Dans ce nouveau livre [1], il est encore question de liberté, mais cette fois à travers une analyse approfondie, précise et implacable de ce qui constitue le fondement même de la rationalité libérale, en la confrontant à ses propres paradoxes, et surtout à ses impasses.
L’individu promu par l’idéologie libérale est en effet un sujet guidé par sa raison, sa rationalité, et supposé capable à chaque instant d’adapter ses conduites en fonction du calcul raisonné de ses intérêts. Il s’agit donc d’un sujet fondamentalement rationnel, et les dispositifs de gouvernementalité, la manière de gouverner de tels sujets, reposent précisément sur cette illusion nécessaire à son expansion.
Le « vivre ensemble », dès lors, ce qui fait société entre nous, revient à l’équilibre « naturel » (au sens d’une loi naturelle telle que celle de la gravitation) des intérêts individuels, chacun ajustant son comportement en fonction des paramètres indexant son intérêt propre.
Tout cela est bien connu, mais l’angle d’attaque de Roland Gori n’est pas ici de s’apitoyer sur une société égoïste, individualiste, et mettant au centre l’intérêt personnel. On peut bien sur regretter qu’elle devienne de plus en plus ainsi , et en souffrir, mais cela n’en fait pas une analyse au sens fort du terme.
L’un des points essentiels de la pensée de l’auteur, me semble-t-il, consiste à pointer l’échec même du libéralisme dans ses promesses de liberté individuelle, d’émancipation (même si ce terme n’appartient pas au vocabulaire libéral), promesses s’appuyant notamment sur les progrès techniques supposés rendre l’homme plus autonome et maître de lui-même.
Il ne s’agit pas de critiquer la liberté, bien au contraire ! Ni la technique en tant que telle. Le problème n’est pas là, il est dans ce sur quoi cette liberté est censée reposer du point de vue de l’idéologie libérale, à savoir la rationalité, le calcul bien compris, l’autonomie de la volonté, notions auxquelles rien ne peut et ne doit échapper.
Pour tenter de résumer l’argumentation de l’auteur, cet échec du libéralisme me semble pouvoir se décliner sur deux plans : l’un social, l’autre individuel.
Commençons par le social. S’il y a échec et paradoxe sur ce plan, c’est bien du fait d’une aliénation encore plus forte produite par le libéralisme, dans un contexte historique (la fin du XIXème siècle), où les machines, les automatismes, au lieu d’affranchir l’homme, le subordonnent de plus en plus à la productivité et à la rentabilité. Là où le métier de chacun comportait une part d’artisanat, d’inventivité, de savoir faire subvertissant tout protocole pré-établi, l’industrialisation, la mécanisation, la technique, la standardisation au profit d’une consommation de masse ont conduit au contraire à une prolétarisation croissante des métiers, dans le sens où c’est désormais la machine (matérielle ou aujourd’hui virtuelle) qui « demande » à ce que ses normes de fonctionnement soient intériorisées par l’individu.
Tout se passe alors comme si les promesses de liberté, d’autonomie, et d’émancipation soutenues par le libéralisme avec l’appui des progrès techniques s’étaient effectivement réalisées....mais pour les machines et non pour les hommes ! Qui les servent plus qu’ils ne s’en servent….
On le voit bien aujourd’hui avec l’internet, qui semble devenu autonome, fonctionner tout seul, malgré les tentatives pour le réguler. Exactement comme ce que l’on appelle « Le marché », identifié à une loi naturelle, mais en réalité plus proche d’un automatisme échappant au contrôle des humains. Du moins dans une version de l’humain n’ayant plus qu’à s’adapter et à mieux calculer une réalité qu’on lui présente comme un état de fait.
Mais sur fond de cette crise du libéralisme, Roland Gori ne s’en tient pas au constat d’une aliénation paradoxale « vendue » au départ comme un « plus de liberté ». Vient le temps d’après la crise, celui sur lequel se développent d’autres idéologies, et pour le dire clairement, les différents fascismes. Ceux ci ont en effet beau jeu de dénoncer la perte de valeur, l’individualisme régnant, pour mieux capter, capturer les individus dans une vision où c’est la masse qui commande, et où le sujet abdique sa responsabilité derrière celle d’un chef garant de ce qui convient à tous et à tout, dans un totalitarisme prenant en charge cette part « ingouvernable » du sujet libéral qu’analyse l’auteur, mais pour faire de cette part ce qui conduit au pire.
Ces fascismes n’ont plus forcément la même forme aujourd’hui qu’hier, mais ils reposent sur le même mécanisme et les mêmes effets. A chaque fois, l’individu renonce à sa liberté et à sa responsabilité, soit au profit des automatismes qui « décident » à sa place, soit au profit d’un chef exaltant l’idée de nation ou de Dieu garantissant les vérités ultimes. Il n’y a alors plus à penser, à réfléchir, il n’y qu’à suivre et à s’en remettre à l’Autre machinique ou hiérarchique.
C’est dans ce sens précis que Roland Gori parle des techno-fascismes et des théo-fascismes, vus comme les enfants monstrueux nés dans les décombres d’un libéralisme confrontant les individus au décalage d’un discours promettant la liberté face au réel d’une société mécanisant ses individus pour un maximum de rentabilité.
Sur le plan individuel, maintenant, en quoi le libéralisme échoue-t-il ? Ce point est capital, et se trouve au cœur de ce que Roland Gori qualifie d’ingouvernable dans l’individu. Ce n’est pas un hasard, nous dit il, si la psychanalyse émerge justement au moment même de la crise du libéralisme précédemment évoquée, à la fin du XIXème siècle. S’il est une chose mise en évidence par la psychanalyse, dans la cure comme dans la société, c’est que, contrairement à l’idée d’un sujet rationnel guidé par son intérêt tel que le « veut » le libéralisme, le désir de l’homme peut tout à fait aller contre son propre intérêt. Ses symptômes, ses actes manqués, ses différents « ratages », sont là pour en témoigner, et pour lui donner une chance d’y entendre une vérité, dont le langage s’oppose souvent au discours de sa raison. En réalité, le sujet du libéralisme semble calqué sur le « moi fort » d’une certaine psychanalyse américaine, soucieuse d’adaptation plus que d’entendre la signification des formations de l’inconscient. Comment, dès lors, ne pas penser à cette célèbre phrase de Freud, dont la portée politique et anthropologique apparaît d’autant plus clairement à la lecture du livre de Roland Gori : « Le moi n’est pas maître en sa propre maison » [2] On sait que Freud, en disant cela, situait la psychanalyse comme troisième vexation psychologique, après celles infligées par Copernic, puis Darwin.
Il ne s’agit pas de dire ici que la raison ne compte pour rien, mais simplement de rappeler, quitte à vexer, qu’elle n’est pas tout, et parfois pas l’essentiel pour cerner ce qu’il en est des motivations profondes des êtres humains. Au delà, ou à côté, de la raison, il y a un reste irrationnel et déraisonnable. Et ce reste, lui, compte pour beaucoup, dans la mesure où il est irréductible à tout calcul, à toute maîtrise consciente, à toute volonté, aussi bien intentionnée soit elle. Ce reste, pour la psychanalyse, est ce qu’il y a de plus réel en nous, ce qui revient toujours à la même place, ce qui insiste. C’est là que se trouve cet « ingouvernable », qui n’en fait qu’à sa tête, au sein même de la rationalité de chacun. C’est là que gît l’impossible dont Freud qualifiait les trois métiers du soin, de l’éducation, et du gouvernement des hommes. Un impossible [3] qui ne doit pas pousser à l’abandon ou à la résignation, bien au contraire, mais qui exige qu’on interroge la place qu’on lui fait.
C’est en effet de la place laissée (ou pas) à ce reste ingouvernable que vont dépendre les modalités du « vivre ensemble ». Pour le libéralisme, ce reste n’a pas de place, ou alors celle d’un résidu irrationnel, voire d’une variable parasite qui ne saurait faire entendre aucune vérité. Pour les fascismes, ce reste est « pris en masse » dans le dépassement de l’individu, et son effacement au profit d’une idée (Dieu ou la nation). Ainsi mis au service de l’Autre, du Tout, il ne parle plus, il passe à l’acte...
Quelle possibilité reste-t-il, alors ? A la fin de son essai, Roland Gori esquisse quelques directions : celles du récit, et du bien commun, entre autres. L’un et l’autre sont indissociables, car le récit est une mise en commun de significations, de paroles et de silences échangés, de débats visant à construire une histoire saisissant dans le passé ce qui reste présent de toute éternité. Quand au bien commun, il nécessite un récit collectif, à plusieurs voix, à plusieurs langues [4], afin que ce commun puisse être symbolisé, et par la même être structurant. Ce commun, on le voit, relève le défi d’articuler le singulier et le pluriel, le passé et le présent, sans écraser l’un par l’autre au nom d’une idéologie. Car une société qui perd sa capacité à mettre en récit et à mettre en commun a tout à craindre pour l’avenir...
Fabrice Leroy
[1] Roland Gori, L’individu ingouvernable, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2015.
[2] Sigmund Freud, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais (1919) Paris, Gallimard, 1985.
[3] Lacan articulera l’impossible et le réel dans son enseignement, mais je propose ici – pourquoi pas – d’entendre cet impossible comme dans « tu es impossible ! », parfois prononcé avec une affection (mal) dissimulée...
[4] Ce qui est commun n’est pas comme Un...