L’Art depuis le début du confinement n’est plus qu’une promesse. On dépose sur la toile des images et des sons soumis à l’oppression de la séparation, en gage de prochaines retrouvailles. C’est un moyen pour ne pas se perdre totalement, résister à l’engloutissement. L’Art devient aussi vital que l’eau, le feu, l’air et la terre, il devient nécessaire. Mais il n’est plus une expérience collective partagée ou très peu. Il est en cage, comme les bêtes sauvages derrière les grilles ou les vitres d’un zoo, il ne peut plus mordre, mais il peut fertiliser, éveiller, réveiller.
Souvent le soir je m’endors avec, sur l’oreiller, la voix de ceux et celles qui savent ouvrir l’imaginaire. Poètes, auteurs, conteurs, chercheurs, leur parole intime et fertile éclaire l’obscurité, ouvre l’espace confiné à l’infini de mes nuits.
Je me tais, j’écoute la présence dans leur voix, plus forte que n’importe qu’elle image. J’écoute quelqu’un me parler à moi, et à moi seule. Celui ou celle qui a su transformer le chaos en poème, en littérature, en histoire ou en savoir et qui partage. Sa voix est unique, elle est musique, elle m’enveloppe et me pénètre à la fois. Je suis l’enfant bercée, nourrie et rassurée, quelqu’un me parle et j’apparais. Quand elle s’éteint, elle résonne encore et sa semence en moi déposée, ne me laisse ni seule ni frustrée mais rassérénée. Je peux dormir, quelqu’un est là qui veille sur moi avec sa voix.
Rien de tel avec les vidéos.
Quand l’image sur l’écran s’éteint c’est comme si elle emportait avec elle un morceau de chair, comme si soudain le monde disparaissait et moi avec lui. C’est brutal et glacial. Les êtres chers découpés sur la surface vitrée, la joie partagée, et puis soudain plus rien. Rien d’autre que le réel dans sa brutalité : l’État ne nous a pas protégé. Certains le savaient déjà, d’autres le découvrent, mais dans les deux cas on est sidéré. Quelque chose en nous résiste, refuse et se fige. La stratégie du choc pour nous paralyser.
Sur la toile des GAFA on y danse, on y chante.
Chacun cherche ce qu’il pourrait inventer et partager pour manifester sa présence, sa fantaisie et son intelligence.
Sur la toile des GAFA on y pense, on y pense.
Chacun reçoit et poste des vidéos, pour tromper l’ennui et desserrer l’étaux de ses états d’âmes.
Mais ce ne sont que promesses non tenues. On est touchés, émus par une image qui passe et puis on passe à la suivante, dans une frénésie insatiable, triste et joyeuse à la fois.
Le projet Une minute de danse par jour de l’artiste Nadia Vadori-Gauthier par exemple m’enchante.
Je regarde cette femme haute d’un demi centimètre sur mon écran et je l’imagine en grand. J’aime la simplicité du projet, sa puissance politique et poétique et la grâce aussi de celle qui danse. Mais je n’en ai qu’une image et non l’expérience. Alors je me lasse et je passe, toujours frustrée, à la suivante.
Irremplaçable présence des corps.
Sur les écrans de nos cavernes confinées, les images défilent à l’infini, elles nous aident à tenir en attendant le retour de la vie. Elles sont l’ombres projetées de la réalité. Il nous appartiendra bientôt d’inventer de nouveaux moyens pour retrouver l’expérience.
Avec des amis on a fait une chanson pendant ce confinement, histoire de ne pas se consumer de rage face à l’ineptie cynique du gouvernement.
On l’a chantée avec les passants et les voisins, et c’était bon. Puis on l’a enregistrée et diffusée sur Youtube et depuis je me dis : à quoi bon ? Le nombre de vues n’a aucune réalité, aucun sens pour moi. Certes des personnes manifestent par message leur plaisir de l’écouter, et c’est agréable de se savoir écouté, mais le plaisir est fugace, incomparable. Privée de l’expérience du partage en direct je mesure son importance et même 1000 vues n’y changerons rien.
J’ai enregistré aussi des contes sur SoundCloud et là encore, quelque chose me manque, ou plutôt quelqu’un. L’autre, sa présence, son écoute, ses yeux gourmands, mi-clos ou distraits. Son corps immobile ou agité, tendu ou détendu, ses rires, ses quintes de toux, ses commentaires, son téléphone qui sonne.
Et surtout ses silences, car il n’y a pas UN silence, LE silence n’existe pas, il est plein à chaque instant de nos murmures intérieurs et de nos danses intimes. Il résonne aussi de bruits de radiateurs et de climatiseurs, de chants d’oiseaux et de moteurs. Il est parfois poli et d’autres fois intense. Il est l’océan immense sur lequel la parole navigue. Il est l’écoute unique de cet instant précis.
Et j’ai hâte vraiment, de m’asseoir près de mes frères humains pour assister un artiste dans son acte de musique, de danse, de musique ou de parole. Hâte aussi d’honorer la promesse contenue dans mes contes enregistrés, en gage de ma présence évanouie.
J’écris ici sans savoir à qui, j’écris comme on crie pour manifester sa présence à l’autre trop lointain.
Karine Mazel
Merci à la photographe CAROLINE DELMOTTE pour ses photos