Non, la France n’a pas donné toute la mesure de sa capacité à défendre les couleurs d’un art et d’une culture réellement démocratiques. Loin de là. Ceux qui se battent pour ces enjeux le savent parfaitement. Surtout, elle n’a pas su projeter vers l’Europe ces valeurs qu’elle a quelques titres historiques à porter et dont elle devrait être le fer de lance. Tous les éléments sont là, à notre disposition. Un vrai trésor de guerre. Ce qui manque, c’est une volonté politique.
Car des pistes passionnantes furent tracées ici dont on cherche en vain l’équivalent ailleurs et dont il est temps qu’on se souvienne.
Ces pistes ne doivent évidemment pas être délaissées, elles doivent au contraire être suivies, approfondies, portées dans le présent. Parmi elles, celle, magnifique, de l’Éducation populaire, qui venait de très loin dans notre histoire et s’est concrétisée à la Libération avec la création par Christiane Faure d’une direction au ministère de l’Éducation nationale. Comme pour l’ensemble du projet imprégné des idéaux du Conseil National de la Résistance, il s’est agi d’une tentative de réaliser un rêve. Un rêve de démocratie à l’échelle d’une société, toujours à la merci des incertitudes humaines.
Ce rêve, c’est celui d’un art et d’une culture non uniquement voués à la production d’objets, mais considérés comme autant d’outils d’apprentissage de la vie commune. Comme chemins d’initiation.
Mais ce rêve, toujours considéré comme utopique - comme le fut celui de notre sécurité sociale - et qui est au cœur même de l’invention de notre service public de la culture, ce rêve sous-jacent au grand mouvement pour un art et une culture pour tous dont le travail de Jean Dasté à Saint-Étienne fut un bel exemple, niera-t-on que le travail d’idéalistes acharnés en a fait une réalité [1] ?
Une réalité partielle, imparfaite et toujours perfectible, soumise à tous les aléas humains, fondée sur des prémices toujours à rappeler. Mais il y a peu de temps, des « stages de réalisation », sous l’égide de jeunesse et Sports [2] continuaient à produire un passionnant mélange d’amateurs et de professionnels unis dans l’idée d’une création partagée qui ne se réduit pas à la production de spectacles.
Une fois passé l’élan des pionniers [3], la passion démocratique s’est inévitablement assoupie. Tentatives avortées, décentralisation de plus en plus laborieuse, baronnies locales, abus de positions de pouvoir institutionnel là où il eut fallu continuer humblement à se battre… Le regretté Gabriel Monnet put témoigner des obstacles rencontrés. Et ceux qui, comme nous, croient à l’évolution des formes par l’échange et ne se contentent pas d’un beau maillage favorisant la réception des arts dans tous les coins de France, ceux-là restèrent sur leur faim… Mais du moins ce maillage, inexistant avant-guerre, posait-il une base pour tenter d’aller plus loin.
Et si l’on se reporte au passé, d’échec nulle trace. Au contraire. [4] Dans un monde où la domination de l’économie étouffe ces valeurs, notre pays a su construire un service public des arts vivants. Ce n’est pas rien. Et ce n’est pas le moment de l’oublier !
Non, il n’est vraiment pas temps de renoncer. Considérer les aspirations démocratiques de nos politiques culturelles sous l’angle de l’échec n’est que la marque d’un choix politique. Car si l’on parle réellement de cette action culturelle et artistique qui ne peut porter ses fruits qu’au prix d’un exigeant travail quotidien, il ne s’agit jamais de succès ni d’échec. Il s’agit d’un combat incessant auquel il n’est jamais question de renoncer. D’un effort sans relâche. Car c’est le travail-même de la civilisation, travail sans fin qui fait de nous, comme l’écrivit Albert Camus, des « Sysyphe heureux ». Mais pour que le chemin se poursuive, la mémoire doit en être transmise et c’est loin d’être le cas [5].
Sous les soubresauts de l’Histoire, une tenace aspiration à la démocratie culturelle se manifeste au moins depuis Condorcet dans notre pays [6]. Cette aspiration s’est manifestée de diverses façon, en particulier sous le Front populaire, et, même sous le piteux régime de Vichy, elle trouva des chemins de traverse [7]. Les volontés sont nombreuses qui n’attendent que la latitude nécessaire pour agir, et comme le disait Victor Hugo, il s’agit de ne pas les décourager.
Cette aspiration, c’est non seulement celle d’une richesse culturelle mise à la disposition de tous, mais d’une pratique de l’art et de la culture où chacun, avec ses compétences et sa sensibilité propre, doit apporter sa pierre à l’édifice. Cette conception, c’est celle d’un art considéré comme l’un des éléments centraux de la civilisation et l’un des outils majeurs de la construction de l’humain.
Cette démarche part d’un présupposé souvent négligé, parfois méprisé, en tous cas mal pensé car considéré comme impossible à faire entrer dans le réel. Ce présupposé induit que le geste artistique n’a pas comme unique objet de réaliser ce qu’on appelle une œuvre qui sera ensuite soumise comme le préconisait Malraux, à l’admiration du plus grand nombre, mais de révéler, autant que possible, la part créative de chacun.
Cette part créative prend forme et se révèle dans l’apprentissage de différentes techniques dont l’usage, à la fois personnel et collectif, initie à des langages symboliques. Ces langages mettent en mouvement et en dialogue cette part de l’esprit qui est de même nature que le rêve. Celle-là-même que les dominants actuels considèrent comme « inutile ».
Considérer le geste de l’art de ce point de vue, c’est replacer ses pratiques dans le contexte de la construction de l’être humain, celle d’un être sensible outillé de langages. Un être dont la finalité, n’est pas, comme celle d’une machine, de remplir efficacement un rôle de production, mais de s’ouvrir à ce qui nous est spécifique, la richesse de l’âme humaine. Richesse à laquelle nous accédons par des symboles, ce qui implique de s’ouvrir au monde non seulement par la connaissance, mais aussi par une approche émotionnelle. Très souvent, lorsqu’on parle d’art, la notion d’esthétique vient à l’esprit. Or, il est important de s’en souvenir : l’étymologie de ce mot n’évoque pas la recherche d’une beauté (ou d’une anti-beauté) figée ou « calibrée », mais l’ouverture à un univers de sensations chargées de sens, par définition partagées, et donc mises en action.
Il ne s’agit pas seulement, comme on le pense parfois, d’une nuance, même importante, entre deux conceptions de l’art et de la culture que l’on distingue généralement en « démocratie » et « démocratisation culturelle ».
Ce sont deux façons diamétralement opposées de considérer la question, dont on peut dire, sinon qu’elles se divisent en visions « de gauche » et « de droite », du moins qu’elles marquent d’une part un projet démocratique au sens fort et d’autre part une volonté d’appropriation par les élites détentrice de ce que Pierre Bourdieu nomme capital culturel. [8]
Aujourd’hui, devant l’invasion des industries culturelles de masse, ce débat peut sembler dépassé. Mais il est d’autant plus urgent de faire entendre le véritable sens de l’échange artistique. L’un de nos principaux outils de civilisation.
Lorsque en 1998 l’équipe de Catherine Trautmann osa proposer à la profession une « Charte des missions de services publics de la culture », qui avait pour objet simple et modeste de rappeler à leurs devoirs - et notamment celui de se préoccuper des moins favorisés - ceux qui dépendent de l’argent public, le moins qu’on puisse dire c’est que celle-ci fut mal reçue. Ce n’était malheureusement qu’une « charte » et la ministre ne résista pas longtemps à la bourrasque provoquée dans le milieu professionnel institué par son audace insigne. « De quoi vous mêlez-vous ? Nous sommes patrons chez nous, nous connaissons notre boulot. Vous voudriez m’obliger à m’intéresser aux quartiers difficiles de ma ville, aux écoles, mais enfin, Madame, vous n’y connaissez rien… Je m’occupe d’art, pas de socio-culturel ! » Ceux qui se sont coulés dans les rôles construits avec courage par les pionniers du temps de Jeanne Laurent et en ont fait des postes de pouvoir, supportent mal le rappel des fondamentaux. Voilà l’une des causes de la situation actuelle pour ce qui est de l’institution des « arts vivants ». Une occasion ratée. Tout n’est pas seulement dû à des votes malencontreux. Beaucoup de « responsables » n’ont pas agi en responsables.
Les idéalistes, on les écouta un peu dans l’après-guerre, car on revenait de très loin. Mais en temps de paix, il est rare qu’on ait envie de faire autant d’efforts, car les ténèbres ont été repoussés et l’on se croit à l’abri. C’est un leurre, bien sûr. Des passeurs comme Stéphane Hessel, nous le rappellent aujourd’hui : rien ne va jamais de soi en la matière. Les ténèbres sont là, tout près, menaçant de grandir, et une guerre terrible est en cours. Celle du chiffre contre le symbole. Celle d’une vision du monde qui mesure, évalue, calcule, vend et achète, contre cet univers de l’immatériel et de l’insaisissable, de l’immesurable, de l’incalculable, qui est la fragile mais seule vraie richesse des humains. Lorsque tout ce qui est de l’ordre du symbolique en sera réduit de force aux catégories des marchands, il ne restera aucune place pour le rêve.
Mais comment voudrait-on que cette grande idée puisse vivre comme une exception, un luxe, presque une aberration, isolée dans une Europe imprégnée d’ultra-libéralisme et tout entière axée sur le chiffre ? Ce débat doit exister publiquement et largement dans le monde. Alors, c’est maintenant. Il faut prendre conscience que cette question est vitale. Loin de renoncer à ce qui fait notre vraie force, il faut faire entendre et partager nos valeurs, celles de l’esprit, celles du symbole, dans tous les domaines, l’Éducation, la Recherche, toutes les pratiques de l’art, car en la matière rien n’est jamais tout à fait séparé. Il faut le faire entendre non seulement aux autres européens mais partout, car tous sont concernés, et nombreux sont ceux qui attendent ce message. Il faut nous relier à tous ceux qui, partout dans le monde, défendent la civilisation du symbole contre celle du chiffre.
Nicolas Roméas, directeur de Cassandre/Horschamp
On peut signer sur le site www.horschamp.org l’Appel « Impossible absence ».
Pour en savoir plus sur les enjeux et l’histoire de l’Education populaire en France : Christian Maurel ("Éducation populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation". Paris. Éditions L’harmattan, 2010),
[1] En particulier les pionniers des mouvements Peuple et culture et Travail et culture.
[2] Le dernier en date à ma connaissance eut lieu à Beaumes de Venise en 2009 sous l’égide du Théâtre Régional d’Action Culturelle.
Ils ne sont pas officiellement supprimés, mais on ne sait pas à quel ministère ils sont rattachés aujourd’hui !
[3] Cf les remarquables ouvrages de Robert Abirached « la décentralisation théâtrale » en quatre tomes.
[4] Lire à cet égard le remarquable papier de Jean-Pierre Vincent « Défense de l’art pour tous » Le Monde du 20 décembre 2010.
[5] cf les passionnants travaux de Franck Lepage sur le sujet ainsi que son cycle de « conférences gesticulées » : Incultures1 et 2, accessibles sur internet : http://tvbruits.org/spip.php?article981.
[6] cf Michel Rieux : Histoire de l’Éducation populaire : Condorcet présente en 1792 un rapport sur « l’organisation générale de l’Instruction Publique » dans lequel il parle d’une instruction pour l’ensemble du peuple, y compris pour les adultes.
[7] Cf L’ouvrage de Serge Hadded Le théâtre dans les années-Vichy (Ramsay, Paris, 1992) et se reporter également à l’histoire du mouvement Jeune France dirigé par Pierre Schaeffer.
[8] Pierre Bourdieu analyse en particulier le mécanisme de l’usage des avantages liés au « capital culturel » dans son ouvrage Les Héritiers.