Voilà plusieurs semaines, me dis-je, que je devrais être nettoyée, purifiée, allégée, après avoir assisté au spectacle pluridisciplinaire Bacchantes, prélude pour une purge de Marlène Monteiro Freitas au Manège de Reims - et donc avoir l’esprit disponible et apaisé pour écrire. Or, il n’en est rien. Impossible de rédiger un quelconque billet d’humeur ou même quelques lignes sur ce spectacle qui continue de m’habiter, me hanter, de perturber mes sens et provoquer un salmigondis de sentiments.
J’ai l’impression de retrouver le « gloubiboulga » sensoriel que concoctait ce bon vieux Casimir pour soigner tous ses bleus à l’âme quand j’étais gamine. Un improbable plat roboratif et écœurant à la fois. Je suis bien loin de tomber dans le piège des arguties. À peine quelques mots griffonnés au fil de mes pensées et ma réflexion part à vau-l’eau.
Bilan clinique : Sensations étranges indescriptibles et contradictoires. C’est fort dérangeant. Presque effrayant. Je me sens dépossédée de toute vision critique un tant soit peu cohérente. Je n’ai plus de mots pour dire ce que j’ai ressenti. Je suis incapable d’exprimer un propos qui fasse sens. Je ne sais même pas par quoi commencer. J’ai l’impression d’avoir perdu tout repère.
J’ai beau m’efforcer de réfléchir, de revisionner des extraits du spectacle, de lire des articles sur le travail de la chorégraphe, d’écouter des entretiens, de replonger dans mes notes prises lors du stage avec les artistes du spectacle. Une débauche d’énergie pour me rassurer, peut-être ? Adopter l’attitude de la bonne élève n’y fait rien. Le remède n’opère pas. Je crois même que mon état émotionnel empire. La fièvre délirante me guetterait-elle ? Auto-médication contre-productive. Je suis vidée.
Tout est dans le titre. Serait-ce normal après un Prélude pour une purge ? Orgie et débauche sur scène m’ont épuisée. Je décide de cesser définitivement mes recherches infructueuses, stériles voire inhibantes et de ne faire confiance qu’à mon instinct primaire. Celui qui vous donne ou pas des fourmis dans les pieds, provoque des grincements de dents, hurlements de rire, soupirs d’ennui, des larmes, cris d’horreur ou de dégoût, jusqu’à donner la chair de poule.
Euréka ! Raisonnons un peu. Tout est dans le titre. Retour à la case départ. J’ai donc assisté durant 2h30 à Bacchantes - Prélude pour une purge de Marlène Monteiro Freitas dans le cadre d’un stage professionnel. Je sollicite souvent les stages proposés par le Manège, qui sont prétextes à de joyeuses, audacieuses et insolites rencontres artistiques. On sort du carcan du spectacle « bourgeois ». Je n’ai absolument pas choisi le spectacle mais parié sur le lieu. Ici l’accueil est chaleureux et les bâtiments sont beaux sans être ostentatoires. Je ne boude pas mon plaisir.
J’aime la rondeur du cirque en dur comme il en reste peu en France mais j’aime aussi la spacieuse salle en gradins d’en face, j’aime le hall d’entrée vaste et aérien, la verrière ou l’on trouve un « bar à manger » à prix raisonnable et pas du « gloubiboulga ». J’aime l’ambiance détendue qui se dégage du lieu. J’aime le personnel d’accueil. J’aime marcher sur les pavés de la cour d’entrée. J’aime l’authenticité du lieu. J’aime les propositions artistiques innovantes mais non « parisianistes ». - en province c’est une vilaine critique ! J’aime être là car je me sens à ma place et presque comme dans un second chez moi. Tout s’annonçait sous les meilleurs hospices.
Trois jours durant nous échangeons, pratiquons avec trois artistes qui participent au spectacle. Andreas Merck un danseur allemand flamboyant qui nous entraîne dans un délire chorégraphique. Cookie , un musicien avec lequel on teste des associations de rythmes et de mouvements délirants et Guillaume un trompettiste qui replace l’importance de l’instrument et du son sur scène et nous invite à jouer au détournement d’objets. Le tout entrecoupé par des interventions des CEMEA. Vive l’Éducation populaire ! Groupe sympathique, dynamique, amusant et amusé presque farceur, qui se prête aux jeux.
Le deuxième soir j’irai voir avec mes comparses ces trois folles journées Bacchantes - Prélude pour une purge. Je ne connais pas Marlène, je ne l’ai jamais rencontrée. Je ne sais absolument pas ce qu’elle a fait avant. Une seule information : elle est capverdienne et internationalement reconnue !
Durant la troisième journée, nous n’avons pas assez creusé la lecture du spectacle à mon goût. J’en suis sortie frustrée car j’ai la fâcheuse tendance de vouloir tout comprendre surtout quand je ne comprends rien. Je ne suis pas spécialiste de la danse mais pas non plus néophyte. Je ne suis jamais restée sans voix ni me suis sentie perdue devant un spectacle pluridisciplinaire. La danse a habituellement sur moi un effet « thérapeutique » apaisant car elle se passe de mots. Je me laisse conduire par les mouvements des autres même lorsqu’ils sont violents. C’est comme partir dans un lieu inconnu. Un voyage au cœur des corps.
Cette fois c’est le choc. La balade se transforme presque en cauchemar. Je me souviens avoir lu la terrible phrase dans la plaquette juste avant le spectacle « Attention chef d’œuvre ». Le genre de commentaire qui tétanise. Une fois sortie perplexe et étourdie de la représentation, je me sentirai obligée d’adhérer à ce geste artistique qui s’apparente pour moi à une performance échevelée et énigmatique dans un déferlement de fureur et de bruit.
À mon inhibition sensorielle s’ajoute le fait d’avoir côtoyé des artistes. Comment se positionner pour écrire sans une certaine bienveillance ? Eh bien il m’a fallu laisser du temps au temps. Voici l’évolution de l’état de la patiente-spectatrice, moi-même, une fois « purgée » par les Bacchantes. Et encore, ce n’était qu’un prélude !
Sortie du Manège dans un état post traumatique - rendue presque sourde tant le son était fort et parfois insupportable, le sujet était agité et manifestait des signes d’agacements assez vifs par des mouvements incontrôlables et saccadés de jambes. Sa vue se brouillait, éblouie par le jaune vif qui couvrait une partie de la scène et ses pupilles avaient du mal à soutenir le regard car le foisonnement d’images et de mouvements incessants avait épuisé sa concentration. Le sujet était pris de grands éclats de rire occasionnés par une fatigue puissante dans son véhicule sur le chemin du retour durant 25 kilomètres. Trajet qu’elle partageait heureusement avec un autre participant du stage. Sans sa présence aurait-elle achevé sa course dans le fossé ? Cet épuisement des sens s’explique sans doute par un très long spectacle qui s’est terminé par un lancinant Boléro de Ravel à rendre fou et une incompréhensible ovation. Enfin de légères nausées lui soulevaient l’estomac après avoir subi lune interminable vidéo d’un accouchement en direct qui arriva comme un cheveu sur la soupe gloubiboulguesque. Beurk ! Puis son état s’est peu à peu stabilisé et le sujet a retrouvé son sens commun.
Après quelques semaines salutaires pour débarrasser mon discours d’éléments toxiques, je peux vous dire que personne ne peut sortir indemne ou insensible de ce spectacle. Mettons de côté les références au textes d’Euripide qui ne sont qu’un prétexte littéraire pour décompenser sur scène. Le parti pris de Marlène Monteiro Freitas et de la folle équipe de Bacchantes - Prélude pour une purge, c’est de remplir le plateau jusqu’à l’indigestion. Et ça marche.
Voilà ce qui m’a causé tant de tracas. Tout est exacerbé, tout et tous se transforment. La machine ne s’arrête jamais. Le carnaval est de retour. Vibrations globales. Tremblement de terre. J’ai le tournis. Pas le temps de comprendre ce qui se passe sous mes yeux. Je refuse de me laisser emporter. Engoncée dans ma quête de tout comprendre. Sans doute l’émotion était-elle trop forte. Le spectacle me demandait trop de lâcher prise à cet instant « T ».
Peu importe le vrai récit, ce qui compte c’est l’émotion face au tragique. Nuance que le spectateur n’est pas toujours disposé à accepter. Les lutrins deviennent des machines à écrire, des accordéons, des fusils, des guitares et j’en passe. Les danseurs, comédiens, chanteurs n’arrêtent pas de gesticuler. C’est entre la pantomine, le travestissement, le cour de zumba niveau 12, l’improvisation, la chorale en plein délire. Le maître de cérémonie ou chef d’orchestre change sans cesse de poste et endosse plusieurs rôles jusqu’à incarner Tirésias avec deux cotons sur les yeux. À ce moment je me suis dit qu’il avait de la chance de ne plus rien voir... Si seulement je pouvais me boucher les oreilles en plus ! Mon voisin de droite a des protections auditives ! J’ai mis beaucoup de temps à l’accepter.
Le spectateur n’a pas le temps de se mettre dans l’ambiance, le spectacle a commencé quand il s’installe. De joyeux trublions s’agitent sur scène. Si la déferlante de mimiques, grimaces, cris, transe, m’a amusée et transportée durant la première partie elle m’a complètement rebutée avec cette vidéo qui représente l’accouchement d’une japonaise. Cette femme met au monde un enfant sur une bâche en plastique en le laissant brailler devant son petit frère pendant que quelqu’un tient un micro à ses côtés. Dada au pays des horreurs !
Là je détourne les yeux. Je n’en peux plus. Je ne comprends rien. Mes voisins non plus car nos regards se croisent furtivement en signe de connivence. Quelques spectateurs sortent, excédés ? D’autres semble hypnotisés. Posture de bienséance ou vraie fascination ? Je m’interroge encore. Doit-on attendre l’arrivée du placenta en guise de trou champenois dans le « gloubiboulga » de Casimir ? - léger sorbet imbibé de marc de champagne qu’on servait dans les repas de fêtes au milieu du repas - on nous l’épargne ! Je desserre les dents. Je respire. Je repense à L’Origine du monde de Courbet dont la vue aurait suffi à me calmer.
Mais comme « Bien souvent femme varie , bien fol qui s’y fie » j’ai depuis fortement nuancé mon opinion. Incroyable mais vrai. Je repense avec gourmandise à ce spectacle inénarrable. J’aurais envie de prendre la main qui m’a été tendue par les artistes lorsqu’ils sont passés au milieu de nous pour nous embarquer dans leur ronde. Je suis restée au bord de scène. Je n’ai pas savouré les grains de folie furieuse. Le gloubiboulgas était plus raffiné que prévu et n’a pas pétillé en bouche.
Je suis admirative de la performance des artistes, pleine de tics mais pas de tocs. Chaque minute prétexte à une nouvelle trouvaille. Et comment ne pas rire encore aux éclats en pensant à ces fesses à plumes dotées de paroles qui ouvrent le bal ou à ces têtes couronnés de bonnets de bains dorés qui ressemblent à des chrysalides ? La musique trotte encore dans ma tête. Un petit air de Satie, un autre de rock dont la référence m’échappe, des percussions, une rumba, et le célèbre Boléro. Loin de Béjart, Ravel doit se retourner dans sa tombe.
Un regret. Oui, j’aurais aimé rencontré Marlene Monteiro Freitas. La voir. La toucher. Etre sûre que c’est un être humain. Qu’elle m’explique comment elle travaille. Comment ses créations provocatrices sont perçues dans les différents pays où la troupe sévit. Quand j’entends sa voix à la radio je me demande comment on peut être aussi fou sur scène. Sa frêle silhouette et sa douce voix contrastent tant avec l’exubérance du personnage. J’aimerais dire à tous les programmateurs ou rédacteurs de plaquettes d’éliminer à tout jamais cette mention « Attention chef d’œuvre ». N’est-ce pas au spectateur d’en juger ? C’est une formule toute faite, du prêt-à-penser. Une sentence prétentieuse qui ne veut rien dire.
Voilà, j’ai compris que je n’avais rien à vraiment comprendre. Juste besoin de retrouver mon âme d’enfant qui accepte de se laisser emporter par ses sens. Je le vois bien avec une de mes filles dotée de cette capacité à être dans l’instant, à croire parfois tout ce qu’elle voit. Comme je l’envie. Mon allusion à Casimir n’est pas fortuite. J’ai perdu ma fraîcheur. Prise de conscience. Il est urgent que je me décoince et que je me réenchante. Je deviens aigrie ou trop cérébrale ? Je vais me ressaisir. Je vais revisionner Casimir avec ma cadette.
Finissons-en et mettons un peu d’ordre dans mon gloubiboulga émotionnel. Si je retourne au dictionnaire telle une bon élève – je ne peux pas m’en empêcher - je trouve un éclairage édifiant. Définition de « prélude » au sens figuré : ce qui annonce, précède quelque chose. Au sens propre ; pièce instrumentale ou orchestrale de forme libre qui peut servir d’introduction. Purger au sens propre : Débarrasser un corps, une substance d’éléments nuisibles qui l’altèrent. Au sens figuré : Débarrasser l’âme de ce qui la souille, l’esprit de ce qui l’encombre. Tout était donc bien choisi. Potion spectaculaire puissante dont on ne peut sortir indifférent. Recette secrète, brevet impossible à plagier.
Ultime recommandation avant d’accéder à un spectacle de la fascinante capverdienne : à ne pas mettre entre tous les mains. Spectateurs hermétiques ou novices sans lecture des effets indésirables ou préparation s’abstenir, pour ne pas être rebuté à jamais par l’appel de la danse contemporaine ou de certains spectacles ahurissants. Ultime précaution, les bouchons d’oreilles !
Bacchantes - Prélude pour une purge - Marlène Monteiro Freitas - Reims. Le Manège. Scène Nationale.
Prochaines dates ;
Toulouse Théâtre de la Cité : 27,28, 29 mars 2019.
Comédie de Caen : 2 et 3 avril 2019.
Niort Le Moulin du Roc : 12 avril 2019.
Lausanne Théâtre Vidy Lausanne : 9, 10, 11 mai 2019.
Autres dates en 2020 non mentionnés mais assurés par la troupe.
http://ici-ccn.com/artistes/marlene-monteiro-freitas-biographie
https://www.youtube.com/watch?v=-W3bc78l4oU