Ce qui frappe, en montant vers l’Acropole et son Parthénon, ce sont les grues de chantier que l’on ne peut manquer d’apercevoir d’où qu’on arrive. Hormis la nuit, quand d’éclairages trompeurs redessinent les contours d’une splendeur passée, illusion électrique « offerte » en spectacle aux noctambules de la terrasse du Galaxy bar, au 13ème étage du Hilton d’Athènes.
Échafaudages et grues sur les ruines du temple des temples. Chantier suspendu pour cause de chaleur estivale ou autres canicules conjoncturelles, dans l’indifférence générale de la masse des visiteurs, trop préoccupés par ne pas glisser sur les dalles du chemin de la visite et prendre photo sur photo avant même de regarder quoi que ce soit, si ce n’est leur guide. Plongée, le temps d’une apnée, en quête de repère et de noms qui sauveraient ces passagers du silence de ce cimetière de marbre, pour en dire autre chose que : « Ah c’est beau ! », et transmettre une culture antique Assimil à coup de Guide Bleu sur le crâne de leurs enfants indifférents. « Ici c’est la colonne ionique... ça c’est dorique... tu m’écoutes ? » Des noms magiques pour ressusciter le souvenir enfoui d’une cité utopique et un enthousiasme de quelques instants pour les pionniers de la démocratie guerrière et la beauté de leurs butins : les Caryatides, ces jeunes esclaves emprisonnées dans le marbre et condamnées à porter une dalle de 60 tonnes sur le sommet de leur crâne jusqu’à la nuit des temps... ou jusqu’au prochain bombardement...
« Autrefois ils savaient bosser c’est pas comme maintenant » déclare une visiteuse française sans manuel historique à la rescousse mais voulant donner le change à ses enfants.
La marque Lego™ en quête de nouveautés ludiques et lucratives propose une acropole en kit à construire et à détruire. Un prototype est exposé au musée de l’Acropole. (C’est l’antiquité la plus photographiée de la visite.)
Sculpture vedette du lieu, pour combler l’espace vaquant de ce bâtiment culturel, dans l’attente qu’un jour peut-être le British Museum restitue les quelques centaines de blocs de marbre de la frise du Parthénon, pillée par un ambassadeur anglais Lord Elgin, en 1816.
Une humiliation de plus disent les Athéniens. Les dieux de l’Olympe se sont joints à l’effort de substitution consolatrice en proposant des petites figurines de démocrates habillés en soldats romains souriant à l’arrivée d’un groupe de touristes américains. Dionysos n’a pas oublié les échafaudages en plastique marron, ni de filer un coup de main au festival d’Athènes et d’Epidaure en représentant une copie démontable du théâtre antique avec sur la scène un piano à queue, des micros, des enceintes, et trois chanteuses en plastique devant un public Lego imperturbable et enjoué.
14 juillet à Athènes : Aucune commémoration ici de notre prise de la Bastille. Périclès présida plus de vingt ans à l’assemblée d’Athènes quelque deux mille ans avant Danton et Robespierre. Pas de feu d’artifice donc pour notre passé révolutionnaire, ni de guillotine pour fêter le coup d’état bancaire européen contre la Grèce.
Ce matin du mercredi 15 juillet, place Syntagma, aucune trace de la manifestation de l’avant-veille hormis quelques banderoles tendues entre les arbres. Le choix tragique du premier ministre Alexis Tsipras n’émeut pas la circulation automobile sur le boulevard séparant la place en deux par le va-et-vient des innombrables taxis jaunes.
Un jeune homme en scooter, sans casque, l’ordinateur portable sous le bras, le café frappé dans la main fonce vers une destination inconnue. Des touristes désireux de briser l’ennui de leur vacuité se font photographier aux côtés des deux gardes d’honneur du soldat inconnu. Un audacieux plaisantin risque une chatouille sur le couvre-chef militaire du gardien en jupe plissée et chaussettes à pompons de laine blanche. Une petite farce qui n’ébranlera en rien l’immobilité de la victime. Grève de la réaction en ce jour de grève de la fonction publique.
Quelques caméras que n’intéressent pas la solitude de la garde parlementaire attendent sur leur pied pendant que cadreurs et journalistes tapotent leur téléphone ou fument.
Sous la chaleur montante de la matinée, trouver une place à l’ombre va devenir une préoccupation de première importance. L’espace sous les arbres est saturé par le vacarme du groupe électrogène d’une chaîne de télévision italienne. Mais la douceur de l’ombre modère les exigences et éloigne les urgences insurrectionnelles du jour.
L’un des cameramen italiens installe sans hâte son matériel vidéo. Dans un anglais approximatif je lui demande ce qu’il attend. Car son campement imposant suggère qu’il attend quelque chose. Que quelque chose va venir. Un événement qui aura certainement autant d’importance et de valeur que tout ce matériel, ce camion et cette équipe qui attend. Du moins aux yeux de ceux qui financent cette opération depuis six mois qu’il attend sur cette place, qu’il prend racine comme les vendeurs de cacahuètes et de petits pains ou ces vieux athéniens assis sur les bancs à contempler sans fin l’intérieur vide de leur sac en plastique.
Le cameraman italien se répète souvent qu’il devrait perfectionner son anglais. Et apprendre le grec... qui sait... si la situation continuait à produire des événements dignes d’intérêt pour la chaîne de télévision qui l’emploie. Surtout apprendre le grec ! une heure par jour, tous les matins, sur le balcon de sa chambre au Grand hôtel d’Angleterre - la meilleure vue sur la place Syntagma... l’Italie et la Grèce se regardent depuis si longtemps ! Un lien fusionnel qui a pu leur faire perdre de temps en temps le sens du territoire semble dire l’homme à la caméra qui dissimule aussitôt son embarras en rallumant sa cigarette. Basta... Il ne sait rien répond-il ; ce matin sa famille lui manque, il attend la promesse qui le libèrera de son exil, la désertion médiatique, quand la Grèce sera un pays du tiers-monde comme un autre.
Mais pour aujourd’hui, mercredi 15 juillet, quelque chose se prépare. Dans toute l’Union européenne, les parlementaires votent l’agrément de l’accord, la mise en application du 3ème mémorandum, la peine à perpétuité des Grecs.
À cette heure de la matinée, le cameraman italien ne sait rien, il enroule et déroule des câbles électriques, il attend. Je ne sais rien non plus, je n’ai pas pris le temps de comprendre le branchement wifi de mon téléphone, je suis privée des informations qui pourraient me donner la sensation de vivre un moment historique.
Et pourtant les murs d’Athènes sont un immense cahier de doléance. Rimbaud et Jacques Mesrine, côte à côte, sur une affiche anarchiste. « Ce n’est pas parce que tu m’as prêté 5 euros il y a 25 ans que je dois te donner ma maison aujourd’hui. »
A 15h, les parlementaires en décideront autrement. Sous la menace, ils choisiront l’approbation et la lassitude par vote à main levée.
En début de soirée, d’autres parmi nous (artistes français accompagnant le Théâtre du Radeau au festival d’Athènes) passeront renifler en famille les odeurs très piquantes du gaz lacrymogène lancé sur les manifestants. Ceux-là même qui, il y a quinze jours, fêtaient la victoire éclatante du non au référendum.
Vers une heure du matin nous ferons un détour en taxi pour traverser la place Syntagma à l’affût de quelques traces de bataille, mais rien, ni fumée, ni gisant pour satisfaire notre appétit d’un instant.
OXI - Pas de spectacle.
Mercredi 15 juillet, 11h, place Monastiraki, un livreur derrière sa camionnette en stationnement provisoire crie très fort parce qu’une femme au volant de sa petite voiture a klaxonné, sans doute pour lui signifier qu’il bloque la circulation. Comme à Paris c’est les soldes. La femme se hâte à deux pas de là vers les attractions d’une grande rue piétonne (peu importe laquelle puisque c’est la même rue piétonne partout), la camionnette qui encombre la chaussée a ralenti sa course vers les magasins, et les quelques coups de klaxons envoyés par l’impatiente au volant de sa voiture rouge n’ont certainement pas envisagé cette riposte.
À quelques centaines de mètres de ce prélude sismique, dans la grande salle du Parlement, les députés doivent se prononcer sur un texte de 977 pages, reçu 24 heures plus tôt, et décider officiellement la colonisation de la Grèce par les instances européennes. Dans un conte de fée, la tempête vocale du livreur, déchaînée par l’impatience d’une élégante aurait suffit pour suspendre le vote à main levée des parlementaires.
Mais ce mercredi 15 juillet, bons génies et marraines fées ont déserté la Grèce, et le ténor hors de ses gonds s’empare du chargement de sa camionnette pour très certainement bombarder la petite voiture avec ses pastèques. Mais la femme et sa voiture ont disparu. La partie de bowling sauvage et les cris de l’homme furieux ne cessent pas pour autant - tout doit disparaître ! Hurlements et roulis de pastèque entremêlés. Tintamarre à réveiller les morts du cimetière de céramique et les faire sortir des tombeaux. À peine quelques secondes avant que ne s’ouvrent sur les visages squelettiques les yeux hagards d’êtres que leurs jambes ne mèneront plus que vers un quelque part déterminé par la faim. Des suppliciés de l’austérité que l’on n’embrassera pas sur le front ou sur la bouche comme ces icônes protégées par des vitres dans les minuscules chapelles orthodoxes. Attirés par le jus sucré des pastèques écrasées, débarquent sur la place les compagnons des rues des nombreux chats et chiens sauvages qu’on n’avait pas vu dans la file des bureaux de vote le dimanche 4 juillet à l’occasion du référendum. Une horde de squelettes furieux d’avoir été réveillés et que la saignée des pastèques n’apaisera pas. Ils viennent réclamer des comptes, ils exigent un responsable. Le livreur hors de lui est désigné pour cette mission, il devra rapporter une tête, une tête de son choix, dans la longue liste des offenseurs morts ou vifs... il peut même aller sonner chez Alexandre le Grand si ça lui chante ! Ça lui coûtera moins cher en essence que d’aller en camionnette chercher un responsable au Luxembourg ou à Frankfort ou à Bruxelles...
Oui Alexandre le Grand, pourquoi pas, il se fera la tête d’Alexandre, au nom de tous les mort- vivants de cette place qui lui feront bientôt la peau s’il ne devient pas leur justicier, il ira casser la gueule à Alexandre le Grand, parce qu’il aurait dit, il y a quelques deux mille ans, en contemplant l’étendue de son empire : « Si les peuples du Sud avaient su dire non, ils ne seraient pas devenus des esclaves. »
A 14h, au grand marché d’Athènes, les étalages ne désemplissent pas. Les tonnes de sardines, maquereaux et autres poissons attendent les acheteurs. C’est bientôt l’heure de la fermeture, tout l’invendu partira à la poubelle. Nous avons assez de spaghettis pour nourrir toute la planète disent les italiens, mais de plus en plus d’enfants grecs s’évanouissent dans les salles de classes (non chauffées) pour cause de malnutrition.
Sardine : 1,50 le kilo. Cerise : 1,80 le kilo. Olive : entre 2 et 4 euros le kilo. Bière, coca cola, ouzo... 2,50 euros dans les bars du quartier Exarchia. Une assiette de sardines grillées dans un restaurant de ce même quartier : 7 euros. Une assiette de feta ou de caviar d’aubergine : 3 euros. Café frappé : 1 euro la demi pinte. Une chemise d’homme classique et solide 100% grecque : 60 euros soldée 30 euros. Ticket de métro et de bus : 1,20 euros mais gratuit en ce mois de juillet pour cause de fermeture des banques. Taxis : 1,50 de prise en charge au départ puis tarif au compteur. Très peu cher. Pas de supplément pour la musique. 300 g de loukoum : 1,75 euros. Une nuit au Hilton : 375 euros - 70 euros si on est un artiste invité par le festival d’Athènes. Un billet d’entrée pour une représentation au festival d’Athènes et d’Epidaure : de 5 à 20 euros. Une pension de retraite : en moyenne 450 euros pour les plus petites. Âge de la retraite : 67 ans pour les femmes. Taux de chômage des jeunes : 59 % des moins de 25 ans. Baisse des salaires depuis 2008 : 55% en moyenne. Salaire mensuel d’un médecin neurologue chercheur et traducteur de Lacan : 1000 euros mensuels. Salaire mensuel d’une prof d’anglais dans l’enseignement supérieur (parlant également parfaitement le français) : 1000 euros. Paquet de Kleenex vendu à la sauvette : 0,50 euro ou selon votre estimation.
Vivacité collective sous la forme du bénévolat et de donation (cuisine sociale, pharmacie sociale...) : usage gratuit.
Pour plus de renseignements consulter le site de Solidarity for all (pdf en français). Cette association publie un état des lieux détaillé des conséquences des politiques d’austérité sur le peuple grec et une cartographie des actions de résistance et de solidarité. (épicerie sociale, classes sociales, espaces de cultures alternatives, groupe de soutien juridique).
Peiraios est le nom d’un boulevard d’Athènes que je prononce le plus. 260 Peiraios est un des lieux du festival d’Athènes et d’Epidaure. Pei-r-a-i-os (une articulation approximative franco anglaise assez différente de la prononciation hellénique) s’est vite transformé en P-I-R-O-AS. Le lendemain matin de mon arrivée, après la visite obligatoire de l’Acropole, dans un taxi attrapé non loin du site, je lance au chauffeur ma destination : PIROAS. Il écoute attentivement et répète plusieurs fois après moi : PIROAS. Il ne parle ni anglais ni français, je ne parle pas un mot de sa langue. Il hurle plusieurs fois PIROAS à l’intention de son GPS installé en écran géant au côté du rétroviseur. Je lui montre sur notre feuille de route l’adresse écrite en français. Il fronce les sourcils et m’ordonne le silence en posant son index sur sa bouche. La voix artificielle et féminine du GPS lui répète : PIROAS. Il confirme d’une voix forte : PIROAS. Un itinéraire est suggéré sur l’écran pour atteindre un village à une cinquantaine de km. L’homme annonce sa destination dans un talkie-walkie grésillant.
La voiture s’engouffre dans un tunnel. Je soupçonne que nous partons loin et que la route sera longue. Je brandis au dessus du levier de vitesse le petit plan touristique du centre d’Athènes et mon doigt martèle un point dans l’espace en dehors de la carte car le boulevard Peiraios commence là où le dessin du plan s’arrête.
Il crie de déception, fait demi-tour et hurle de nouveau PIROAS PIROAS plusieurs fois de suite à son GPS. De nouveau il m’ordonne le silence en posant son index sur sa bouche. Il fait très chaud dans la voiture sans climatisation, l’homme que j’aperçois dans son rétroviseur est très rouge, et pendant ces quelques secondes de suspension silencieuse il fait encore plus chaud.
La voix de la machine répète PIROAS PIROAS et lui conseille un itinéraire vers le port du Pirée. Changement de direction et accélération pour rattraper un temps qui ne reviendra plus et qui me donne la sensation absurde d’être en retard alors que je n’ai aucun impératif. Dans une dernière tentative je prononce en articulant soigneusement :
THEATRE THEATRE théâtre... FESTIVAL... PIROAS. Le mot théâtre est reconnu par le conducteur. Une puissance joyeuse illumine son visage déjà très flamboyant. Nouveau volte-face de la voiture, nous prenons une autre direction. Il dicte des ordres à son GPS puis envoie un grand coup de poing sur le bord de l’écran qui s’éteint. Il pointe du doigt la machine en rigolant. Je rigole aussi. Je le prends en photo dans son rétroviseur. Il me raconte des histoires que je comprends sans rien comprendre de sa langue. Le mot théâtre revient souvent. Il semble heureux de cet instant et moi aussi. Nous traversons la ville désertée subitement, il fait toujours aussi chaud dans la voiture, plus chaud que sur le sommet de l’Acropole à l’heure de midi, mais la température n’est plus un adversaire qu’il faudrait combattre, nous vivons paisiblement et à toute allure. Nous arrivons sur le boulevard Peiraios. Le chauffeur me montre la pancarte du Graal en hurlant de joie. Je l’applaudis en hurlant à mon tour. Nous longeons cette avenue de faubourg industriel (qui pourrait ressembler aux boulevards maréchaux du côté de la Porte de la Chapelle avant restauration). Le taxi ralentit à l’approche d’un grand bâtiment carré. Couvrant la façade de haut en bas, une immense affiche du spectacle en cours. Un portrait géant de deux acteurs en costume d’époque – l’un deux, aux joues rouges à l’air jovial porte un très grand nez qui pourrait être celui de Cyrano de Bergerac, il entoure de son bras une diva brune en décolleté plongeant. Le regard de la femme diverge, un des ses yeux fardés regarde Cyrano tendrement tandis que l’autre nous fait un clin d’œil. Le chauffeur de taxi s’arrête, il a retrouvé son calme et avec l’assurance du professionnel satisfait fait signe que l’on est arrivé. Je ne bouge pas de la voiture.
Aucun des acteurs sur l’affiche ne ressemble à l’un ou l’une des membres du Théâtre du Radeau venu à Athènes présenter Passim, du 16 au 18 juillet. Je dessine avec mon doigt dans l’air le chiffre 260. Je dis plusieurs fois TWO SIX ZERO PIROAS. Nous ne sommes encore qu’au début du boulevard, au numéro 100. Le taxi repart, le chauffeur se laisse à présent guider comme un enfant. Il semble intimidé de découvrir le boulevard Peiraios avec moi. Il voudrait bien apercevoir l’Amérique en premier, mais je guette scrupuleusement chaque numéro sur le défilé des murs des bâtiments, entreprises fantomatiques, hangars désertés et station-essence. Nous guettons les signes qui pourraient évoquer l’idée qu’ici il y a du spectacle. Au 254 nous manquons encore de nous tromper devant l’École des Beaux-arts, un bâtiment plus moderne que les autres et qui pourrait tout aussi bien être le siège d’une entreprise en téléphonie.
Puis nous longeons des entrepôts aux murs verts délavés j’aperçois les trois chiffres promis accrochés sur une grille. 260. Sur le trottoir une petite pancarte avec le dessin d’un cheval de Troie fluorescent rappelle le logo du festival.
Nous y sommes. Je hurle TWO SIX ZERO. Très étonné, il freine sans trop y croire, il observe encore plus étonné la pancarte et son cheval avant de garer la voiture. Il arrête le compteur et lève les bras au ciel en signe de victoire. Il me tend le petit ticket imprimé avec le montant de la course.
5 euros. Je veux lui donner un pourboire qu’il refuse absolument sans discussion. Nous nous serrons la main fraternellement.
Toute cette semaine j’ai pris le taxi quatre à cinq fois par jour. Pour de minuscules ou longs trajets. Les chauffeurs de taxi m’ont parlé en anglais, en grec, en français, par geste ou en silence :
De déviations causées par les mobilisations de riposte contre l’agrément de l’accord sur le remboursement de la dette. De la hausse de la TVA et du désarroi de devoir payer deux ans de TVA d’avance par effort national pour le remboursement de la dette. De leur disponibilité 24h sur 24h sans les frais supplémentaires qu’entraînerait une réservation par téléphone. De musique traditionnelle. Du parti communiste. Des 24h du Mans. De la communauté grecque au Congo belge où 2000 personnes ont trouvé refuge les années de dictature des colonels... Ils ne m’ont parfois rien dit.
Nous sommes en fin d’après-midi, le samedi 18 juillet, toujours sur l’immense boulevard Peiraios. J’attends depuis longtemps à l’arrêt de bus 49, à la sortie du métro Keirameikos. De nombreux taxis jaunes passent devant moi, disponibles. Attendre à l’arrêt d’un bus avec d’autres que l’on ne connaît pas est une occupation qui parfois peut convenir à l’existence de l’instant, surtout quand la douceur du soir se fait sentir et l’allégresse du rafraîchissement qui va avec.
Mais en ce jour de grève de la fonction publique les chauffeurs de bus sont libres d’arriver ou pas. Et il ne reste maintenant plus que moi sous l’arrêt, à attendre. Un taxi jaune s’avance se distinguant des autres taxis jaunes car il roule plus lentement sur le bord de la chaussée en faisant des appels de phare.
La détresse de ses clignotants en pleine lumière du jour me rappelle les fusées que les marins envoient pour signaler leur naufrage imminent. Il ralentit à mon approche, il devine l’attente du bus et mon incertitude sur l’existence même de ce bus, il présage ma faiblesse par un tout petit signe de ma part, un signe invisible qu’il détecte immédiatement, une hésitation de ma main, et il s’arrête.
Je monte dans la voiture, le chauffeur m’écoute puis me dévisage de la tête aux pieds, il suspend son regard une seconde sur la couleur rouge à pois blancs de ma robe, et redémarre. Le compteur est éteint et le restera tout du long mais je ne dis rien, je ne fais aucune remarque. Dans son rétroviseur il m’a vue regarder le compteur et n’a fait aucune remarque lui non plus. Nous arrivons très vite au 260 PEIRAIOS, il me conduit, muet, exactement là où je souhaite me rendre, directement au pied du hangar H, par l’entrée de service et des camions, à côté de la loge du gardien, sans aucune indication de ma part. A l’arrivée, il me tend sans rien dire la paume de sa main ouverte vers le ciel. Le prix de la course est à l’appréciation. Je dépose de l’argent dans sa main. Cinq euros. Il ne regarde pas la somme. Il ne dit toujours rien.
Je descends de la voiture.
Depuis l’annonce du référendum du 4 juillet et la réaction punitive de la Banque Centrale Européenne les banques d’Athènes sont fermées et l’achat du ticket de transport n’est pas obligatoire. Le chauffeur du bus 49 ne veut pas s’arrêter plus de quelques secondes à l’arrêt devant l’École des Beaux-Arts. Il repart avant même que nous soyons tous descendus. Nous crions, tambourinons sur la porte, il ne nous entend pas ou ne veut rien savoir.
À la station de taxi, un couple d’une trentaine d’années avec chacun un enfant endormi dans les bras parle avec le chauffeur en tête de file. L’homme et la femme sont maigres et de petite taille, leurs enfants plongés dans le sommeil, les bras ballants (ils ont entre six et huit ans) sont trop grands pour être portés.
La famille ne grimpe pas dans la voiture, ils semblent un peu perdus et restent immobiles devant la portière jaune. Le chauffeur à qui ils s’adressent me fait signe de monter avec beaucoup d’empressement. Je m’approche de l’homme et de son enfant endormi et je lui demande pourquoi le chauffeur ne veut pas d’eux dans son taxi.
WE ARE NEW HERE me répond-il. Des milliers de migrants débarquent chaque jour sur les côtes et les îles de la Grèce, ils arrivent également par le nord, d’Albanie, de Macédoine et d’ailleurs. Crise dans la crise. Femmes et hommes invisibles fuyant le pire, et demain absents des recensements par application du nouveau memorandum qui interdit à la Grèce de procéder à toutes formes de statistiques nationales sur son territoire.
Le jeune Achille parle polonais, sa langue paternelle ; le grec est sa langue maternelle ; il s’exprime en français avec ses camarades de lycée à Lyon, et vient d’être reçu avec mention au baccalauréat à quelques jours de ses 18 ans.
Ce soir, à la terrasse du bar du festival, il porte un tee-shirt Lacoste rose et énumère les premiers mois d’hiver de l’an 1 du calendrier révolutionnaire français : pluviôse, ventôse... Je le retrouve le lendemain au musée archéologique national, dans une des grandes allées accueillant les sculptures antiques, en jeune guerrier de marbre accompagnant son empereur au tombeau.
Les jeunes filles rencontrées dans le public du festival d’Athènes, avec leurs yeux démesurément grands, leurs longs cheveux bruns épais et ondulés, sont là aussi. L’une d’elle est Livia l’impératrice, d’autres ont un corps d’oiseau. Hier soir elles sont venues saluer la chanteuse Mirandella dans son récital des poèmes de Yannis Ritsos.
Et pendant qu’une nymphe à l’aide d’une savate envoie une claque au dieu Pan, Athéna dresse les serpents de son châle. Il y a quelques années elle fut aussi Nana Mouskouri. Hier elle était au bar du théâtre, assise de profil, le fameux profil grec, nez droit, cheveux noirs, brillants et raides, yeux interminables. Elle accompagnait le représentant de l’association Solidarity for all.
Et ce tout petit enfant de pierre, endormi pour l’éternité contre le mollet de son tuteur est le jumeau de notre jeune camarade de voyage âgé de trois ans ; ensemble ils dorment, l’un contre une jambe de marbre, l’autre dans sa poussette parce qu’il est tard et que ne pouvons pas nous résigner à partir de la terrasse du bar après la représentation.
L’empereur Auguste a également un lien de parenté évident avec un universitaire parisien, ami du théâtre, des grandes causes, et dévoué rédacteur de nos doléances sociales et politiques. Cet athlète des jeux avec un bout de nez en moins et dont le regard plonge dans un abîme de mélancolie est aussi cet acteur français admiré mais qui a trop joué avec son système nerveux.
Samedi 18 juillet. C’était ce soir la dernière représentation de Passim, le dernier spectateur vient de quitter la salle. Dans une rangée de gradins, par terre, reste un petit mouchoir en papier plein de sang. Présage de l’hémorragie qui ne s’arrêtera plus ici ou dernier vestige d’une bataille qui vient de s’achever, il y a quelques minutes, par la lecture d’un poème d’Hölderlin, dans la langue d’Angela Merkel, au seuil de la scène ? Mais non, c’est un mouchoir en papier imprimé de bouton de rose rouge, emballage d’un sandwich englouti à la va-vite par un spectateur arrivé en courant juste avant l’entrée de Penthésilée. « Regardez ! Là-bas ! en haut de la Crète... ne dirait-on pas une tête qui apparaît ! une tête casquée ! avec une nuque de taureau... »
Texte et photos : Anne Baudoux
Nous étions à Athènes avec Vincent notre petit fils de 14 ans en 2014. Beaucoup moins de mendiants qu’à Paris, aucune trace de pauvreté visible. Après nous sommes allés à Livadi dans le Péloponnèse. je suis révoltée par l’écrasement des votes des citoyens par tous ces gros pleins de soupe méprisants.
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