J’aurais tellement aimé écrire ces mots. Ils méritent bien ça tous ceux de la Fraternelle, mille mots en bouquet. Ils ont hérité d’un « vaisseau ouvrier », d’une utopie réalisée. La Maison du Peuple, qui héberge d’abord une coopérative de consommation, est fondée en 1910. La Fraternelle a tout inventé : le commerce juste construit autour d’une multitude de petits magasins dans chaque village, alimente une caisse de solidarité pour financer la santé, la retraite, les accidents de la vie (une sécu avant l’heure...).. Sous le patronage du grand Jaurès, il y a ici tout ce dont le peuple a besoin : logement, théâtre et cinéma, gymnase, imprimerie et café (lieu central d’une humanité festive et pleine d’espoirs).
Alors, en 2018, ça continue et même ça invente, l’association qui a pris le relais de la coopérative, « dénoue les nœuds du passé » ! C’est la question que pose cet héritage : pourquoi, au cœur des luttes, au milieu d’un monde ouvrier sans le sou, nos ainé-e-s trouvent-ils la force de rêver plus haut, de bâtir des « cathédrales des temps nouveaux » ? Pourquoi ne pas laisser à d’autres le soin de gérer le théâtre ou le cinéma ? C’était déjà, il y a plus de 100 ans, la bataille des imaginaires, la lutte des classes dans le récit du monde. Bien sûr, le temps a passé. La grande Histoire a aussi abîmé les rêves d’hier. L’inspiration fondatrice du mouvement ouvrier s’est percutée au pouvoir, à la hiérarchie et à ce désir tragique de définir un « art de classe ». Ce que raconte la Fraternelle de St Claude c’est une racine du mouvement ouvrier atypique, oubliée ; la trace d’une période où l’on n’avait pas peur de mêler les vocations, les registres. En 1910, loin de la décentralisation et des combats culturels de l’après-guerre, la Maison du Peuple choisit de ne pas choisir et embrasse toutes les urgences politiques, à égalité.
Aujourd’hui, la Fraternelle sort de tous les schémas contemporains, loin des labels, des modèles économiques et des « gouvernances » avec directeur tout puissant. Elle fait feu de tout bois, dépose chaque année des dizaines de dossiers de subventions et se ré-invente en fonction des énergies salariées et bénévoles du moment. Elle est le cœur vivant de St Claude, un service public du lien social et de l’art vivant. Elle s’épuise aussi d’avoir à porter un bâtiment immense, une histoire de héros et des interlocuteurs interloqués par un projet qui n’entre pas dans les cases...
Elle a un besoin vital de soutiens, mais le temps présent regarde ailleurs, le monde culturel peine à comprendre qu’il y a là, à ses côtés, un joyau exemplaire.
On oublie trop souvent qu’une création n’a de sens que dans sa relation aux humains qui la découvrent, aux territoires qui l’accueillent. On n’apprend pas assez dans les écoles de théâtres ce qu’est un « public », comment le commun d’un bout de peuple rassemblé est aussi la condition d’un intime bouleversé, de la possibilité d’un mouvement de l’âme. Permettre l’émancipation n’est pas une formule dans une plaquette de saison ou dans un tract, c’est une myriade d’actes cohérents, de patience militante et de capacité à ne pas décider pour l’autre, le moment, l’heure, la forme. Cette fraternelle est une fabrique de tout ceci. Elle est inadaptée aux jargons ministériels, aux lieux sans âmes et à l’air nauséabond du rentable et du paraître. Sans fuir dans des oasis coupés des contradictions du moment, elle s’inscrit, parfois sans s’en apercevoir, comme un contre-modèle ancré dans le réel.
Maillon manquant d’une décentralisation manquée, il faudrait des « Fraternelles » partout.
Laurent Eyraud-Chaume
La Fraternelle de Saint Claude
Mots en exergue empruntés à Loïc Lantoine à écouter ici.
merci pour ce beau texte...
où peut-on trouver les paroles de la chanson citée de Loic lantoine, svp ?