguide avec commentaires adaptés aux enfants et adolescents, visiblement très adaptés, car Victoria et Lola sont restées deux heures dans le musée en totale autonomie.
Bourdieu a longuement expliqué que dans un musée lorsqu’une personne ne savait pas quoi dire d’un tableau élevé au rang de chef d’œuvre, on observait deux réactions. Un être « cultivé » lance un commentaire lapidaire et laudatif : « excellent, magnifique, remarquable » alors qu’un néophyte se contente d’exprimer modestement son incapacité à juger « Je ne sais pas trop, il n’y a rien à dire. ».
Devant Soulages il n’y a rien à dire. Il est bon de se laisser aller, d’arrêter le temps, de se laisser emporter « au pays où le noir est couleur » comme le répète à l’envi le slogan d’un célèbre apéritif portugais. Il est bon d’observer longuement, de changer de place, de contourner le tableau pour voir comment la matière vous enlace, la lumière transforme la matière. Néanmoins une fois cette phrase écrite, il est passionnant, pour accepter de voyager au pays de l’outrenoir, de connaître un tantinet le bonhomme et sa philosophie. J’en ai fait l’expérience. Il est aisé de penser qu’il ne s’agit que d’un énième artiste contemporain à célébrer. Un vieux bonhomme qui continue de peindre de grands monochromes contre vents et marées noires. La cote de ses œuvres atteint des millions d’euros, il est riche, élevé au rang de démiurge, et on ne comprend pas pourquoi : « n’importe qui pourrait faire ce qu’il fait ». Il suscite moquerie, incompréhension ou indifférence chez les non initiés. Alors, pourquoi ne le fait-on pas, ce que fait Soulages ?
Si ses tableaux valent depuis quelques décennies des fortunes, il a connu la précarité avec sa femme Colette et l’utilisation saugrenue du brou de noix dans ses créations est une solution de fortune et non un choix. La peinture était trop chère. L’expérimentation lui ouvre alors les portes d’un champ immense d’investigations. On invente avec le matériel qu’on a entre les mains. Pierre Soulages est insatiable. Non, il ne répète pas les mêmes gestes pour accoucher de tableaux monochromes et déprimants. Il ne sait jamais ce qu’il va peindre. Il aime l’inattendu. Partir de rien pour inventer un nouveau langage, un nouveau rapport au temps.
Laurent reste rivé à son audioguide devant la vidéo qui présente Pierre Soulages lors de ses investigations, qui ont duré sept années, afin de créer un verre à l’opalescence idoine pour les vitraux de l’abbatiale de Conques. La passion pour la technique aiguise sa curiosité. Lui aussi est un infatigable inventeur. Il essaie, tombe, loupe se relève et recommence. N’est-ce pas ce que l’on devrait apprendre aux enfants ? Là encore, pour Conques, Soulages n’a pas fait fabriquer un matériau miracle en deux jours. C’est en cherchant sans relâche qu’une solution est apparue. Ce n’était pas celle qu’il espérait mais un verre qui laissait transparaître les variations de la lumière.
J’ai envie d’un gros tas de peinture noire épaisse et gluante. Une pâte à modeler dans laquelle je glisserais mes mains pour tartiner une grande toile blanche d’épaisses couches. Je prendrais quelques outils au fond du jardin et je tenterais de modeler cette matière jusqu’à faire apparaître la lumière. Peut-être est-ce un remède au spleen. Je dois avouer que l’idée que ces œuvres se vendent à des millions d’euros m’interpelle. Que cherchent les collectionneurs ? Est-ce par pur snobisme qu’ils accumulent ses œuvres ? Connaissent-ils vraiment la démarche « soulagienne » ?
Cette idée doit en freiner plus d’un. Lui qui affirme que la cote de ses tableaux l’indiffère, devrait peut-être le crier plus fort. Vivre dignement de son art est une chose, mais quand les prix atteignent l’indécence, c’est à mon sens un frein au désir d’aller voir ce qui se passe « derrière ces grands aplats noirs. » L’invasion du Louvre rend l’artiste à l’authentique accent ruthénois hors de portée et le déguise en objet de dévotion.
Après cette chronique je lirai L’intériorité dans la peinture, entretien avec Pierre Soulages d’Anne-Camille Charliat [4]. L’ouvrage m’a été conseillé par Philippe Filliot mon ancien prof d’arts plastiques au lycée. Cette chronique a fait l’objet de courts échanges électroniques entre nous qui m’ont encouragée à la mener à bien. C’est lui qui m’a fait découvrir Soulages entre autres. Je garde un souvenir émerveillé de ces moments de découvertes. Il fait aussi partie de ces êtres en constant renouvellement, en constante métamorphose, qui acceptent l’inattendu. Je lui vole pour conclure cette citation qu’il a ajoutée lors de ses vœux de bonne année : « Il fallait cesser de s’agiter, et continuer tranquillement à désirer sans savoir quoi. » Nescio.
Claire Olivier
Pour aller plus loin avec Soulages :
https://www.franceculture.fr/emissions/la-dispute/arts-plastiques-entretien-avec-pierre-soulages
[2] La sérendipité est, au sens strict original, la conjonction du hasard heureux qui permet au chercheur de faire une découverte inattendue d’importance ou d’intérêt supérieurs à l’objet de sa recherche initiale, et de l’aptitude de ce même chercheur à saisir et à exploiter cette « chance ». Il s’agit toutefois d’une notion polysémique dont le sens varie selon la période, le contexte et la langue utilisés. Ainsi, en 2014, une définition plus générale en a été donnée en langue française par Sylvie Catellin, chercheure en sciences de l’information et de la communication : « l’art de découvrir ou d’inventer en prêtant attention à ce qui surprend et en imaginant une interprétation pertinente. » Le terme, initialement anglophone (serendipitiy), a été forgé par Horace Walpole en 1754, à partir du conte oriental Voyages et aventures des trois princes de Serendip de Louis de Mailly. Dans le monde francophone, le concept de sérendipité adopté dans les années 1980 prend parfois un sens très large de « rôle du hasard dans les découvertes ».