Vous en avez de la chance.
Vous en avez de la chance, d’être allés à l’école, au lycée, peut-être à l’université, sans restriction, sans quota.
Vous en avez de la chance, oui, car ce n’est pas partout dans le monde, qu’en ce lundi 30 septembre 2013, de jeunes femmes et de jeunes hommes, semblables à vous pourtant, peuvent se retrouver dans une école de théâtre.
Sans avoir à vous cacher, sans craindre pour vos jours, sans risquer d’être brulés vifs, vous en avez de la chance d’entrer aujourd’hui dans cette prestigieuse école de théâtre où vous serez amenés à mimer, à jouer, à incarner des actes venus de sentiments inouïs, purs, obscènes, sublimes, diaboliques, atroces. Humains, quoi.
Et si, ces sentiments, vous ne les jouez pas, car ce n’est pas le chemin que vous avez choisi, vous, les futurs techniciens, ne pensez pas vous en tirer à si bon compte. Les ponts d’où ils se jetteront, les balcons où ils se suspendront, la tempête qui les échouera, le rivage, la jungle des villes, le cachot du roi, le verger, le son de la hache qui l’abat, le tonnerre des angoisses et des remords, les couchers et levers de soleil, les crépuscules, tout ça, c’est vous. L’oreiller qui étouffe vous le broderez. Le mouchoir aussi. La tunique empoisonnée, vous la taillerez. Le sang vous le ferez couler. Les soleils, les obscures clartés, la lune aphrodisiaque, c’est vous qui les suspendrez.
Alors ne frimez pas, vous les virils, les futurs directeurs techniques, ceux à qui on ne la fait pas, le champ de bataille vous y serez. La bataille, vous la livrerez. Les frissons vous les aurez et les coliques aussi. En tous cas, c’est ce que j’espère pour vous.
Mais, bon sang, pourquoi vous dis-je tout ça ? C’est presque agressif.
Je vous dis tout ça, parce que j’ai peur. J’ai peur pour vous. J’ai toujours peur qu’on vous empêche d’imaginer, de rêver, de voler. J’ai peur des cyniques, des grossiers, des avachis aux regards désabusés. J’ai peur que quelqu’un, quelqu’une, peut-être même parmi vous, oui, d’abord parmi vous, vous désenchante. Un goguenard et ses packs de bière, une voix criarde et ses sacs en plastique. Des remarques acerbes entre deux clopes. Et c’est fini. The moon is down. En plastique, elle aussi.
Mais qu’est-ce que je suis en train de leur dire… ? Tu parles d’une adresse d’accueil ! Sois gentille avec eux. Ils sont jeunes, encourage-les.
Mais, justement, je les encourage, à ma façon, en leur disant mes inquiétudes et désignant mes ennemis.
Le directeur, celui qui est en train de lire ma lettre, m’a choisie, moi, comme marraine, les professeurs ont accepté, ce n’est pas rien, c’est un honneur, mais c’est surtout une responsabilité. Enorme. Je ne peux pas leur faire un faux salut qui ne dise pas ce que je crois, qui ne nomme pas les outils qu’ils devront absolument posséder et partager pour se lancer dans l’épopée qui, pour eux, commence aujourd’hui. Et qui pour moi commença il y a 55 ans.
Je crois à l’imagination, à la liberté, mais aussi à la ponctualité, je crois à la fantaisie de la parole, mais aussi à la politesse, ce minimum de la ritualisation de notre vie quotidienne.
Je crois à la générosité du jeu et de l’action, mais avant tout je crois à celle de l’écoute.
Je crois par-dessus tout à l’amitié qui sera votre philtre, votre potion magique.
Je crois que votre école ne doit pas faire de vous des acteurs d’un côté, des techniciens de l’autre, mais des femmes et des hommes de théâtre tout simplement. Une perche, un projecteur, un marteau, une perceuse, un sentiment, une bonne diction, un silence précautionneux, une mélodie, un vers, une échelle bien mise, voilà qui appartient à tous. Vous avez terriblement besoin les uns des autres. Si vous ne voulez pas partager le savoir, la pratique, vous serez moins forts, moins heureux, moins fiers. Je vous assure, je vous assure.
Je crois que votre école ne doit pas vous préparer à entrer sur le Marché, mais sur l’immense chantier d’un monde meilleur auquel, grâce à votre art, il vous revient d’œuvrer maintenant.
Je crois que toutes les administrations de France, de Navarre et d’Europe doivent cesser d’assortir l’aide qu’elles proposent à la jeunesse avec des cages dans lesquelles vous seriez, par réalisme, contraints d’entrer. Votre école ne doit pas vous enseigner à vous y résigner.
Vous ne devez entrer dans aucune case, aucune cage, vos seules limites sont celles qu’imposent à votre cœur et à votre conscience le respect de l’autre, la Justice, la solidarité et la tendresse humaine.
Je vous embrasse
Ariane