Ainsi donc, il n’aura pas fallu attendre 24 heures pour qu’un artiste en vue s’exprime sur le résultat des élections municipales. Olivier Py (1), nouveau directeur du festival d’Avignon, l’a proclamé : il est prêt à déménager le festival si d’aventure le Front National était élu dans la cité des Papes. Et une grande partie de la profession d’applaudir. La morale est sauve : les vilains ne passeront pas ; ou s’ils passent, ça ne (se) passera pas comme ça. Je ne souhaite évidemment pas la victoire du FN, ni à Avignon ni ailleurs (ah, on me dit dans l’oreillette que malgré mes désirs, c’est très mal parti) ; je ne discute pas non plus la critique du Front National par Olivier Py. Et pourtant, il y a beaucoup de choses à dire, à redire, qui concernent non seulement le champ artistique, mais également la société tout entière, puisque plus sûrement encore que le festival et la ville d’Avignon, création artistique et réflexion politique sont « consubstantiels » (pour reprendre le terme d’Olivier Py). Ou devraient l’être.
Faire front
Il a déjà été dit maintes fois (Jean-Luc Mélenchon a tellement répété l’argument qu’on a fini par croire qu’il était de lui) que la position à adopter face au Front National se doit d’être claire : soit ce parti est illégal et alors il faut l’interdire, soit il est légal et nous devons dans ce cas, fût-ce la mort dans l’âme, utiliser pour le combattre les armes de la démocratie. Je souscris pleinement à cela. Se contenter d’appeler, comme c’est le cas depuis trop longtemps, à « faire barrage » au Front National au moyen du soi-disant « front républicain », c’est témoigner d’une bien faible confiance en la force de nos institutions et de ce qui est censé constituer notre démocratie (2). Mais surtout, traiter par le mépris l’électorat du Front National, c’est décréter que ces gens sont « bêtes », juste bêtes. Et le front républicain, en tant que cordon sanitaire, induit que cette bêtise ne peut être « soignée » et doit donc être isolée. Or, comme le relève Bernard Stiegler, « ce qu’il y a de plus bête, ce qui est même la bêtise même, la bêtise par excellence, c’est de croire et de faire croire qu’il est impossible de combattre la bêtise, et que l’on ne peut rien faire pour combattre la bêtise » (3). Il est nécessaire de croire que la bêtise peut être combattue, et j’ai la faiblesse de penser que les artistes peuvent et doivent y contribuer. Mais, toujours selon Stiegler, « pour lutter contre la bêtise, il faut du courage » (4). La position d’Olivier Py a toute l’apparence du courage (« nous refuserons »). Mais essayons d’analyser plus avant.
Le rôle de l’artiste
Alors donc partir, déplacer le festival, serait un acte authentique de résistance. Bien sûr, on voit immédiatement ce que le refus de travailler avec une mairie d’extrême-droite a de radical en apparence. Pourtant, quelque chose cloche dans ce projet, qui pourrait être comparé, certes de façon un peu hardie,à un exil à Londres. Outre le fait que cet exil semble prématuré (5), ce que le Général de Py a omis, c’est que si l’État-Major peut éventuellement s’exiler pour sa sécurité (6), la résistance ne peut se faire efficacement que sur le terrain, je veux donc dire sur le territoire à (re)conquérir. Et c’est, selon moi, le rôle de l’artiste : s’engager là où ça souffre. Et être prêt, le cas échéant, à souffrir également. Qu’est-ce qui fait souffrir un artiste, finalement ? En dehors de la privation de ses moyens d’existence (j’en reparle plus loin), il n’y a rien de pire pour un artiste que d’être privé des moyens de représenter sa création. Et bien j’affirme que c’est à cet endroit que l’artiste montre sa capacité de résistance : quand il est capable d’envisager sa création à l’endroit même où ses ennemis lui promettent le chaos. C’est peut-être aller fort en lyrisme, mais c’est une notion dont Olivier Py se revendique volontiers. De toutes les manières, on sait très bien que les artistes ne paient pas de leur vie, sous nos latitudes, leur éventuel engagement, alors pourquoi hésiter ? Thierry Decocq, artiste de rue (7), ne dit pas autre chose : « la Culture est aussi une arme, nous répétons à l’envi l’importance que nous avons dans la société. Est-ce pour se retirer dès la première adversité ? ».
Mon or c’est mon argent
En parlant de territoire, Olivier Py souligne très justement que « c’est toute la ville qui devient le Festival », ce qui devrait en toute logique plaider pour la difficulté d’envisager un déménagement. Erreur : le raisonnement est de dire qu’en raison de cette imbrication étroite, le festival ne pourrait vivre « indépendamment de la ville ». L’idée est, j’imagine, de noter que tout deviendrait plus compliqué en terme d’autorisations demandées à la ville pour obtenir tel ou tel lieu. Admettons que l’argument se défende : cela prouve simplement que personne ne semble prêt dans la direction du festival à se livrer à des occupations sauvages (j’y reviens plus loin).
J’ai lu également ça et là de la part d’artistes et de spectateurs qu’il serait impensable de donner un centime à des commerçants d’une ville dirigée par le FN. Assécher les ressources de la ville, ça s’appelle un embargo. Or, on sait très bien que ce genre de procédure affame également ceux qui, sur le terrain, seraient en mesure de résister. Même si l’échelle n’est pas la même, on pourrait faire l’analogie avec l’expérience cuisante de la France vis-à-vis de l’Autriche en 2000 : Catherine Trautmann, Ministre de la Culture à l’époque (8), avait décrété que tout projet aidé par l’Autriche, dirigée alors par la coalition ÖVP (droite) / VPÖ (extrême-droite) (9) ne serait pas soutenu par le Ministère de la Culture français. Cela a conduit à l’annulation de représentations en France de projets artistiques autrichiens sur la seule base de l’origine nationale (on n’ose dire la « préférence »). Voilà un exemple de bêtise systémique conduisant la partie « résistante » à employer les critères de « l’ennemi » sans, il est important de le noter, le moindre impact positif. Passons sur le fait que le ridicule atteignit son point d’acmé moins de deux ans plus tard, le 21 avril 2002.
Revenons à Avignon : et si, au contraire, on retournait l’argument, en mettant la mairie FN putative face à ses responsabilités, en lui faisant porter publiquement, devant le fait accompli, le risque d’une annulation si les exigences du festival ne sont pas satisfaites ? On retournerait ainsi contre la municipalité la nervosité prévisible des commerçants de la ville, y compris ceux qui, parmi cette honorable corporation, aurait voté pour eux : le précédent de 2003 montre que c’est possible, Marie-Josée Roig (10) ayant à l’époque senti passer le vent du boulet. Mais c’étaient à l’époque la base, c’est-à-dire les intermittents, qui avaient eu ce courage, contre la direction de l’époque. J’ai déjà croisé, il y a fort longtemps, Olivier Py dans des manifestations d’intermittents, et lui en fait crédit. Arrivé aujourd’hui au faîte de sa gloire au poste de Directeur, qu’en pense-t-il ?
Et puisque l’on parle de la base, appelons ça « les gueux », je ne peux m’empêcher de penser que, quand Olivier Py parle du déménagement du festival, il ne parle probablement que du In, à moins qu’il n’ait un plan d’attaque pour proposer un plan de relogement aux 1 000 compagnies du Off dans son futur exil ? A défaut, l’acte de résistance consistant à partir prend un tout autre sens, beaucoup plus « oligarchique » et « France d’en haut ». Et serait dramatiquement raccord avec la séquence d’évacuation violente ordonnée par la gauche parisienne à l’égard des intermittents et précaires occupant le carreau du Temple le soir même du premier tour. Gênante synchronicité. Quel rapport entre le carreau du Temple et Avignon, me direz-vous ? Ca a tout à voir hélas, puisque les compagnies qui se saignent pour arriver à se produire dans le Off sont souvent les plus fragiles, et emploient souvent également, c’est logique, les intermittents les plus fragiles : le déménagement du In abandonnant le Off relèverait de la même lâcheté politique que la capitulation des syndicats dans la négociation Unedic.
Et donc ?
Pourquoi cette charge face à ce qui semblait être une intention noble (et l’était peut-être dans l’esprit d’Olivier Py, ne faisons pas de procès d’intention) ? Parce qu’il me semble totalement biaisé, que ce soit pour la création artistique ou pour la société tout entière, de faire du Front National la cause de ce que Bernard Stiegler nomme les processus de désindividuation (11) et de prolétarisation (12), alors que le parti de Marine Le Pen n’en est qu’une conséquence, un avatar (13).
Ce serait se dédouaner à bon compte de la façon dont, bien au-delà des limites du Vaucluse, et bien au-delà des frontières de la droite, toute les structures productrices de sens (éducation, art…) ont vu céder peu à peu les digues les préservant des mécanismes consuméristes conduisant à la destruction du désir et de l’attention (14). Prendre la mesure de la responsabilité collective, reposer la question de la trans-formation de la société en des termes plus sérieux que « la lutte contre le mal » : une réelle trans-formation prend nécessairement en compte la société tout entière sans exclusive (« idiots » compris), et nécessite en même temps de la radicalité. C’est normalement ce qu’on attend des artistes et des intellectuels. Il est plus que temps sur ce point de joindre les actes aux paroles, et sortir des mécanismes normatifs auquel l’art n’échappe pas, loin s’en faut, et qui, comme le dit Roland Gori, nous incitent à produire et valoriser l’imposture. C’est maintenant une question de survie.
Et si vraiment le projet de quitter la Cité des Papes prenait corps, alors soyons conséquent, et suivons le conseil de Claude Régy (15), en posant le seul acte qui rendrait vraiment justice à la radicalité de ce Jean Vilar dont Olivier Py se réclame tant : Supprimons purement et simplement le Festival d’Avignon.
Pierre-Jérôme Adjedj
[1]
[1] 1 Il ne le sera probablement pas, mais c’est une autre question.
2 On a peut-être raison d’ailleurs, mais je reporte à plus tard un éventuel débat de droit constitutionnel.
3 in Pharmacologie du Front National de Bernard Stiegler, Flammarion 2013
4 ibid.
5 Ici, Olivier Py a l’air de nous dire : « je pars m’installer à Londres, bien au chaud. Bon courage et rappelez-moi quand ça ira mieux ».
6 c’est au fond ce qui a très largement cours dans les milieux culturels, où on dirige volontiers une structure nationale en région tout en restant domicilié à Paris. Mais c’est dans ce cas pour des raisons de confort.
7 Sans faire de généralités, depuis toutes ces années je suis bien obligé de constater, en toute humilité, à quel point l’appétence des artistes de rue à l’engagement concret est forte, comparé à nous autres, « artistes d’intérieur ».
8 qui n’était par ailleurs vraiment pas, quoi qu’on en pense, la plus mauvaise ministre qu’on ait eue.
9 parti dirigé par Jorg Haider
10 Maire d’avignon de 1995 à 2014. On notera, un peu perfidement peut-être, qu’Olivier Py, qui l’associa il y a quelques jours à sa conférence de presse, ne s’interroge pas une seule seconde sur le rôle de la maire sortante dans le résultat des présentes élections.
11 cf. « individuation » http://arsindustrialis.org/glossary/term/109
12 http://arsindustrialis.org/glossary/term/129
13 Dire cela ne préjuge pas de l’importance du phénomène, mais de sa place dans l’agencement général.
14 Pour comprendre le lien entre consommation et destruction du désir et de l’attention, on pourra se référer notamment à « Ré-enchanter le monde, la valeur esprit contre le populisme industriel » de Bernard Stiegler, Flammarion 2006.
15 http://www.liberation.fr/culture/2001/07/05/il-faudrait-supprimer-avignon_370512