Que demander de mieux à une œuvre que de nous faire réfléchir collectivement, de nous permettre d’ouvrir des débats publics sur des sujets difficiles sur lesquels nos idées ont du mal à avancer, sont parfois mal formées, brouillées, peu sûres ? Cette œuvre-là a rempli ce rôle, disons-le, elle a fait bouger la société, permis à des douleurs enfouies et presque jamais entendues de la bouche de ceux qui les ont subies, d’éclater au grand jour, à des désaccords de s’exprimer, elle nous a forcé à réfléchir à nouveaux frais sur la question coloniale (et post-coloniale) et sur l’esclavage. Elle nous permet aussi de percevoir les séquelles contemporaines de tout cela, visibles ou invisibles. Il suffit de penser à la politique migratoire de l’actuelle Europe… Grâce à sa violence, elle a permis aux manifestants qui s’opposaient à cette « installation » de nous rappeler que ceux qui en ont été les victimes ne peuvent pas ne pas être dans la boucle d’une réflexion sur le sujet. Et en effet nous appartenons à une collectivité multi-ethnique (comme on disait autrefois), il est donc très étrange de proposer à cette collectivité ce qui ressemble bien à un spectacle - incontestablement antiraciste - mais fait par un Blanc pour des Blancs.
Et, oui, en effet, les descendants des colonisés et des esclaves sont parfaitement légitimes à exprimer leur sensibilité sur ces sujets qui les concernent au premier chef et qu’ils ressentent peut-être autrement que ne le font des descendants de colons. Et à dire leur mot. Qu’ils le fassent maladroitement ou poussés par un embrigadement de certains groupes, parfois sans avoir vu l’installation qu’ils contestent et que certains voudraient voir censurée, c’est probable. Mais un débat est ouvert. Et c’est un résultat inestimable. Nous avons besoin de débats, de polémiques, de désaccords. Si nous voulons pouvoir sérieusement affirmer que l’art a un rôle à jouer dans le fonctionnement de notre société, il faut accepter que ça bouge et permettre à ces désaccords de s’exprimer, à ce bousculement d’avoir lieu sur la place publique. Il ne faut évidemment pas censurer le geste artistique, il faut s’en emparer pour dialoguer avec d’autres, et il faut pouvoir lui répondre. Faute de quoi sa « sacralité » risque de se transformer en un mur étanche qui lui interdira de dialoguer avec ses contemporains.
À quoi pourrait-il servir dans ce cas ? Au commerce ? À l’autosatisfaction d’une « élite » ? L’art sert à ça, à nous faire penser, parler, échanger, manifester nos désaccords, à comprendre, mieux et ensemble, ce qu’est réellement cette collectivité à laquelle nous appartenons tous.
Les salles qui reçoivent cette installation seraient donc à mon sens bien avisées de favoriser chez elles l’ouverture de vastes débats où toutes les opinions pourraient s’exprimer (après l’avoir vue, évidemment) autour d’une œuvre qui semble avoir pour objectif de remuer les consciences et non de nous réduire au silence.