Les Translatines s’achèvent sur des combats pour la vie. La dictature, le trafic d’organes et le sida écrivent des histoires de disparition que les compagnies transposent dans des œuvres poétiques, dramatiques ou pathétiques. Loin du fait divers, on y fait face à l’histoire et aux traumatismes. Et aucun autre festival de théâtre n’ouvre aussi grand la fenêtre sur ce subcontinent si étroitement lié à l’histoire de l’Europe, et à son avenir.
Avec leur compagnie Malayerba (Mauvaise herbe), Aristides Vargas et Amaya Labéguerie sont les monstres sacrés du théâtre équatorien. Pour nous transmettre quelques « Instrucciones para abrazar el aire », le couple part d’un crime de guerre commis par le régime de Pinochet, en Argentine. Vargas s’y intéresse d’autant plus qu’il est originaire du pays. Il faut donc commencer par les faits. En 1976, police et armée attaquent un immeuble qui abrite une imprimerie clandestine des opposants au régime, dissimulée comme fabrique alimentaire. Les morts sont nombreux, l’immeuble est ravagé. Les militaires enlèvent une fillette, toujours disparue à ce jour, mais probablement vivante. Ses grands-parents n’ont jamais cessé leurs recherches pour la retrouver.
Compañia Malayerba : "Instrucciones para abrazar el aire"
Comment embrasser l’air ?
La pièce reprend le thème des aliments, mais d’un point de vue enfantin. Assis derrière une grande table, comme face à un cercueil couvert de légumes au lieu des fleurs, les acteurs transforment poivrons et poireaux en personnages, comme dans livre d’images pour les petits. C’est drôle et tendre, mais la douleur de la perte ne cesse de remonter à la surface. Cette cérémonie dialoguée est certes du vieux, du très vieux théâtre. Mais il peut encore plaire à certains. Et le lien entre la forme scénique et le réel est des plus singuliers. La première a été donnée, il y a dix-huit mois, dans la maison même où l’assaut a eu lieu. Vargas en évoque les circonstances : « La grand-mère de la disparue a 85 ans. Elle est presque aveugle et son mari est décédé entretemps. Pour qu’elle puisse suivre la représentation, nous l’avons placée à un mètre de nous. Elle n’a jamais cessé les recherches et croit aujourd’hui avoir identifié sa petite fille. Mais la dame en question refuse le test ADN. La grand-mère espère maintenant que sa petite-fille présumée verra notre spectacle et qu’elle en sera émue au point de se déclarer. » Il s’agit son dernier espoir de pouvoir un jour embrasser l’air qui porte encore l’odeur des morts. (1)
Dans le ventre de la baleine
En Colombie aussi, des enfants disparaissent, de plus en plus souvent même et directement après la naissance, pour être vendus, en entier ou organe par organe. A partir de l’âge de dix ans, un autre danger guette les filles : la prostitution enfantine. Cyniquement, les proxénètes promettent aux parents de leur rendre la fille cinq ans plus tard, en meilleur état. La compagnie Teatro Petra (1), prix national de mise en scène 2013, part de ces réalités pour dénoncer l’enfer sur terre. « Dans mon quartier, une femme vivant dans la rue tombait enceinte chaque année. Mais on ne voyait jamais ses enfants. Il s’est avéré qu’elle les vendait pour s’acheter du crack », raconte l’auteur et metteur en scène Fabio Rubiano Orjuela. « Nous avons fait des recherches sur le trafic d’organes. C’est devenu un des commerces les plus juteux de la planète. »
La pièce « El vientre de la ballena » bascule entre drame policier, fantasmagories à la Genet (Le Balcon), film burlesque revisité et show télévisé. L’action se déroule principalement dans un établissement qui inclut un bordel et une clinique de fécondation et d’accouchement, dissimulés comme cabinet dentaire. « Nous avons choisi cette forme parfois humoristique et surréaliste pour éviter le discours larmoyant sur les victimes et parce que le théâtre ne pourra jamais concurrencer un documentaire ou une étude sociologique. » Ils savent d’autant mieux croiser les fils. L’inspecteur de police, à la recherche de sa fille de quatorze ans qui fait une fugue, trouve celle-ci au bordel. Elle lui propose des services. Il la menace avec son arme. Mais sa volonté d’échapper à ses parents divorcés lui donne une énergie redoutable. Parallèlement, la patronne du bordel séquestre une fille débile comme pondeuse sérielle. A la fin, chaque personnage appelle des téléspectateurs imaginaires (titre de l’émission : « Ce soir vous êtes le procureur ») à voter pour ou contre sa condamnation.
Teatro Petra : « El vientre de la ballena »
Pas de vote dans la salle, l’intérêt du spectacle est ailleurs. Il s’agit d’un questionnement pertinent de l’humain qui devient une marchandise. Le père policier y participe par ailleurs, grand adepte des points de fidélité octroyés par son supermarché. Simpliste ? Non, drôle ! L’humour est nécessaire pour aborder, sans moraliser, cette descente dans le ventre de la baleine, tant il est ici question de brutalité et de fluides corporels hors contrôle.
Danses privées
Autres Colombiens, autre approche. Dans « Las danzas privadas de Jorge Holguin Uribe », pièce kaléidoscopique s’il en est, le Colectivo Matacandelas de Medellin nous fait découvrir comment le pays a découvert le sida, à savoir dans le même désarroi que les autres. Cependant, Cristobal Pelaez, le doyen du collectif, explique qu’une création dramatique ou chorégraphique autour du sida n’y existe que depuis une quinzaine d’années. Si le milieu artistique colombien a subi le choc comme nous autres Européens, le VIH n’y était, à titre collectif, qu’une épreuve de plus. Quant à l’impact sur une famille, la pièce est loquace, relatant la lutte pour la vie de ce danseur, chorégraphe, mathématicien, écrivain, dessinateur et grand voyageur. Au début, une infirmière, ou peut-être sa mère lui explique qu’il sera ressuscité pour la scène, la durée d’un rituel artistique.
Colectivo Matacandelas : « Las danzas privadas de Jorge Holguin Uribe »,
Le spectacle n’est pas moins éclectique que les intérêts artistiques d’Uribe, décédé en 1989, à l’âge de trente-six ans. Musique, théâtre et danse se côtoient librement entre réflexions théoriques, éclats de culture arabe et influences germaniques (Pina Bausch, Kurt Weill). Pour créer une pièce rendant la danse accessible à tous, Uribe avait formalisé son approche dans les « danses privées », un manuel sous influence du Tanztheater, introduisant en Colombie une approche où les gestes du quotidien deviennent chorégraphiques. Mais avant tout, la troupe nous parle de l’incompréhension face à une maladie qui découle de l’amour et de la longue recherche des amis et de la famille pour trouver une thérapie miraculeuse.
Reflet de cette recherche sans résultat et du vertige face à la déchéance corporelle, le spectacle est lui-même un non-finito, à compléter par le spectateur qui doit se frayer un chemin à travers souvenirs, réflexions, exercices de danse, images qui surgissent et s’effacent comme dans la vision d’une personne affaiblie qui perd la distinction entre le réel et son imaginaire. Mais comme ils veulent tout de même prendre le spectateur par la main, ils versent dans une brechtitude didactique à la Galileo Galilei. Uribe aurait été mieux servi en partageant l’énergie vitale de jeune Baal. Quand il apprend qu’il est séropositif, Uribe refuse toute idée de suicide ou de résignation, pour profiter d’autant plus du temps restant, avec sa manière de voir l’existence : « La vie est d’une terrible beauté. » On ne saurait mieux résumer cette 31e édition des Translatines. Quant à l’avenir du festival, son rôle dans les échanges entre l’Europe et l’Amérique et ce que le subcontinent apporte aujourd’hui à l’Europe, Jean-Marie Broucaret s’exprimera dans le prochain numéro de Cassandre/Horschamp, à paraître en janvier 2014.
Thomas Hahn