Ananda, je l’ai rencontrée la première fois il y a cinq ans à Cilaos, dans les hauts de la Réunion. Musicienne, chanteuse et passeuse de culture, elle était venue pour partager avec nous les chansons d’Alain Péters, son père, grand poète et mélodiste réunionnais qui a influencé toute une génération actuelle de musiciens de l’île de La Réunion. Sa démarche intimement liée à ce patrimoine m’avait beaucoup touché.
• « Quand nous avons fait connaissance, tu m’as expliqué que tu n’avais pu connaître ton père qu’à travers l’enregistrement de ses chansons... »
• « Quand je suis arrivée à la chorale du cirque de Cilaos, comme je ne suis pas prof de chant, ce que je pouvais faire c’était de faire découvrir les chansons de mon papa, en tout les cas les partager. Je ne l’ai pas beaucoup côtoyé, j’étais en métropole et lui à la Réunion. Quand je revenais, et il buvait beaucoup les rencontres étaient limitées, j’étais plus avec sa famille qu’avec lui. J’ai eu la sensation de passer à côté de mon papa, et j’ai eu la sensation de passer à côté d’un grand monsieur. J’ai souffert de cette transmission qui n’a pas eu lieu, ça m’a manqué. On s’en rend compte, parce que, quand on n’a pas quelque chose, ça ne nous manque pas forcément. Mais de voir, de retour à la Réunion, tous ces gens qui connaissaient Alain, qui le vénéraient presque, c’était frustrant. Alors, reprendre ses morceaux, les partager avec d’autres – après j’ai fait de nombreuses chorales d’enfants avec les morceaux d’Alain -, était une manière de me réapproprier " mon héritage ". »
• « Et l’héritage réunionnais ? »
• « La région l’a classé « héritage réunionnais », ça fait rire... C’était une bonne manière de me réconcilier avec tout ça, et de continuer mon chemin. »
• « Peux-tu me dire ce qu’en tant que musicien il a inventé ? »
• « Il était imprégné de beaucoup d’éléments culturels et il en a fait quelque chose qui n’appartient qu’à lui. Quand on entend ne serait-ce que la couleur musicale ou la manière de le faire, ça ne correspond pas à quelque chose qu’on peut entendre ailleurs, ni même à la Réunion. C’était un excellent musicien et toute son expérience de joueur de séga dans les bals, en passant par la phase rock, psychédélique, des choses plus expérimentales, l’apport Maloya, il s’est imprégné des Services, des Kabars, même s’il n’était pas un musicien Maloya, il a fait son cheminement là-dedans pour restituer quelque chose qui n’appartient qu’à lui. »
• « Il a évité la tendance du milieu musical à cloisonner les genres ? »
• « Qui est pire aujourd’hui qu’hier. Alain n’était vraiment pas là-dedans. C’est compliqué d’être artiste : soit on fait son cheminement, et on laisse les choses se faire ou pas, soit on en fait un métier et on doit faire des compromis, on ne sait pas bien avec quoi, mais on ne fait pas toujours ce qui nous parle le plus. »
• « Qu’est-ce qui a manqué de vital à Alain ? »
•« Il a été soutenu par tous parce que tous reconnaissaient son talent, mais financièrement il ne s’y est jamais retrouvé. Il gagnait très peu avec ce qu’il a fait, il n’avait pas de quoi vivre décemment, et je pense qu’à un moment ça lui a manqué. Sans doute aurait-il aimé que sa musique soit davantage reconnue... l’époque ou Manger pour le cœur sort, il y a très peu de gens qui ont l’écoute et l’adhésion. Sa proposition n’était pas reconnue comme réunionnaise... Mais en se qui concerne son cheminement personnel, il a eu du soutien, des amis, de la famille. La reconnaissance est arrivée une fois qu’il était mort. Ce n’est pas le premier, et ce ne sera sans doute pas le dernier. On a tendance, nous, êtres humains, à aimer ce qu’on connaît... »
• « C’était hier, les choses n’ont-elles pas changé ? »
• « On est aujourd’hui dans une époque qui laisse, à la différence de la sienne, plein de possibilités individuelles, si on a envie, si on s’en donne les moyens. Par exemple, j’ai encore quelques textes d’Alain, des inédits. Il a écrit au bord de la feuille quelques repères de musique indéchiffrables, et à la fin du texte : « parole et musique Alain Péters ». La musique est restée dans sa tête. Aujourd’hui il aurait eu les moyens techniques d’enregistrer et de transmettre avec plus de facilité sa musique ! Mais peut-être se serait-elle perdue dans la multitude des propositions... »
• « Alain Péters a fait aussi un travail sur la langue, pour faire du créole réunionnais une langue de poésie... »
• « Il a côtoyé le grand musicien Albani, c’est vraiment une rencontre qui a compté. »
• « Tu écris aujourd’hui en créole réunionnais ? »
• « Ma mère est créole, moi-même je suis née ici, mais elle s’est retrouvée à vivre sur Marseille très jeune, elle avait 7 ans, moi j’y suis retourné avec elle vers mes 2,3 ans. J’ai plus tendance à parler français que créole, mais c’est important pour moi de chanter en créole, je ne pense pas que je franchirai le pas un jour de chanter en français. Parfois je commence à écrire en français, mais de là à le chanter.. Ah non ça marche pas. C’est le chant, qui plus encore que le parlé, a trait à quelque chose d’émotionnel et d’intime. »
• « C’est cette sincérité-là que tu cherches ? »
• « Je ne fais pas de la musique pour danser, même si je suis contente si des gens dansent, mais je crois que j’écris de la musique pour ouvrir des portes. Ce qui m’a motivée au début, sans vouloir être prétentieuse, c’était de chercher à toucher ce qui reste ouvert chez les autres, mettre le doigt dessus. On communique à pleins de niveaux et le chant comme la musique donne accès à cela. »
• « Qu’est-ce qu’être Réunionnais ? »
• « Être Réunionnais c’est être un être humain, les histoires de la Réunion, sont les histoires du monde, même si en Europe c’est un passé un peu plu[...]
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