Car c’est de nous, que parle cette ville

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Car c’est de nous, que parle cette ville

Marseille, capitale de la rupture
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par Nicolas Romeas
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Rue de la république, l’ancienne rue impériale, voie haussmannienne rectiligne qui en 1864 creusa la colline et détruisit plus de soixante rues populaires dans le but avoué de remplir le centre de Marseille d’une population de bourgeois. Marcher aujourd’hui dans cette artère impersonnelle, vendue au fonds de pension canadien Lone star et rachetée par une filiale de la célèbre Lehman Brothers, rue-fantôme aux immeubles encore vides d’où ont été chassés les pauvres. Longer ces murs ornés de silhouettes de modernes joggeuses casque vissé aux oreilles, couverts de slogans grotesques du genre « ma street bouge », suffit pour percevoir l’étendue des dégats.
Et de la guerre en cours, ici, contre le peuple.

Et par hasard on tombe sur le petit film - facile à trouver sur internet - intitulé (comme le clip de Keny Arkana qui y a participé) Marseille, capitale de la rupture.
Ce mini-documentaire résume crûment la désolation dans laquelle se trouve aujourd’hui la population de la ville.

Il faut absolument lire l’Histoire universelle de Marseille, magnifique pavé d’Alèssi Dell’Umbria (Quelque 800 pages aux éditions Agone) qui raconte dans le détail comment ce « pays », qui fut une république, est en butte depuis des siècles à une féroce volonté nationale de le priver de toutes ses spécificités culturelles et politiques. De le castrer.

Tout ce qui fait de Marseille un pays provençal ouvert à toute la Méditerranée, depuis sa langue, l’Occitan de Provence, jusqu’aux astucieux systèmes de gouvernement qui lui permirent très longtemps de ne jamais être entièrement soumise aux règles françaises, seigneuriales, royales et impériales, tout ce qui fait de cette ville un carrefour vivant, imprévisible, ouvert aux flux et aux reflux de la mer, sans cesse revivifié d’immigration nouvelle, cette cité indomptable réfractaire à l’ordre centralisateur, où ne cesse de s’inventer une puissante culture populaire dont la tradition ne s’est jamais figée comme le montrent aujourd’hui des artistes comme Nielo Gaglione (Naïas), Manu Théron, Sam Karpienia, Massilia sound system, Moussu T et lei jovents et tous les anciens du légendaire groupe Dupain. Et tous ces lieux modestes qui abritent des équipes bourrées de courage et d’énergie, Le Point de Bascule, L’art de vivre, Les Pas perdus, ceux du carnaval de La Plaine (aujourd’hui réprimé par les forces de l’ordre), le si précieux Ostau dau Pais Marselhès. Et aussi le Toursky… Toute cette vie culturelle intense, fougueuse, conviviale, ouverte sur le monde et profondément originale, cette richesse que l’on doit évidemment aimer et défendre avec vigueur, tous ces lieux et ces gens sont sciemment précarisés.
Et tout cela, trésor inoui, est condamné à la survie.
Ou menacé de mort brutale.

Menacée, Marseille le fut par différents pouvoirs qui exploitèrent au long des siècles les capacités militaires et marchandes de ce port sans se soucier de sa vie culturelle.
Certes, c’est parfois une chance pour une collectivité créative, d’être ignorée des puissants et de se développer dans la pénombre, mais il faut au moins la respecter et ne pas vouloir la détruire. Comme l’a montré Michel de Certeau dans L’invention du quotidien, l’inventivité et la sagesse des peuples, l’usage habile et le contournement de la contrainte, produisent souvent des effets étonnants. Et lorsque les quartiers populaires de Marseille tissent patiemment leurs liens dans un esprit d’hospitalité et d’ouverture à l’autre, font se croiser et se mêler des manières d’être, des valeurs, des langues et des signes venus de toute la méditerrannée, cela produit une vraie culture.

C’est cela qui est menacé.

Ça l’est aujourd’hui, violemment, par un pouvoir qui marche main dans la main avec les promoteurs globalisés, la finance internationale. Après des siècles de résistance, des années de négation et de mépris de ces cultures occitanes et provençales où naquirent et vécurent trouvères et troubadours, l’un des plus beaux fleurons de notre imaginaire commun, est-ce l’heure du coup de grâce ? Marseille a longtemps tenu bon sous les coups, elle est aujourd’hui dans le collimateur d’avides bétonneurs et autres gentryficateurs patentés.

L’insolente qui leur résiste encore, les armées du néolibéralisme mondial sont décidées à lui faire rendre gorge enfin.

Et la culture, là-dedans ? Nous n’avons rien, bien sûr, contre les grandes manifestations culturelles qui donnent à voir ce qu’un peuple sait inventer, mais lorsqu’on fait venir sous ce prétexte des « stars » sans intérêt et hors de prix, il faut lancer l’alerte. L’urgence n’est-elle pas, d’abord, de valoriser le trésor existant au lieu de l’occulter ? Alors, si une vaste opération européenne parée d’un label « culturel » est utilisée comme arme - et comme masque - dans cette ville devenue championne de la chasse aux Rroms, pour terminer le sale boulot d’éradication d’un peuple encombrant sous couvert d’art et de « culture », le monde dit « culturel » doit sans doute dénoncer la manœuvre.

Mais le monde de la « culture » dort aujourd’hui sur des lauriers qu’il a depuis longtemps cessé de mériter. Car la culture est un combat, faut-il ici le rappeler ? Les pionniers de l’éducation populaire et ceux de la décentralisation théâtrale le savaient, au sortir de la guerre. Et rares sont ceux, parmi les gens qui aujourd’hui habitent les maisons de pierre ou de ferveur qu’ils bâtirent, qui portent encore la flamme. C’est un combat, oui, permanent, contre les forces du chiffre et de la déshumanisation, de la réduction des populations en une sorte de « classe moyenne standard » mondialisée, déculturée, flexisécurisée, déracinée, composée de producteurs-consommateurs à la merci d’entreprises mondiales, prêts à tout pour gagner leur vie le moins mal possible et renonçant à résister, tenus par la peur du chômage et de la misère. Il faut que les « décideurs » et « experts » qui portent la charge de ce mot : culture, ce mot dont on voit bien - par cet exemple entre autres - qu’il est à peu près hors d’usage, il faut que ceux-là s’arrachent à leur sommeil et réalisent que cette charge est, en fait, une immense responsabilité. Celle de l’avenir de notre civilisation, simplement.

Nicolas Roméas, mars 2013



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