La culture en ère d’abondance

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La culture en ère d’abondance

Qui refuse l’abondance, refuse le vivre ensemble...
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par Nicolas Romeas
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Une centrale atomique pour chaque million d’individus. Des autoroutes et des moyens de transport pour chaque centaines de milliers. Des centrales d’achat pour dix mille consommateurs à chaque point de la France. L’eau et la santé partout, les moyens de communication, internet et la télévision numérique aussi. Les stades pour les milliers d’affamés de divertissements collectifs. Et des théâtres pour chaque centaine. Nous sommes en terre d’abondance, tout est disponible, tout est à portée de main. Et de plus en toute liberté.

La culture n’échappe pas à l’offre, elle est offerte comme on offre les légumes du monde entier sous sachets plastiques, il n’y a qu’à tendre la main et nous avons Amarcod en dvd.

Il ne faut pas se cacher, la création participe à la sensation d’abondance. Même la petite pièce contemporaine, sobre et élitiste, est une orgie d’abondance : abondance des talents, abondance des moyens, spots électrique, flyers, affiches, toilettes et eau gratuite au lavabo commun. Nous n’échappons pas à l’abondance, et quand on y échappe, on risque l’exclusion, les coups de matraques, les dénonciations, l’enfermement, la folie. Car l’abondance n’est pas un droit, c’est un principe, qui refuse l’abondance, refuse le vivre ensemble, qui seulement voit l’abondance est à moitié fou, et donc depuis peu de temps, à soigner, s’il n’est pas à enfermer sous mandat préfectoral, d’office.

Il y a bien sur la culture des petits moyens, celle qui se prive, celle qui se coupe. On peut, on a le droit de jouer de la flute sur une pente en Isère. Aucun corps de CRS ne dévalera la pente à notre recherche, mais alors on joue pour nous, où pour nos copains, c’est toléré, c’est bien. Mais la culture en ère d’abondance est tout ce qui est offert… en abondance. Le reste n’existe pas. Je ne parle pas de gratuité, l’écoute de la flute est gratuite, mais elle n’est pas offerte en abondance. Si on enregistre la flute, si un ingénieur du son de talent la travaille, corrige ses imperfections, la rend riche à l’écoute, si toute une équipe passionnée s’investit pour lui donner une image, un goût, pour rendre cet air de flute fédérateur, complet et juste. Si l’industrie s’en empare, calcule au mieux les couts, définit le projet, le transforme en un produit finit, tout cela sous un joli sachet plastique avec l’autocollant bio équitable vert et ocre. Si les médias s’emballent, si les gens ont compris, si le peuple devient bon, le morceau de flute joué librement sur les pentes de l’Isère sera le tube de l’été et tous se l’arracheront. C’est ça la société d’abondance, ce n’est pas une mauvaise société, c’est même une société qui peut être agréable, tolérante et généreuse. Mais c’est une société qui ne tiendra pas.

Vous allez me dire : mais qui me l’a dit ? C’est un cheval et un enfant. Un cheval qui n’avait que son cou, son regard, son insistance que je ne peux traduire en mot, mais qui me l’a dit de façon très explicite, je ne pouvais pas ne pas comprendre. Et l’enfant me l’a dit avec ses mots, quand je lui ai demandé ce qu’il voulait raconter, car il voulait faire du théâtre, il m’a parlé de l’herbe, l’herbe de la pente du joueur de flute, et qu’il faut protéger cette herbe, elle souffre elle va mourir... Il y aura de la culture dans une terre qui ne sera plus d’abondance, mais avant cela combien de choses aurons nous pu détruire ?

Je n’aime pas les catastrophes, je ne souhaite rien de mauvais aux gens, ni à moi-même, je ne souhaite pas même que chacun ouvre les yeux et s’affole. Je n’en veux à personne de savoir profiter de l’abondance, même s’il se détruit ainsi, il aura pris du plaisir, c’est déjà ça. Mais si la culture est entièrement liée à l’abondance, si elle est la sensation même de cette abondance, son mirage, sa forme la plus humaine et la plus convaincante, comment nous en sortirons nous quand tout sera renversé et mort ? Quand le mirage de nos succès sera évanoui, quand nous rejetterons le sachet en plastique avec rage, car il a asphyxié nos enfants, il nous a rendu infertile et qu’il symbolise notre aveuglement et la duperie passé ? Car passé l’abondance, tout ce qui s’en rapproche devient morbide et intraduisible. Un compact disque est beau quand on a l’instrument pour le lire, sans le décodeur, c’est un objet inutile, impossible même à relire et seule la pochette peut nous informer de ses mystères. Or les décodeurs de notre art récent ne sont plus nous-mêmes, mais les intermédiaires technologiques de telle ou telle marque. Notre abondance ne tient parfois plus que sur une certaine forme de batterie que l’on ne trouve que pendant quelques mois dans tel magasin spécialisé. Car l’abondance c’est l’absence de contrôle humain. L’abondance est une absolue dépendance.

Notre mémoire même tient sur des cartes, des cartes en abondance, des cartes pratiques et molles, mais qui ne sont que des cartes si on ne peut plus les lire. Et notre culture, si riche, si créative, n’a souvent pour seule trace que l’image laissée sur tel serveur quelque part en Amérique. Car notre société d’abondance est surtout une culture du déchet. Tout est déchet, car le déchet est tout. Le déchet est énergie, est route, est construction. Notre culture est une immense montagne de déchet, mais on ne la voit pas, tout a été recyclé, transformé, refait pour refaire encore. J’ai voulu dernièrement retourner dans une décharge publique où j’allais glaner enfant. C’est aujourd’hui une déchèterie, elle est gardée et on n’y entre pas.

La culture en société d’abondance, dans le fond ce ne sera rien, un moment d’oubli et de gâchis, d’objet illisibles et intraduisibles, ou strictement sans intérêt. Car passé le besoin d’abondance, chaque chose devient ce qu’elle est : l’air de flute, un air de flute dénaturé, bizarre, sans contexte et tout ce qui l’accompagne est incongru. Et même si nous avons fait des chefs d’œuvre, car nous en avons fait, et même en abondance, ces chefs d’œuvre seront noyés littéralement par l’incroyable quantité des produits qui n’en sont pas mais qui sont multipliés à l’infini, sans raison, sinon une certaine loi du marché. Car notre choix collectif, curieusement, se porte toujours sur la culture du moins important, sur un emballement, comment plus tard pourrons nous démêler tout cela ? Nos enfants diront : ceux là ils n’ont pas su choisir, et ils rejetteront le tout, à moins de passer des milliers d’années à démêler nos mauvais choix. La bibliothèque de France qui gardait un à un tous les livres publiés, avec soin, ne les garde plus – car il n’y a aucun choix, tout semble être créé pour disparaitre. Il restera certainement Thriller, la danse des zombies. Qui la comprendra demain ? On se dira, ils n’étaient pas très sérieux ou bien leur humour était morbide… il y aura peut être un vieux lettré qui leur dira : mais non, il n’y avait pas que ça ! Qui l’écoutera ?....

Olivier Schneider



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