Les temps sont âpres. L’heure est à l’odeur de lacrymo à NDDL, aux menottes sur étudiants, aux réfugiés pourchassés... C’est un effort que de s’extraire de ce quotidien pour chroniquer l’art insatiable. « S’extraire » est d’ailleurs une demi-vérité car les temps où le monde tremble, où le pays hésite entre régression, répression et révolution, sont des temps nécessairement poétiques, où la vie et les choix qu’elle nécessite, provoquent en nous une accélération des sens, une nécessité de voir grand et loin.
Permettez-moi pourtant de faire un pas de côté pour évoquer avec vous la chronique du critique Jean-Pierre Thibaudat qui a fait grand bruit dans le petit Landernau théâtral : elle s’intitulait « Programmateurs, arrêtez le massacre ! ». En fin connaisseur des programmations (qu’il fréquente avec assiduité depuis de nombreuses années), il dénonce avec force arguments l’incapacité qu’ont les compagnies à diffuser leurs créations et les théâtres à sortir des effets de « buzz » qui font chuter les jeunes compagnie aussi vite qu’il les font « grimper ».
Les faits sont en effet têtus. Les spectacles ne jouent souvent que cinq fois et les conséquences sont là, nous dit Thibaudat : « Tous privés de leurs armes : le bouche-à-oreille, la presse qui dans ce laps de temps ne peut pas faire son boulot correctement, le spectacle qui n’a pas le temps de s’affirmer et de s’affiner. C’est du gâchis, c’est désastreux ».
Il serait difficile d’argumenter le contraire.
Depuis cette tribune, les quelques directeurs que j’ai pu croiser me disaient leur accord général avec le propos et « en même temps » leur incapacité à casser seul des mécanismes et des contraintes. Je n’ai finalement pas réellement envie d’entrer dans les détails des arguments. Les théâtres ressemblent à la société : ils sont standardisés dans leur gestion, les contraintes budgétaires sont énormes et le jeu des réseaux est une manière élégante de faire des choix dans une création théâtrale pléthorique... Les règles de la concurrence et de l’austérité n’aident pas franchement à la diffusion des œuvres.
Chaque programmateur trouve son équilibre entre élus locaux et choix artistiques, entre désir d’élargir les publics et taux de remplissage... À vrai dire tout ceci me semble assez lointain, et j’admire ceux qui tiennent la barre de navires qui sont comme des héritages très lourds à porter dans un moment où il faudrait voyager léger et écrire de nouvelles pages.
En fait cette tribune m’a fait penser à un autre texte, estival celui-là, où il était question de nouvelle page de la « décentralisation ». Ce texte « manifeste », signé par les directeurs de CDN et leurs artistes, était aussi lyrique qu’ampoulé, aussi audacieux que stratège. Il marquait pour moi une nouvelle ère de négociation : le lobby des labels ! Ces deux textes ont ceci de commun qu’ils parlent à partir de et à un espace globalement clos de « grands artistes nationaux ». Parler d’innovation, c’est ici parler des propositions de nos « maisons », des tentatives internes pour tenter des « refondations » de la décentralisation [1]. Ni Thibaudat ni ce texte collectif, ne peuvent élargir le sujet car ils s’adressent au « monde de la création » comme si celui-ci n’avait rien à apporter vers l’extérieur et comme si il n’y avait pas d’autres « mondes de la création » que le leur...
J’ai la chance de jouer dans une compagnie dite de « répertoire ». Chacune de nos créations sera représentée entre 50 et 100 fois. Nous jouons pour des scènes nationales et conventionnées, pour des théâtres municipaux et associatifs, mais aussi pour des comités d’entreprises et « même » pour des syndicats. L’ennui pour nous et des milliers d’autres, c’est que notre réalité n’est pas vraiment utile à notre relation au « monde de la création ». Le ministère de la Culture (drac) et la Région nous indiquent qu’il faut des co-producteurs, des pré-achats qui soient des lieux labellisés, qu’une représentation pour un CE n’est pas vraiment une date. Il va sans dire que si nous tentons de faire mieux chaque année en travaillant avec des équipes et des théâtres qui nous font confiance, nous ne lâcherons pas pour autant les CE et autres associations. Elles font partie de nous. À leurs côtés, les mots résonnent comme nulle part ailleurs. Raconteurs d’histoires des temps présents, ce maillage humain est précieux.
L’ennui, quand on part du principe que « chaque parole conte », c’est que ce genre de textes exclue d’emblée une part immense de la création française. C’est une réalité concrète qui pourrait être quantifiée en euros et en intermittents du spectacle, en nombre de spectateurs et en subventions allouées, mais ce n’est pas vraiment mon propos. Il existe dans notre pays des artistes qui agissent au cœur de la société et sur ses marges : des chapiteaux ambulants, des granges à théâtre, des festivals associatifs de quartier, des comédiens de ruelles et des clowns d’hôpitaux, des inventeurs fous de croisements improbables, des conteurs de rumeurs urbaines, des circassiens délicatement déjantés, des scientifiques partageux, des conférenciers gesticulants... Il existe des militants de village qui bagarrent pour trouver quelques centaines d’euros pour organiser un concert, des citoyens, croyants et pratiquants de l’éduc’ pop qui accueillent des résidences de territoires, des ateliers dans des prisons. Il existe des réseaux de bars à concerts, des slameurs sans peurs, des voyageurs sans pesanteurs… Tout ce foisonnement est peuplé de farfelus créateurs qui sont comme ces intellectuels organiques chers au philosophe Gramsci. Ils sortent du peuple pour prendre ce rôle, celui de figurer, de raconter, de rassembler et de fâcher ! Ils auraient pu être pâtissiers ou cheminots, mais ils s’attellent à cette belle responsabilité, voyant le monde, en étant issus, ils le racontent, ils font le beau, le poétique, ils appuient là où ça fait mal, et il transforment le réel…
Alors quand ce peuple là rencontre le « monde de la création », forcément les cases semblent un peu petites et un brin décalées. Bien sûr, ils trouveront des passeurs, des traducteurs.
Certains directeurs de lieux labellisés seront à leurs côtés captant le fond et la forme de ces démarches.
Les cases évolueront encore et toujours. La vérité, c’est qu’ils ne créeront jamais de lobby, leur manifeste sera souterrain et timide. Ils sont là par effraction et ne recherchent pas vraiment la lumière, artisans-œuvriers des rencontres poétiques qui rendent l’humain humain… Ils sont la part de notre profession qui fait sens sans discours et leur précarité nous oblige à transformer le visible en invisible, à partager les richesses.
Je pense à tout ceci, à la force d’un repas de village qui laisserait place à une orgie poélitique, à une manifestation qui tournerait au carnaval, à une assemblée générale où l’on raconterait nos histoires drôles et celles qui sont lourdes à porter pour une personne ou un pays…
Je pense à tout ceci et je me dis, insatiable, que cette nouvelle ère de la décentralisation est déjà prête à prendre des proportions inouïes, il suffit d’écouter : chaque parole conte !
Laurent Eyraud-Chaume
[1] Il est d’ailleurs toujours ludique de remarquer que les responsables de lieux, souvent marqués à gauche, défendent leur budget comme la condition de l’existence même de la culture en France. C’est une forme de théorie du ruissellement...