L’anonyme de Douarnenez...

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L’anonyme de Douarnenez...

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par Olivier Schneider
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Douarnenez est une ville qui perd peu à peu ses lieux de culture populaire et accessible à sa propre population. Le dernier cinéma privé qui proposait une programmation généraliste de qualité, le K, a fermé ses portes en septembre dernier.

Comme d’autres villes balnéaires, la culture populaire et grand public se concentre sur les événements et festivals d’été. Elle devient un appât pour la clientèle touristique, et de plus en plus difficile d’accès aux populations à bas revenus et/ou restreinte dans ses déplacements. Des événements musicaux comme celui des Sables Blancs sont devenus payants, y compris la Journée des Gras, pourtant d’origine populaire et ouvrière !

Mais ici comme ailleurs, il reste une exception à cela, c’est l’art brut : expression pure d’un art gratuit pour tous, qui ne demande rien, ni culture savante, ni réseau, ni moyens financiers, sinon une certaine folie, celle de perdre son temps pour d’autres... On en trouve des traces vivantes un peu partout. À Rouen, par exemple, Alain Rault grave d’une fine écriture des amoncellements de mots et de formules sur les murs et les portes, jusqu’à en recouvrir le sens. Vagabond des rues de Rouen, la couverture sur le dos, c’est un personnage aimé, reconnu par sa ville et ses habitants. En Italie, à Gènes, Melina Riccio a couvert de mots d’amour, avec sa signature, les murs et les poubelles en grosses majuscules. C’est une personnalité respectée, suivie, car tout à fait désintéressée.

À Douarnenez, un anonyme, qui tient à le rester, couvre discrètement depuis plusieurs années les éléments neutres du bien public de titres de films soigneusement choisis, accompagnés de chiffres et de flèches.

À l’inverse de Guy Brunet et des centaines de silhouettes, d’affiches, de décor de films qu’il rassemblait dans une ancienne boucherie à Viviez près de Decazeville (son studio Paravision), l’anonyme de Douarnenez disperse aux quatre coins de la ville et dans tous ses quartiers, l’évocation de films populaires ou anciens, comme une sorte de parcours cinéphile (avec parfois la liberté d’inventer quelques titres, ce qui crée une certaine poésie, ou de rares clins d’œil).

On ne sait quelle valeur artistique donner à ce travail incessant et fastidieux.

Il témoigne d’une assez riche et personnelle culture cinématographique, qui surprend parfois, mais qui évoque toujours une émotion ressentie et partagée. Est-ce une forme de street art dénué d’ego, du griffonnage sympathique, ou un long code de rue à déchiffrer ? De façon étonnante, la Ville et la communauté de commune, ont fixé, pour le condamner, la valeur de ce travail : 85 000 euros.

On ne sait non plus si ce remplissage par un humain, nuit après nuit, de surfaces neutres et grises, réveille la conscience, poétise le quotidien ou distrait le badaud, mais les autorités locales l’ont décidé : il est une dégradation et une nuisance pour la collectivité.

Ce qui est certain, de la bouche même du capitaine de gendarmerie Lachivert, chargé de l’enquête, c’est qu’il n’y a pas eu de délation ou de plainte d’habitant. Et pour cause, l’anonyme a pris soin d’inscrire ses lettres à la main, à la peinture à l’eau (Posca), et uniquement sur les éléments utilitaires du domaine public. Il a pris soin de ne gêner personne, et de ne laisser ses inscriptions qu’éphémères. Étant donnée la dureté du temps en ce bout de Finistère, ces inscriptions de durent pas longtemps et elle s’effacent du bout de l’ongle. Alors pourquoi poursuivre cet homme ?

Selon le Télégraphe du 9 janvier 2018, le capitaine Lachivert a mené son enquête en questionnant les témoins de son activité nocturne parce qu’il « fallait le faire cesser ». Pourquoi faire cesser une activité humaine qui ne dérange personne ? Pourquoi empêcher quelqu’un de déambuler les nuits de belle lune pour inscrire des évocations cinématographiques sur les poubelles, les poteaux gris des lampadaires ou les plaques d’égout ? Au terme d’un long procès, le verdict du tribunal correctionnel, car l’homme était incapable de payer la moindre amende, a été de 2 mois de prison avec sursis. « Pourquoi faites-vous ça ? » s’est étonné la présidente du tribunal correctionnel de Quimper, « Je préfère garder le silence » a répondu l’anonyme de Douarnenez...

C’est une condamnation, celle de l’effort d’un homme de créer une forme brute de culture populaire pour tous, un plaidoyer pour l’imaginaire. Car chacune de ses inscriptions, avant de disparaître sous la pluie, évoque quelque chose, renvoie à une émotion partagée ou imaginée, d’un film qu’on a vu ou qu’on aurait pu voir, de Buchenwald au 5ème élément, comme un catalogue de références communes qui s’effaceront face aux assauts du temps et la perte des mémoires.

Olivier Schneider

Crédit images © O. Schneider

De nombreux articles à ce sujet dans ce blog :

http://lepoignardsubtil.hautetfort.com

Article du télégramme sur le procès du tagueur cinéphile
https://www.letelegramme.fr/bretagne/douarnenez-le-tagueur-cinephile-condamne-pour-des-milliers-d-inscriptions-14-01-2019-12182733.php



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